L’Actualité elles sont de plus en plus attirées par la harga

Ces femmes qui bravent la mer

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Nissa HAMMADI Publié 24 Janvier 2021 à 23:46

© D. R.
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“Au bout de huit heures d’épouvante, on est arrivés à Almeria Saint-José. Une fois le pied sur le sol, on était soulagés de ne trouver aucune surveillance  au niveau de la plage. De là, on a pris le bus jusqu’à la ville, puis à Alicante où on a été hébergés pendant deux jours par un contact. Une fois à Barcelone, Amina a été récupérée par sa mère pour rejoindre le Portugal.”

“Il n’y a rien ici, c’est le néant.” C’est ainsi qu’Imane, 24 ans, de la wilaya de Relizane, commence, d’une voix à peine audible, son récit. Elle a tenté à deux reprises l’émigration clandestine par voie maritime, sans parvenir à atteindre la rive espagnole.

La première fois en 2018, lorsqu’un groupe de son quartier a pris attache avec un réseau de passeurs. “Nous sommes arrivés à Oran avec, dans la proche de chacun d’entre nous, 20 000 DA et  50 €. Le type a essayé de nous arnaquer. S’ensuit une grande bagarre. J’ai fui de peur de me faire arrêter”, raconte-t-elle.

Le 1er septembre 2019, un nouveau départ est organisé à partir d’une plage d’Aïn El-Turck, à Oran. Imane se désiste à la dernière minute. “J’étais partagée. Tout était mêlé dans ma tête. J’avais un mauvais pressentiment”, confie-t-elle. Mais ce soir-là, seize jeunes de moins de 30 ans, dont certains étaient scolarisés dans le même lycée qu’Imane, sont bien montés à bord d’un “boti” (petit bateau de pêche mesurant de 4 à 6 m) qui les attendait dans la région d’Oran. Ils n’arriveront jamais à destination. Le bilan est tragique : deux rescapés, le reste est porté disparu.

Parmi eux, Maher, 26 ans, qui avait déjà pris le large une année plus tôt avec son frère Riad, et Halima, une parente. Halima, 27 ans, ne s’entendait pas avec sa belle-mère. Elle était obsédée par l’idée de quitter “l’enfer familial”. Les trois harraga seront arrêtés par la police espagnole à Cartagena et placés dans un refuge social. “Ils ont pu, après un séjour là-bas, rejoindre l’Allemagne, mais Maher n’a pas supporté le froid et l’éloignement et a regagné le pays en février 2019.

Le décès de sa mère en juin et des déboires judiciaires le pousseront à renouveler l’expérience six mois plus tard”, confie son père. Sans nouvelles de lui depuis septembre 2019, sa famille n’aura pas l’occasion de lui annoncer le jugement prononcé en sa faveur quelques semaines après sa seconde tentative de harga. Traumatisée par la perte des membres du groupe avec lesquels elle devait s’embarquer pour l’Espagne, Imane décide de ne plus céder à l’appel de la mer. 

La jeune fille a suivi son cursus scolaire jusqu’en terminale, mais n’a pas pu passer son baccalauréat pour des raisons familiales, se contente-t-elle de dire. Elle vit avec sa mère adoptive âgée de 71 ans : “Parfois, je me dis que je n’ai pas le droit de la laisser seule et parfois, je panique à l’idée de me retrouver seule, sans famille, si elle décède.

Dans tous les cas, je ne tenterai plus la harga. Une fois les frontières rouvertes, je demanderai un visa pour la Turquie, et de là, je rejoindrai l’Allemagne où vit déjà un voisin harrag. Il m’a promis de me prendre en charge les premiers temps et puis de m’aider à trouver un boulot.” En attendant de concrétiser ce projet, Imane peine à trouver sa voie. Elle a passé un stage d’agent civil de péage, et puis de coiffure, sans trouver de travail.

Chemssou, installé en Allemagne depuis deux ans, raconte sa traversée avec, dans le groupe, une jeune femme de 27 ans qui devait rejoindre sa mère installée au Portugal, après son divorce. Amina a tenté à plusieurs reprises de se faire délivrer un visa. Dépitée par les multiples refus, elle franchit le pas de l’émigration irrégulière. Prix de la traversée : 45 millions de centimes. 
Au mois de janvier 2018, l’embarcation de fortune engage le départ à partir d’Oran. Vite repéré par les gardes-côtes, le groupe fait demi-tour, se débarrasse de l’essence et un complice l’aide à dissimuler le “boti”. 

Le 7 janvier, le petit bateau de pêche reprend la mer à 22h avec à son bord sept harraga pourvus seulement de quelques euros, d’eau, de dattes et de gâteaux secs. “Amina, installée à l’autre bout, n’a pas dit un mot, même quand le bateau était submergé par l’eau d’une mer extrêmement agitée ce jour-là. On a commencé à prier.Il n’y avait que Dieu qui pouvait nous sauver.

Au bout de huit heures d’épouvante, on est arrivés à Almeria Saint-José. Une fois le pied sur le sol, on était soulagés de ne trouver aucune surveillance au niveau de la plage. De là, on a pris le bus jusqu’à la ville, puis à Alicante où on a été hébergés pendant deux jours par un contact. Une fois à Barcelone, Amina a été récupérée par sa mère pour rejoindre le Portugal”, relate Chemssou.

Ce qu’on ressent une fois dans la barque ?
“Le soulagement, réplique Maïssa, 19 ans. La peur survient lorsqu’on ne voit plus la terre et qu’on n’entend que le bruit du moteur. À un moment, je voulais revenir serrer dans mes bras un instant de plus ma mère. Je ressentais beaucoup de remords d’avoir embarqué en la laissant derrière moi.”  Maïssa est fille unique, au chômage depuis l’obtention de son diplôme de cuisine en 2012.

Elle rêvait d’ouvrir un commerce de gâteaux traditionnels et, plus tard, une école de formation. Mais la jeune fille ne disposait pas de ressources nécessaires pour réaliser ce projet. Installée depuis trois ans en France, après un court séjour en Espagne où elle a été hébergée par une tante, Maïssa survit grâce à des remplacements dans des fast-foods. “Ce n’est pas la situation que j’espérais, mais ici, on bénéficie de l’aide sociale et la vie est plus agréable”, dit-elle.

Kenzi, 3 ans, n’a pas eu cette chance. Son corps a été retrouvé flottant au niveau de la côte d’Annaba en août 2020. Ils étaient 38 clandestins dans deux embarcations pris dans la houle avant d’atteindre les côtes italiennes.
Parmi les passagers se trouvaient quatre femmes. L’une d’elles s’apprêtait à rejoindre son mari à Marseille, parti dans les mêmes conditions. Quand la barque chavire, la mère perd l’équilibre et l’enfant tombe dans l’eau avant qu’un bateau battant pavillon algérien ne leur porte secours, raconte un membre de la famille.

Quitter le pays est la seule solution pour beaucoup de femmes et familles qui ne croient plus en la possibilité d’une vie décente dans le pays. “Les femmes qui prennent le large ne sont pas suicidaires. Elles prennent une décision très difficile et évaluent les risques. Les passeurs nous ont expliqué qu’avec les frontières fermées durant la pandémie de Covid-19, la marge de rapatriement est réduite. Leur plan consistait à organiser des départs nombreux et simultanés pour que la marine nationale soit débordée et, plus tard, les forces de sécurité espagnoles”, confie Yamina de Boumerdès, qui devait tenter l’aventure au mois d’août dernier, mais dissuadée par sa sœur aînée. 

Les réseaux sociaux contribuent énormément à vendre le rêve. Une fois en Europe, certains harraga surjouent leur success-story à travers la publication de photos de leur quotidien. Ces mises en scène permettent de ne pas perdre la face vis-à-vis de la famille restée au pays. Et parfois visent à ne pas l’alarmer. Au-delà de faire miroiter une version fantasmée du Vieux Continent, les réseaux sociaux permettent aux candidats à l’émigration clandestine d’échanger des tuyaux pour déjouer la vigilance des gardes-côtes et trouver des passeurs.

D’autres recourent à une personne expérimentée qui se dit apte à faire arriver une barque à destination. Rêvant d’une vie meilleure, comme eux, son but n’est pas pécunier. Son rôle particulier l’exonère de la participation financière concernant l’acquisition du matériel nécessaire : barque, moteur, boussole et GPS, bidons d’essence et rarement des gilets de sauvetage. Les harraga doivent aussi payer un résident près de la place à partir de laquelle est prévu le départ pour surveiller l’équipement souvent enseveli dans le sable.

Toute cette organisation est exclusivement masculine, mais les femmes paient le même tarif que les hommes. Comme Amina ou Maïssa, certains sont récupérés sur les côtes de débarquement ou les villes mitoyennes par des membres de leurs familles. Mais la vie d’autres s’arrête brutalement en pleine mer. C’est aussi ça la réalité tragique de la harga.
 

N. H. 

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