L’Actualité Mohamed SaÏb MUSETTE, sociologue et directeur de Recherche au CREAD

“La féminisation de migration n’est pas récente”

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Nissa HAMMADI Publié 24 Janvier 2021 à 23:59

© Louiza Ammi/Liberté
© Louiza Ammi/Liberté

Spécialiste du flux migratoire, M. Musette estime que “les femmes aussi migrent même par voies irrégulières, au départ, à travers le Maroc ou la Tunisie, souvent pour transiter par l’Espagne ou l’Italie pour entrer en France, principalement. Elles étaient déjà dans le mouvement de la harga. Ce n’est qu’à partir de 2006 que la harga s’organise à partir des côtes algériennes.”  

Liberté :  On  observe  depuis  quelque,  des  femmes  rejoindre  le mouvement de la migration clandestine. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Mohamed Saïb Musette : La féminisation des migrations n’est pas récente. Dans les années 1960, les migrants étaient exclusivement des hommes, plutôt jeunes et en bonne santé, les femmes sont entrées dans ce mouvement avec le regroupement familial. Certes, il y avait toujours des jeunes filles qui partaient étudier avec ou sans bourse à l’étranger.

Les femmes aussi migrent même par voies irrégulières, au départ, à travers le Maroc ou la Tunisie, souvent pour transiter par l’Espagne ou l’Italie pour entrer en France, principalement. Elles étaient déjà dans le mouvement de la harga. Ce n’est qu’à partir de 2006 que la harga s’organise à partir des côtes algériennes. Il y a lieu aussi de souligner que les femmes algériennes migrent au début des années 2000 avant les hommes, par exemple vers le Canada, les enfants et les hommes viennent après. 

La tendance est ainsi inversée par rapport aux années 1960 et 1970. La féminisation des migrations est un phénomène mondial, et n’est pas exclusive à l’Algérie. Les migrations marocaines, tunisiennes et subsahariennes sont largement féminisées que ce soit vers l’Europe ou encore vers les pays du Golfe. Il n’est pas exclu que cette migration alimente aussi l’industrie du sexe et des exploitations de tous genres. Ce risque n’est pas écarté.

Il est aussi vrai que la part des femmes et des jeunes filles dans la harga par exemple vers l’Espagne n’est pas aussi marginale : le Frontex (Agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes) évalue cette part entre 4/10 et 1/10 en fonction des années et des nationalités ces trois dernières années.

Dispose-t-on de données précises en Algérie ?
En 2017, les données algériennes qui se fondent sur les interceptions (avant le départ ou dans les eaux algériennes) font mention des femmes et des familles qui s’engagent dans la harga. Il y a eu une pause durant le Hirak... Mais tout de suite le phénomène a repris.  Les données récentes sur l’intention de départ, par exemple des jeunes, font mention d’un taux de 30% de désir de migration pour l’Algérie, contre 33% pour la Tunisie et 44% pour les jeunes Marocains, selon un sondage des jeunes dans les pays arabes en 2019.

L’enquête du Cread sur les jeunes (2015) a révélé aussi qu’une fraction de jeunes, garçons et filles, serait disposée à partir par des voies irrégulières, si l’opportunité se présentait. La harga est devenue un phénomène mondial pas seulement entre l’Afrique du Nord et l’Europe. On le constate aussi en Asie et en Amérique. Mais la mer Méditerranée semble être la plus meurtrière : du 1er au  14 janvier 2021, on enregistre 73 morts dans le monde, dont 37 en Méditerranée, soit un peu plus de 50%. En 2020, il y a eu 558 morts et 2 934 secourus, selon les données collectées par l’OIM. 

Qui organise les départs pour ces femmes ?
La harga est un business organisé selon un mode opératoire précis par des réseaux de passeurs. Ces réseaux sont de trois ordres : autonome, semi-professionnel et professionnel avec des partenaires dans les pays du Nord de la Méditerranée. Ce business est une activité transfrontalière de trafic de migrants qui peut aussi prendre la forme de traite des êtres humains. 
 
Quel est le profil des femmes candidates à l’émigration irrégulière ?
Le portrait global, selon les données de Frontex, donne une femme et un enfant (de moins de 18 ans) sur dix, la plupart sont donc des hommes de plus de 18 ans. Le profil des haraga algériens n’est pas différent de la tendance globale. Le profil des femmes et des familles me semble plus dans la couche sociale moyenne inférieure.

Cette couche dispose d’une économie pour engager les frais de voyage et autres frais liés au séjour illégal dans le pays cible. Certains migrants disposent d’un réseau social – des membres de la famille ou des amis – qui peut venir les récupérer sur les côtes de débarquement et les prendre en charge un certain temps.

Depuis le début de l’été, plus de 2 000 Algériens ont rejoint les côtes de la région de Murcie. C’est déjà plus que les 1 900 migrants arrivés en 2019, alors que les principaux mois d’activité de la “route algérienne” vers l’Espagne s’étalent d’ordinaire d’octobre à décembre. Pourquoi cette hausse et ce changement du calendrier des départs ?
Le mode opératoire de la harga s’ajuste en fonction de plusieurs paramètres : le climat, la conjoncture... Le contexte particulier de la pandémie de Covid-19 a été ainsi exploité à fond… Les frontières sont fermées et donc le risque d’un rapatriement est réduit. Il est à noter aussi que la plupart des flux migratoires irréguliers vers l’Europe se font habituellement par voie aérienne durant ces dix dernières années. Les migrants entrent souvent de manière régulière puis s’installent durablement, dépassant parfois la durée du séjour. 

C’est ainsi qu’ils se retrouvent en situation irrégulière. La fermeture de l’espace aérien ne permet plus de prendre l’avion, même pour ceux qui ont des visas. L’unique voie de recours est celle des routes maritimes. Les observations des migrations irrégulières par voie maritime montrent effectivement une forte dynamique durant le dernier trimestre de l’année, notamment au mois de septembre, selon les données de Frontex ces cinq dernières années.

Comme toutes les formes des migrations irrégulières, il n’existe pas d’estimation globale des harraga algériens. Les données d’Eurostat font mention d’un stock de 25 000 Algériens interceptés en situation irrégulière en 2019. Les non-interceptés restent inconnus.L’année 2020 fait exception à la règle pour les harraga algériens qui ont emprunté la route de l’Espagne pour entrer dans l’espace Schengen de l’Union européenne. 

Cette exception est fortement liée à la tendance de la pandémie en Europe. La plupart des pays européens ont engagé le processus de déconfinement à partir de juin-juillet. C’est la période idoine pour tenter d’entrer en Europe, sachant que les frontières avec les pays tiers restent fermées. L’entrée en Espagne se fait par deux voies maritimes, par les îles Canaries ou par les ports moins surveillés.

A-t-on des statistiques sur les Algériens qui ont réussi à entrer en Europe ?
Selon Frontex, fin octobre 2020, il y avait 13 400 migrants arrêtés pour harga, deux tiers se sont déclarés Algériens. Les données des gardes-côtes algériens font état de 1 400 interceptions. Mais on ne sait pas combien ont réussi à entrer en Europe ni encore le nombre d’Algériens qui se sont noyés. On a pu observer quelques corps rejetés par la mer sur nos côtes.

Les autorités espagnoles affirmaient, début septembre dernier, que “5 343 migrants algériens ont été interceptés sur les côtes du sud de la péninsule ibérique contre seulement 1 178 Marocains”. Cette comparaison avec le Maroc doit être relativisée. Si on observe une autre porte d’entrée en Espagne, soit à travers les îles Canaries : un record a été enregistré avec 22 600 interceptions en 2020, soit huit fois plus qu’en 2019. 

La plupart des migrants en situation irrégulière proviennent du Maroc… Il y a lieu aussi de relever que l’attraction des Algériens par l’Espagne a connu une évolution importante depuis les années 1990… Le stock des Algériens est passé de moins de 12 000 à près de 60 000 migrants en 2019. Les Algériens installés servent ainsi de réseau d’accueil pour les migrants… mais pas toujours.

Ces derniers jours, nous avons aussi appris qu’ils sont nombreux les jeunes harraga piégés en Espagne et qui souhaitent retourner en Algérie. N’ayant plus de passeport, ils souhaitent recevoir des laissez-passer des autorités consulaires algériennes, non ou mal préparées à cette alternative. Les autorités espagnoles ont aussi commencé à rapatrier des harraga après avoir obtenu l’accord de l’Algérie en octobre dernier.

Y a-t-il une cartographie des points de départ ?
Vu que les points de départ des côtes algériennes — par voie terrestre ou par voie maritime — sont connus, ils sont surveillés par les services sécuritaires algériens. De même, les points d’arrivée vers les côtes italiennes ou ibériques sont identifiés non seulement par les forces du Frontex, mais aussi par les gardes-côtes des pays cible.

Les passeurs déploient toute une ingéniosité pour déjouer les modes de surveillance et échapper aux radars. Il a été rapporté par la presse ibérique, par exemple, une arrivée de 30 barques provenant d’Algérie de manière simultanée vers les côtes de Murcie en Espagne. L’ampleur de cette flotte dépasse les capacités mobilisées pour la surveillance… tant en Algérie qu’en Espagne. 

Les dispositifs de dissuasion mis en place par l’Algérie semblent peu efficaces, pourquoi ?
Comme je disais, les stratégies des passeurs sont modifiées face à la forte demande de départs depuis la Covid-19. Les coûts de passage aussi ont augmenté, et les types d’embarcation ont également changé, par exemple avec des vedettes rapides qui font le voyage en moins de 5 heures… Ces vedettes sont utilisées notamment par les narcotrafiquants.

Les dispositifs algériens sont de différents ordres : surveillance au sol, des plages, au moment des préparatifs ou des départs par la police, et surveillance dans les eaux algériennes par les gardes-côtes. Devant l’ampleur des départs et des changements des points de rencontres des harraga, des dépassements ont été observés car les partants n’ont pu être interceptés… C’est à l’arrivée sur les côtes ibériques que certains harraga sont interceptés. D’autres ont réussi à passer entre les mailles du filet…
 

Interview réalisée par : NISSA HAMMADI

 

 

 

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