Culture Mikhaïl Bakhtine

Lecteur d’Apulée de Madaure

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Rédaction Nationale Publié 27 Janvier 2021 à 09:12

© D.R
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Par : Faris LOUNIS    
Diplômé en linguistique. 

“Il était une fois, un nommé Lucius. Contemporain de l’autre Lucius, le futur âne. Mais pas du tout tête de courge, celui-là (cucurbitae caput). Plutôt malin comme un singe. Quelques beaux esprits devaient le comparer, beaucoup plus tard, pour la grande souplesse de son intellect et l’universalité de ses connaissances, à Diderot. Lucius Apuleius est le Diderot du IIe siècle après Jésus-Christ. Car il était né en 125 de notre ère, à très peu près.À Madaure, Afrique. Aux confins de la Gétulie et de la Numidie, non loin de Cirta, splendidissima colonia. Cirta, c’est l’actuelle Constantine ; en d’autres termes, Apulée serait aujourd’hui algérien.”

Jean-Louis Bory, préface à “L’Âne d’or ou Les Métamorphoses” d’Apulée de Madaure

 

Romancier et philosophe néoplatonicien, rieur et tantinet farceur, bel homme aux cheveux bouclés et grand philosophe, Apulée (vers 125-170) naquit dans la ville de Madauros, en Numidie, dans l’actuelle Algérie. Ayant étudié la rhétorique à Carthage et ayant, par la suite, fait un long séjour en Grèce durant lequel il étudie la philosophie et s’initie aux religions à Mystères, il retourne à Carthage où il va mener une vie publique de rhéteur et de conférencier. Il fut choisi comme prêtre du culte impérial. Durant toute sa vie, Apulée ne va manifester aucun intérêt, ni pour le barreau ni pour la politique. 

Dans une Rome devenue un conglomérat cosmopolite de nations contrastées, Apulée aspire au laurier littéraire et, comme les lettrés et les philosophes de son temps, il se laisse emporter par la fascination de l’Orient qui se traduit par un renouveau de l’hellénisme, par la renaissance des métaphysiques orientales et par l’ouverture de la religion au mysticisme et à la magie. Les écrits d’Apulée laissent voir une maîtrise parfaite de la culture romaine, grecque, ainsi que de la magie et de la religion des Mystères égyptiens. 

Dans son Esthétique et Théorie du roman (1975), Mikhaïl Bakhtine range le roman d’Apulée L’Âne d’or ou Les Métamorphoses dans le genre du “roman d’aventures et de mœurs”, à côté du Satiricon de Pétrone, les deux uniques romans antiques de leur genre. Cependant, des éléments importants de ce type de roman, écrit Bakhtine, existent dans d’autres genres de l’époque, surtout dans les satires et les diatribes hellénistiques, et aussi dans certaines variantes de la littérature chrétienne primitive où la vie des saints est présentée sous le schéma suivant : tentation, péché, crise spirituelle, purification et “nouvelle renaissance”. Lucius, le héros de L’Âne d’or d’Apulée, va suivre ce schéma. La carrière de Lucius se présente sous l’enveloppe d’une “métamorphose”. Confronté à de multiples pérégrinations de par le monde, il traverse sa route sous forme d’un âne. Lucius est confronté à son destin dans et par sa métamorphose.

La métamorphose, comprise principalement comme celle de l’homme et de l’identité dans les contes, appartient au trésor du folklore universel primitif. Le roman d’Apulée en est la parfaite illustration. À côté de cela, Apulée va teinter l’idée de métamorphose par le développement religieux des Mystères antiques, surtout ceux d’Eleusis et d’Isis, ce qui montre son influence par les cultes orientaux. Dans les onze livres qui composent 

L’Âne d’or, Apulée donne à voir, non une biographie complète de Lucius, mais, uniquement, les moments décisifs de sa vie humaine, considérés comme des moments de crise qui aboutissent à une purification et à une renaissance de l’Homme. “Dans le sujet principal, Apulée nous donne trois images de Lucius : avant sa transformation, Lucius-l’âne, Lucius purifié par les mystères et régénéré” (1). 

La curiosité impure de Lucius
Sur son cheval blanc, Lucius, après avoir parcouru des monts escarpés, des vallées riantes, des prairies humides et des plaines labourées, est enfin arrivé en Thessalie : un pays célèbre dans le monde, nous dit Lucius, pour les incantations magiques dont il est le berceau. De nature curieuse et fasciné par la magie, Lucius, se rappelant avec précision l’expérience de son ami Aristomène, lui aussi fasciné par la magie, en Thessalie, il examine chaque chose avec attention. Émerveillé par la ville, Lucius se livre au merveilleux : “Les pierres que heurtait mon pied me semblaient des êtres humains pétrifiés, les oiseaux que j’entendais, des humains emplumés, les arbres qui entouraient le tour de ville des humains à qui avaient poussé des feuilles (…)”(2) La description de la ville relève de l’ivresse, du dépaysement du métèque.  

Invité par le riche Milon dans sa somptueuse propriété de Thessalie, Lucius fait la rencontre avec sa femme, Pamphile, réputée être une sorcière macabre, et Photis, la servante-magicienne. Quelques nuits passèrent seulement depuis que Lucius était chez Milon, et voici qu’un jour, Photis accourt vers lui, excitée et fort tremblante, annonçant que sa maîtresse, Pamphile, veut se recouvrir de plumes et devenir oiseau. Connaissant parfaitement les rituelles de sa maîtresse, Photis explique méticuleusement à Lucius comment ils vont épier dans la “fameuse chambre de l’étage”, Pamphile en train se livrer à son opération de métamorphose. Témoin émerveillé de cette métamorphose, Lucius raconte : “Elle (Pamphile) se massa longuement avec un onguent qu’elle en tira, s’enduisant tout entière, depuis les ongles jusqu’au sommet de la tête, puis, après avoir adressé, à voix basse, de longs propos à sa lampe, elle se mit à battre des membres à petits coups pressés. Pendant qu’elle leur imprimait ainsi un mouvement souple et continu, il en jaillit un duvet encore tendre, puis l’on vit grandir de fortes pennes, son nez durcit et se recourba, ses ongles devinrent épais et crochus. Pamphile se transforma en hibou”.(3) Muni d’une curiosité impure, Lucius prépare inconsciemment son passage aux portes du malheur. 

Stupéfait jusqu’à la démence par ce qu’il venait de voir, et tout en se frottant les yeux, Lucius demande à Photis de lui donner un peu de cet onguent avec lequel Pamphile est devenue hibou. Soucieux des détails, Lucius demande à Photis comment, une fois devenu oiseau, il va se dépouiller de ses plumes et redevenir le Lucius humain ? Confiante, Photis réplique ainsi : “Ne t’inquiète pas pour cela, dit-elle, la maîtresse m’a appris tous les moyens par lesquels il est possible de rendre à leur forme humaine les êtres ainsi métamorphosés.”(4) 

Ainsi rassuré, Lucius se met à enduire son corps d’une bonne quantité d’onguent que Photis a pris dans le coffret de Pamphile, sa maîtresse. Imitant les mouvements d’un oiseau et impatient de voir du duvet et des plumes pousser sur son corps, la catastrophe arrive : “Déjà mon visage est difforme, ma bouche s’allonge, mes narines sont béantes (…) Et tandis que, incapable de rien faire pour me sauver, j’aperçois, en regardant mon corps, non pas un oiseau, mais un âne.”(5) Mélangeant les boîtes, Photis a donné le mauvais onguent. Lucius paie très cher le prix de sa curiosité. Comme par malheur, une bande de brigands a fait irruption dans la somptueuse propriété : ayant volé tous les objets de valeur, les brigands se servent de Lucius-l’âne pour transporter leur butin à travers les plaines et les montagnes de Grèce. 
Ainsi commencent les pérégrinations de Lucius, dans son enveloppe animale. 

Le châtiment dans la peau d’un âne
Bakhtine explique que la “Fortune aveugle” qui a transformé Lucius en âne et, par conséquent, a enclenché le cycle quasi interminable de ses tribulations à travers les différents pays de Grèce ne résulte pas d’un châtiment divin, mais de son initiative première : son caractère indiscipliné et sa curiosité l’ont mené sur le chemin de la faute, de l’égarement et de l’erreur. La faute personnelle de Lucius l’avait livré au pouvoir du hasard et du destin aveugle. Ce n’est pas le hasard qui a cherché Lucius, c’est lui, au contraire, qui a provoqué le hasard et ses déchaînements arbitraires. 

À chaque aventure, heureuse ou malheureuse, correspond une métamorphose de l’image du héros : Lucius étourdi, oisif, curieux, Lucius-l’âne livré aux coups de ses différents maîtres, Lucius purifié et illuminé. En tant qu’âne et non en tant que Lucius-homme, le héros d’Apulée s’est trouvé contraint à s’abaisser à une existence quotidienne infâme, jouant le rôle le plus vil : celui de l’âne. Il fait tourner la meule chez le meunier, il sert un maraîcher, un militaire, un cuisinier et un boulanger. Il est constamment roué de coups et les femmes de l’ânier et du boulanger expriment une immense aversion à son égard. L’âne est le tombeau de Lucius. Sa métamorphose est une descente aux enfers. 

Lucius-l’âne observe la vie quotidienne, sans être forcément déterminé par elle. Il appréhende le monde extérieur avec l’intelligence d’un humain, mais dans la peau d’un animal. Cela lui confère la position du personnage “tiers” : celui qui fait l’expérience, de l’intérieur, de la vie des humains, sans que personne ne remarque et/ou se gêne de sa présence. 

En se comparant à Ulysse dans ses soliloques, Lucius-l’âne, trouve un élément de consolation dans la mesure où dans sa position d’âne-observateur, il peut divertir sa curiosité innée et augmenter son savoir : “Je sais le plus grand gré à l’âne que je fus de m’avoir dissimulé sous cette enveloppe, fait passer par des tribulations variées, rendu sinon tout à fait sage, du moins plus riche de savoir.”(6)  

Le voyage de Lucius dans sa peau d’âne s’inscrit dans la tradition des pérégrinations d’Ulysse, à travers le monde méditerranéen.

Le salut vient de la mer et de l’Orient 

Ayant pu s’échapper à son maître à la fin du Livre X, Lucius-l’âne arrive à Cenchrées, une cité appartenant probablement à “la très illustre colonie de Corinthe”. Pour reprendre ses forces, il succombe à un sommeil délicieux, au calme du soir, sur le sable moelleux du rivage. Vers la première veille de la nuit, une frayeur soudaine éveille Lucius-l’âne et, à sa grande surprise, il voit une lune étincelante de blancheur, au disque parfaitement plein, émerger des flots marins. Engourdi, il réalise que c’est un signe de la “déesse souveraine” (Isis, qui n’est pas encore nommée), investie de la terre et du ciel. Résolu d’adresser ses prières à la “déesse secourable”, Lucius-l’âne chasse aussitôt son sommeil et se précipite vers la mer pour se purifier.

Le rôle du songe et de la vision est d’une tout autre nature chez Apulée : habituellement, écrit Bakhtine, le songe et la vision informent les humains de la volonté des dieux et de la nécessité d’accepter leur destin, afin de supporter plus aisément la souffrance. Chez Apulée, au contraire, ils incitent les héros à agir, à être dans l’action, en leur montrant comment ils doivent se comporter pour modifier leur destin, par des actes précis. La vision nocturne de Lucius-l’âne sur les rives de Cenchrées lui a bien indiqué le chemin de la purification aquatique, à travers laquelle il va s’adresser à la “déesse souveraine”, par des prières solennelles pour redevenir humain. Multipliant des prières accompagnées de lamentations pitoyables, Lucius-l’âne, engourdi et ayant les yeux mi-clos, assiste à l’apparition divine : un visage adorable aux dieux se libère des flots et se dresse devant son visage.

Une scène ineffable à laquelle l’éloquence du rhéteur, Lucius, a perdu toute son abondance oratoire. Ce visage divin, cette lumière aveuglante, ce n’était que la manifestation de la “déesse souveraine” qui a répondu à ses prières et lamentations : “Me voici, Lucius ; tes prières m’ont touchée, moi, mère de ce qui est, maîtresse de tous les éléments, origine et souche des générations, divinité suprême (…), c’est de mon vrai nom qu’ils m’appellent Isis Reine. Me voici, j’ai pitié de tes malheurs ; je suis là, pour t’aider et t’être favorable. Cesse maintenant de pleurer, plus de lamentations, chasse ton chagrin.”

Au cours de son oracle auguste, Isis Reine ordonne à Lucius-l’âne de rejoindre hardiment sa procession, sous la bénédiction du prêtre Mithra et de l’ensemble des gens initiés aux Mystères. Appliquant minutieusement les prescriptions d’Isis Reine, Lucius-l’âne, au milieu de la procession, se place du côté du prêtre Mithra, informé de sa présence par la “déesse souveraine”, et saisit d’une lèvre avide la couronne de roses dont dépend son salut. Ayant dévoré les jolies roses, Lucius-l’âne redevient l’homme qu’il était, avant de commettre la faute capitale avec Photis, la servante-magicienne.

L’apparence horrible de la bête se détache de lui, sa peau épaisse s’est amincie, son ventre obèse s’est réduit, son visage et son cou se sont arrondis, etc. Lucius est redevenu bel homme. Béni et purifié par la “déesse souveraine”, Lucius reçoit l’initiation de la part du prêtre Mithra et accède aux Mystères ineffables d’Isis Reine. De retour à Rome, et toujours en quête de savoir, il reçoit une deuxième initiation : celle des Mystères d’“Osiris l’invincible”. Dans la capitale de l’Imperium Romanum, Lucius devient rhéteur et sacrificateur. “Aussi me fis-je de nouveau raser complètement la tête et, acceptant l’administration de cette antique confrérie fondée au temps de Sulla, sans dissimuler ni protéger ma calvitie, mais la montrant à tout le monde, j’en exerçai avec joie les fonctions.” C’est ainsi que Lucius achève son récit. 

1- Ibid., p. 265.
2- Apulée, L’Âne d’or ou Les Métamorphoses, trad. Pierre Grimal, Paris, Gallimard, “Folio classique”, 1958, pp. 61-62.
3- Apulée, L’Âne d’or ou Les Métamorphoses, op. cit., pp. 108-109.
4- Ibid., p. 110. 
5- Ibid., p. 111.
6- Apulée, L’Âne d’or ou Les Métamorphoses, op. cit., p. 272.

 

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