L’Actualité Zoubir SAHLI, agroéconomiste

“Il est temps de revoir nos façons de consommer et de produire”

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Ali TITOUCHE Publié 23 Janvier 2022 à 10:10

© D.R
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Dans cet entretien, Zoubir Salhi nous fournit les clés pour assurer notre sécurité alimentaire.

Liberté : Les conditions agroclimatiques de notre pays et l’état de nos potentiels naturels (sols, eaux d’irrigation) sont-ils de nature à réaliser la sécurité alimentaire qui agite les débats de l’heure ?

Zoubir Sahli : La sécurité alimentaire de l’Algérie a toujours été au centre des débats économiques, vu la faiblesse des disponibilités agricoles locales et la forte dépendance par rapport aux marchés extérieurs. En fait, l’équilibre entre demande et offre en produits alimentaires a été rompu il y a bien longtemps. Face à une demande en croissance continue, l’Algérie avait et aura probablement du mal à assurer une offre locale suffisante, notamment en produits alimentaires de base (tels que les céréales et le lait). Par conséquent, une grande partie de la couverture de la demande est assurée par des produits d’importation à coûts élevés, entraînant une forte dépendance par rapport aux marchés internationaux, hypothéquant à terme la sécurité et la souveraineté du pays. Il faut être réaliste et présenter une image objective de la situation agricole et de l’ensemble du système agroalimentaire algérien. 
Depuis le début des années 2000, Il y a eu certes une évolution positive quant à la production et à l’amélioration des rendements de certaines filières (pomme de terre, légumes frais, fruits, aviculture…), mais peu de résultats tangibles ont été observés concernant les produits de base. Les conditions agroclimatiques et l’état des potentiels naturels (sols, ressources en eau, écosystèmes) ne permettent pas encore de réaliser une sécurité alimentaire basée sur la production locale. Les causes sont connues. L’Algérie est un pays montagneux, aride et semi-aride. Le pays a peu de terres agricoles (une SAU de 8,4 millions d’hectares, représentant 3,4% de la surface totale) et ses zones agricoles sont de petite et moyenne dimensions (60% de moins de 20 ha) ; le ratio de la SAU totale rapporté à la population, qui était de 0,70 ha/habitant dans les années 60-70, a diminué à 0,30 ha/habitant dans les années 70-80 et il sera probablement de 0,19 ha/habitant en 2025. Les terres algériennes sont aussi fortement contraintes par la faiblesse des ressources hydriques au Nord et par de grandes difficultés à mobiliser et à utiliser les ressources hydriques du Sud. L’Algérie est et va être encore très fortement impactée par les effets des changements climatiques. Les experts prévoient que l’Algérie va connaître à un horizon proche une réduction des précipitations de l’ordre de 5 à 13% et une augmentation des températures de 0,6 à 1,1°C. Mais il existe des marges de manœuvre et il est grand temps de se recentrer sur les véritables facteurs-clés de succès et sur les grands enjeux. Il faut enfin et surtout éviter l’approche techniciste très en vogue actuellement et sortir du domaine de la gestion courante.

En toile de fond de ces débats sur la sécurité alimentaire figurent la question du déficit de la balance agricole et l’impact des chocs des marchés mondiaux. Comment est-il possible, selon vous, de réduire et de résorber le déficit de la balance commerciale agricole ?

La balance agricole est largement déficitaire : le poste importation domine le poste exportation depuis bien longtemps. Selon les dernières estimations, le rapport “exportations/importations” agricoles varie de 1 à 12 ou de 2 à 10 selon les années : c’est énorme ! Ce déficit est devenu structurel depuis que, du côté de la demande, on a mis en place une véritable “politique alimentaire” qui a multiplié par quatre les rations alimentaires et a totalement façonné et modifié le modèle de consommation des Algériens, tout en laissant “filer et dériver” leur croissance démographique. Ce déficit a été comblé par le recours de plus en plus fort au marché international. 
Actuellement, il n’est sûrement pas possible de résorber ni le déficit de la balance agricole ni la dépendance par rapport au marché international. Mais il est possible de les réduire en agissant, d’un côté, sur les facteurs de la demande – à savoir une politique démographique plus volontariste et plus audacieuse – et la révision et la remise en cause de l’actuel modèle de consommation alimentaire (un modèle jugé actuellement comme étant énergétivore, gaspilleur et mauvais pour la santé). Et, de l’autre, sur les facteurs de l’offre, à savoir une politique agricole plus audacieuse, articulée sur une nouvelle politique des prix, sur une politique moderne de l’eau et d’aménagement du territoire, avec des indicateurs précis et transparents. Il s’agit aussi d’agir sur les systèmes de production agricole actuels en les réorientant vers plus de cohérence par rapport aux conditions réelles des milieux agro-écologiques, sur la valorisation et la promotion de l’agriculture familiale basée sur la diversité des productions et la pluriactivité paysanne et agropastorale offrant une gamme de produits typiquement nord-africains et méditerranéens, sur une meilleure prise en charge des pertes en produits agricoles et des gaspillages alimentaires, sur une nouvelle stratégie de conservation et de valorisation des semences ainsi que sur une nouvelle politique de stockage stratégique (point faible de notre système alimentaire).

Comment concevoir justement un modèle de sécurité alimentaire durable ?

Sur le plan de la satisfaction des besoins alimentaires, on peut dire qu’il y a eu une certaine “sécurité alimentaire” puisque le “panier de la ménagère” – constitué d’une gamme réduite de produits de base largement importés et fortement soutenus par l’État – permet à l’Algérien moyen d’avoir ses 3 400 kilocalories, ses 70 grammes de protéines et ses 50 grammes de lipides. Cela a été et c’est toujours un succès, mais un succès qui a coûté et qui va coûter encore plus cher, voire très cher. 
La logique aurait voulu qu’on consomme ce que notre terre et notre mer nous permettent de cueillir, de pêcher, de chasser ou de produire. Cela n’a pas été le cas, mais il n’est jamais trop tard pour bien faire. Les politiques agricoles et alimentaires doivent d’abord se concentrer sur l’existant et développer ce qui est possible en tenant compte des vocations naturelles, des spécificités régionales et territoriales, ainsi que des patrimoines et des cultures locales. 
Résoudre la problématique de la sécurité alimentaire est certes difficile compte tenu des besoins énormes à satisfaire et de la structure démographique. Mais s’il n’est pas réaliste d’abandonner le modèle de consommation actuel (qui semble être un modèle largement adopté et difficile à changer) et s’il est suicidaire de ne pas moderniser les filières des produits de base comme les céréales, le lait, la pomme de terre, l’aviculture, les viandes rouges et les fruits et légumes, il est en revanche venu le temps de revoir nos façons de consommer et de produire en fonction des disponibilités en terre et surtout en eau. Il est temps de revoir nos systèmes de production et nos habitudes alimentaires en faisant appel au “bon sens paysan”, mais aussi et surtout à l’innovation et à la science (notamment dans les domaines de l’agroécologie, la permaculture, l’agroforesterie, la smart agriculture, l’agriculture raisonnée…). 
Ce qui suppose d’asseoir un autre système de gouvernance, un autre système de formation et de recherche, un autre système d’organisation professionnelle et de coordination agro-industrielle (un système actuellement opaque et inopérant), enfin un système de veille et d’observation des politiques agricoles et alimentaires, des filières et des marchés agricoles et alimentaires.

L’Algérie a pris une sérieuse option en faveur du développement de l’agriculture saharienne. Ce modèle est-il viable sur le long terme ?

On a actuellement une sérieuse option en faveur du développement de l’agriculture saharienne. Ce modèle d’agriculture à la fois extensive (nécessitant de très grandes surfaces) et hyper-intensive (nécessitant un apport important en capital et en intrants mécaniques et chimiques ainsi que des quantités impressionnantes d’eau souvent fossile) est un modèle d’agriculture qui a, certes, eu des succès dans certains pays (occidentaux et latino-américains), mais qui a été remis en cause par divers experts. 
Le modèle en lui-même n’est pas condamnable dans l’absolu et pourrait être une voie de sortie pour permettre le dégagement d’au moins une partie des disponibilités en produits de base. Mais le conduire selon une logique de monoculture, sans la création de véritables agro-écosystèmes, sans plantation d’arbres, en zones arides et en concurrence avec les oasis existantes, c’est se condamner à pratiquer “une agriculture minière” qui pompe l’eau et détruit le sol et l’environnement. 
Les investissements dans ces systèmes de production seraient utiles s’ils étaient bien étudiés aussi bien au plan de leur impact sur l’environnement qu’au plan de leur rentabilité économique et sociale. 
À court et à moyen termes, n’importe quel investisseur trouverait l’aventure intéressante puisqu’une grande partie des investissements est largement soutenue par l’État, dont une partie non négligeable des intrants (foncier et eau gratuits, énergie bon marché, inputs subventionnés) et des prix largement garantis. Mais à long terme, quelle garantie lorsque les nappes d’eau s’épuiseront et que les coûts à l’hectare produit reviennent plus cher que les prix négociés ? Quels bénéfices tirer de sols maigres, manquant d’humus et qui commencent à prendre, par endroits, la couleur blanche du sel ? 
En fait, ces systèmes, il faut vite les raisonner de façon scientifique en mettant à l’épreuve les experts et les spécialistes rompus aux contraintes de terrain et les analyser en termes de coûts/opportunités économiques, écologiques et sociaux.

 

Propos recueillis par : Ali Titouche

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