L’Actualité De plus en plus de ménages y ont recours

LE CRÉDIT N’EST PAS MORT !

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Said OUSSAD Publié 06 Février 2021 à 00:06

© D. R.
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Symbole des années de misère sociale, le fameux “carnet de crédit” que tiennent  les  épiciers  fait  sa réapparition depuis que  la  crise  sanitaire a phagocyté le pouvoir d’achat des ménages.

“Dans  les  années  soixante-dix,  lorsque  mon  père  allait  à  Alger  pour travailler, nous achetions à crédit auprès d’un épicier du quartier. Quand il revenait, il s’acquittait de l’ardoise  mensuelle. Cinquante ans plus tard, la situation n’a quasiment pas changé et je suis obligé, à mon tour, de faire de même chez l’épicier de la cité pour nourrir ma famille.

La seule différence c’est que moi je ne sais pas quand ni comment je vais honorer mes dettes”, témoigne Hafid, 55 ans, journalier de son état et père de cinq enfants. Un voyage dans un passé qui, aujourd’hui, remonte à la surface et qui résume la précarité sociale dans laquelle est plongé ce quinquagénaire oranais.  Signe d’un effondrement du pouvoir d’achat de nombreux ménages. Comme Hafid, ils sont peut-être des dizaines de milliers de familles ou davantage à avoir été précipitées dans la précarité en l’espace de seulement quelques mois. 

Parfois moins. Son témoignage ressemble à s’y méprendre aux autres confessions murmurées parce que, quelque part, on a honte d’avouer avoir recours au crédit pour acheter son pain, son lait ou sa semoule.

“Depuis toujours, j’ai acheté à crédit quand je ne pouvais pas faire autrement”, confie Fouad, 41 ans, chauffeur dans un organisme privé et père de trois enfants, qui admet recourir au carnet de crédit lorsque la situation l’impose. Il incrimine des fiches de paie insuffisantes et des augmentations de salaire insignifiantes devant l’érosion du pouvoir d’achat et assure que beaucoup de familles se sont mises au crédit faute de choix.

“Il existe des familles nombreuses dont le seul soutien était un travailleur journalier. Avec les restrictions sanitaires et la décision de fermeture de beaucoup de commerces, elles se sont retrouvées subitement sans revenu”, témoigne-t-il. Mais est-ce que le fameux petit carnet que tiennent les épiciers pour noter les dettes de leurs clients a réellement disparu pour ne réapparaître qu’en ce temps de crise aggravée par la pandémie ?

Pour Abed Mouad, coordinateur de l’Union générale des commerçants et artisans algériens (UGCAA), bureau d’Oran, le crédit a toujours accompagné les difficultés financières des Algériens : “Le carnet de crédit a de tout temps existé chez les commerçants, particulièrement les épiciers et autres magasins des quartiers populaires et populeux.”

Une pratique concomitante de la situation de crise que traversent les Algériens mais qui prouve, si besoin, est que la solidarité sociale n’est pas une simple vue de l’esprit. “Même si un client est dans le besoin et n’a pas d’argent pour payer, le commerçant ne lui refusera jamais un produit essentiel”, reconnaît notre interlocuteur qui pense qu’il “est naturel que de plus en plus de familles recourent au crédit”. 

Cependant, M. Abed nuance son propos et affirme que le nombre des demandeurs de crédit a augmenté de façon exponentielle depuis l’apparition de la crise sanitaire. “Des pères de famille se sont retrouvés du jour au lendemain en situation de chômage après la réduction des effectifs des entreprises, surtout privées, ou la fermeture définitive des usines”.

De nouveaux profils se sont ainsi greffés à la longue liste des familles défavorisées en attendant d’être recensées par les affaires sociales. Le seul recours étant de s’alimenter à crédit dans l’espoir d’un hypothétique retour à la normale pour une population de plus en plus gagnée par le doute. Et parmi ces franges vulnérables, le cas de femmes cheffes de famille interpelle.

Pour Fatma Boufenik, fondatrice de l’association féministe Femmes revendiquant leurs droits (Fard), la crise multidimensionnelle actuelle a négativement impacté les femmes qui souffraient déjà en amont. Elle indique, à ce propos, qu’en termes de classement des violences exprimées par les femmes, “on retrouve la violence économique en deuxième place après la violence physique et devançant les violences verbales et psychiques”.

Ces femmes recourent souvent au crédit que ce soit pour les besoins alimentaires ou vestimentaires, payant leurs dettes quand elles pouvaient travailler mais avec la fermeture des lieux d’activités génératrices de revenus, elles ne peuvent plus s’endetter encore longtemps. Badra, 45 ans, mère de deux enfants en âge de scolarisation et dont le père fait de fréquents aller-retour en prison, est obligée de subvenir seule aux besoins de la petite famille.

“Avant tout ça, je faisais des ménages deux à trois fois par semaine chez des particuliers pour 1 500 à 2 000 DA mais avec la maladie, les gens avaient peur et en plus avec le confinement, certains des ménages chez lesquels j’allais n’avaient plus les moyens de payer régulièrement une femme de ménage”. Pour elle, le recours au carnet de crédit était inévitable. “À Aïn El-Beïda où j’habite, il y a près de chez moi un épicier qui nous fait crédit pour le pain, les pâtes, les conserves et il sait que dès que je reprendrai le travail, je le payerai”, nous dit-elle.

Mais si, de l’avis général, les commerçants jouent le jeu, tout simplement pace qu’ils n’ont pas d’autre choix pour écouler leurs marchandises, il arrive que certains refusent systématiquement de faire crédit. Ainsi, des écrits sont placardés au vu des clients annonçant que “le crédit est mort assassiné par les mauvais payeurs”, histoire de ne pas refuser de les servir… à crédit.

“Je ne vous cache pas que les histoires de commerces ayant périclité à cause de la vente à crédit m’ont refroidi, c’est pour cela que j’ai toujours refusé de vendre à crédit pour ne pas me brouiller avec mes clients, surtout en ces temps difficiles”, se défend Mokhtar, propriétaire d’une épicerie, quelque part à Oran-Est.

Si la crise a laminé des familles, elle a aussi durement touché les commerces. “Imaginez un café loué à trente millions par mois à Akid-Lotfi, avec toutes les charges inhérentes mais qui ne réalise même pas 1% de son chiffre d’affaires quotidien avec cette formule de vente à emporter, et vous aurez une vue d’ensemble sur la situation des commerçants”, s’alarme Abed Mouad.

La banque alimentaire, l’autre soutien
Ils sont nombreux les adhérents de l’UGCAA à se plaindre auprès de leur organisation, de la précarité de leur situation, particulièrement après la fermeture pour plusieurs mois de leurs locaux commerciaux. “Certains de ces commerçants sont obligés de s’endetter pour survivre”, témoigne Hichem Anseur, à la tête du club sportif amateur de sports de combat “le Départ d’Oran” qui affirme qu’il connaît personnellement des coachs sportifs et des gérants de salles de sport qui achètent à crédit parce qu’ils ne peuvent plus faire autrement.

L’endettement, en ces temps de crise, n’est pas l’apanage des familles en détresse mais concerne également des salariés de sociétés publiques ou privées. Karim, la cinquantaine, père de quatre enfants, cadre dans une entreprise privée avoue être contraint de recourir au crédit pour les achats vestimentaires, ceux de l’électroménager ou de pièces détachées pour sa voiture. “Je me tourne généralement vers des amis qui acceptent des paiements par facilité et le remboursement peut facilement s’étaler sur plusieurs mois”, assure-t-il.

Pourtant, nombreux sont ceux qui ne se résignent pas à voir dans le recours au carnet de crédit une fatalité incontournable.

“Il faut nous organiser, nous avons besoin d’associations particulièrement en ces temps de crise pour nous occuper des nécessiteux en les approvisionnant en produits alimentaires de première nécessité pour qu’ils ne s’endettent pas davantage”, suggère Abed Mouad en évoquant la création de banques alimentaires comme cela se fait ailleurs dans d’autres régions du monde. 

Et c’est, justement, l’objectif de Rafik Bouriche, bénévole dans l’action caritative depuis plus de deux décennies, qui s’attelle à mettre en place l’association “Ithar” pour mener à bien ce projet humanitaire dans un cadre juridique.

“Cela fait une dizaine d’années que je pense créer une banque alimentaire, un projet qui ressemble aux ‘Restos du cœur’ parce que j’ai assisté ces dernières années à un appauvrissement grandissant des gens. Depuis des mois, je fais des collectes de produits en ciblant des packs alimentaires et vestimentaires pour les défavorisés des quartiers populaires d’Oran et d’autres communes de la wilaya”, explique-t-il.

Cette banque alimentaire est perçue par notre interlocuteur comme un support aux personnes en difficulté, pas comme une finalité en soi, mais aussi une nécessité, rappelant que le dernier décompte de la Direction de l’assistance sociale fait état de quelque 65 000 familles défavorisées à Oran. Théoriquement, Rafik Bouriche devra s’appuyer sur un réseau de mécénat pour approvisionner son projet pilote qu’il compte, en cas de succès, généraliser sur tout le territoire national.
 

Reportage réalisé par : SAID OUSSAD

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