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L’EUROPE, LA MÉDITERRANÉE ET LES RAISONS DE LA PAIX

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MASSIMO D’ALEMA Publié 28 Mars 2021 à 23:35

© D. R.
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Par : MASSIMO D’ALEMA
Président de la Fondation Italianieuropei Ancien  président du Conseil des ministres  Ancien  ministre  des  Affaires  étrangères  de la  République italienne

“Dans une tribune à Liberté, l’ancien chef de la diplomatie italienne décrypte les risques et les défis qui agitent la Méditerranée qu'il considère comme “l’épicentre des tensions et des conflits les plus anciens, les plus ingouvernables et encore ouverts aujourd'hui, parfois de manière sanglante, comme en Syrie et en Libye...” Il assure que “les intérêts de l'Europe coïncident avec les raisons de la paix et, dans cette perspective, les peuples qui vivent autour de la Méditerranée pourraient construire ensemble un avenir de coexistence et de prospérité”. 

La Méditerranée est, depuis toujours, marquée par une ambivalence fondamentale : être une voie de communication extraordinaire entre différentes civilisations et en même temps un lieu de conflits et de contrastes sanglants. Ce n’est pas par hasard que le grec et le latin pour indiquer la mer utilisent deux mots différents, ayant une connotation radicalement divergente. Si “pontosˮ évoque l’idée que la mer soit un moyen de communication et aussi un lien vers d’autres civilisations, “pelagosˮ a, au contraire, une connotation négative et qui évoque l’idée du danger et de la menace.
Aujourd'hui, pour un ensemble de raisons, la Méditerranée retrouve son importance dans les équilibres mondiaux. Avant tout, car notre mer est une des deux frontières “chaudes” entre le nord et le sud du monde, comme celle entre les États-Unis et le Mexique. La frontière entre l’Europe et l’Afrique traverse la Méditerranée :  entre un continent vieux et riche et un autre en croissance démographique éclatante et traversé par mille contradictions. Nous connaissons tous le grand et dramatique défi des migrations ; l’énorme prix payé en terme de vies humaines et l’incapacité de l’Europe de gouverner avec rationalité l’impact des flux migratoires. Mais la Méditerranée est revenue aussi à être une grande voie de communication cruciale dans les flux de marchandises qui vont de l’Asie vers l'Occident et donc un axe fondamental dans le développement de l’économie mondiale. Enfin, c’est justement la Méditerranée l’épicentre des tensions et des conflits les plus anciens, les plus ingouvernables et encore ouverts aujourd'hui, parfois de manière sanglante, comme en Syrie et en Libye.
Dans l’ensemble, l’expérience des dernières années a été celle d’une déstabilisation des régimes politiques traditionnels dans le monde arabe sans qu’un nouvel ordre garantissant la stabilité ait pu être défini avec clarté. Le cadre actuel est celui d’une dangereuse fragmentation qui a mis en crise l’unité du monde arabe et qui rend assez difficile la recomposition des conflits en cours. Outre la traditionnelle hostilité entre le camp shiite guidé par l’Iran, d’un côté, et l’Arabie saoudite dans une inédite convergence avec Israël, de l’autre, l’hostilité entre les pays musulmans plus proches de l’islamisme sunnite, comme la Turquie et le Qatar, et les pays dont les oligarchies politiques et militaires au pouvoir sont engagées dans une lutte sans quartier envers les Frères musulmans s’accroît.
Cette hostilité se manifeste aussi au sein des guerres civiles en Syrie et en Libye qui revêtent ainsi le caractère de conflits régionaux rendant plus difficile la recherche, même nécessaire, de compromis et de solutions pacifiques. Dans ce contexte, il semble que l’ancien et impossible conflit entre Israéliens et Palestiniens semble avoir perdu importance et visibilité. Tout de même, à mon avis, pour des raisons historiques, symboliques, religieuses et culturelles, ce conflit reste central.
Aussi, car il alimente dans le monde arabe un profond sentiment anti-occidental fondé sur la conviction — qui n’est pas sans fondement — d’une profonde injustice subie. Et cela engendre rancœur et frustration. Je considère que le tournant le plus significatif a eu lieu dans la seconde moitié des années 90, lorsque, à partir des Accords d’Oslo, une perspective de paix s’est ouverte. J’ai personnellement vécu intensément ce moment. En février 1997, à Rome, Yasser Arafat fut accueilli au sein de l’Internationale socialiste. J’étais à la présidence de cette réunion en qualité de secrétaire du parti qui l’abritait. Lorsque Arafat arriva, la parole fut donnée à Shimon Peres, afin de l’accueillir. Ce fut un discours très beau dans lequel à un certain moment Peres a dit : “Dans les négociations avec les Palestiniens, nous avons toujours eu un problème. Nous ne savions pas comment appeler Yasser Arafat. Les Palestiniens prétendaient que nous l’appelions raïs, président, mais nous ne voulions pas le reconnaître comme tel. Maintenant le problème est résolu : à partir de maintenant je t’appellerai camarade.”
Je me souviens encore avec commotion de ce moment car je pense qu’il a été celui où la paix a été proche. J’ai passé à Bethléem la nuit du Jubilé de l’année 2000 avec les chefs de gouvernement de la France et de l’Espagne.
La basilique de La Nativité était reliée à la basilique Saint-Pierre dans un moment d’une extraordinaire intensité et d’un grand espoir de paix. Je me souviens qu’Arafat a pris mon fils par la main et l’a amené devant la mangeoire de la Nativité. Ce grand espoir a été trahi. Une grande occasion a été perdue. Je sais bien que beaucoup d’erreurs ont été commises par des Palestiniens, des Arabes et par Yasser Arafat lui-même. Mais je pense surtout que la droite israélienne, revenue au pouvoir au début des années 2000, a sciemment choisi de donner une solution militaire et unilatérale à la question palestinienne se basant sur le fait qu’Israël n’était plus une jeune et fragile démocratie, mais la plus grande puissance militaire et économique du Moyen-Orient, s’appuyant sur le soutien des États-Unis et sur le fait que l’Europe, pour des raisons historiques compréhensibles et des sentiments de culpabilité bien fondés, n’aurait jamais rien pu faire pour arrêter Israël. J’ai rencontré Ariel Sharon pendant la campagne électorale qui l'a finalement vu vainqueur. Je me souviens qu'il m'a dit : “Nous sommes disponibles à avoir des zones administrées par des Palestiniens à l'intérieur des frontières d'Israël et sous contrôle militaire israélien. Là, les Palestiniens pourront vivre et s’administrer tout seuls.” J’ai répondu : “Une sorte de Bantoustan.”ˮ Sharon sourit et répondit : “S'ils le veulent, ils peuvent l’appeler État.” Cette conversation m’est restée en tête parce que je crois que, depuis ce moment, la ligne de conduite des classes dirigeantes israéliennes a toujours été substantiellement cohérente avec cette approche. Aussi pour cela, permettant une colonisation toujours plus grande de la Cisjordanie, la possibilité même d’un État palestinien s’est progressivement réduite. Aujourd'hui, plus de 700 000 Israéliens vivent en Cisjordanie, le territoire est segmenté, les colonies sont reliées entre elles par des routes réservées aux Israéliens et protégées par des fils barbelés.
Les zones palestiniennes ressemblent de plus en plus à des cages entourées de murs et de fils barbelés où il arrive à un agriculteur de devoir parcourir des kilomètres et dépasser plusieurs points de contrôle pour aller de chez lui au champ qu'il doit cultiver. Il est compréhensible que la frustration et l’extrémisme se développent dans un scénario dans lequel l’idée même d’un État palestinien a perdu toute crédibilité et les dirigeants qui ont fait confiance à la possibilité d’un accord avec Israël semblent de plus en plus sous-légitimés.
Le vrai scénario est celui d’un État où il y a des citoyens de Série A, des Israéliens de religion juive, des citoyens de Série B, des Israéliens arabes et des citoyens de Série C, qui sont des Arabes palestiniens vivant sous un régime d’occupation militaire. On peut imaginer les sentiments produits dans ce contexte par le fait qu’un président des États-Unis, Donald Trump, ait légitimé cette réalité avec la reconnaissance de l’annexion de Jérusalem et du plateau du Golan par Israël, au mépris des résolutions du Conseil de sécurité et des principes du droit international. Et s’il est vrai que l’Union européenne n’a pas suivi cette décision et a maintenu une position ferme en faveur de la création de deux États, il est malheureusement également vrai qu’elle n'a pas été en mesure de faire quelque chose pour exercer une pression efficace sur Israël, en se limitant tout simplement à publier des communiqués de presse.
Que peut faire l’Union européenne en Méditerranée, dans un scénario aussi 
complexe ? Ce qui paraît essentiel aujourd’hui, c'est que l’Europe agisse en union pour mettre fin aux conflits en cours et promouvoir des solutions de paix. Cela signifie partir de la conscience que ni en Syrie ni en Libye, il n’est envisageable que les guerres se terminent par un vainqueur. Il faut pousser les prétendants vers des accords de paix qui tiennent compte des différents intérêts sur le terrain et proposent un équilibre durable. Nous devons également pousser l’Iran et l’Arabie saoudite sur la voie de la désescalade et du dialogue. L’accord nucléaire iranien n’a pas résisté non seulement parce qu’il a été frappé par la décision indécente de Donald Trump, mais aussi parce qu’il n'était pas lié à un accord capable de garantir la stabilité et la coexistence dans la région. Il est temps d’arrêter la logique des sanctions et de la violence et de reprendre les négociations qui englobent tous les aspects d’une paix durable. Enfin, l’Europe doit entamer une réflexion sur sa politique à l’égard du conflit israélo-palestinien. Cela n’a aucun sens de répéter de manière rhétorique et totalement inefficace que nous sommes en faveur d’une solution à deux États. L’Europe peut exercer une influence significative sur les perspectives de cette région.
La survie d’une autorité palestinienne dépend désormais exclusivement de l'aide économique substantielle versée par les contribuables européens, tout comme il est également vrai que la prospérité d'Israël est également soutenue par des accords commerciaux qui font de l'Europe le principal partenaire de l'État juif. Le moment est peut-être venu de mettre les dirigeants israéliens face à la nécessité d'un choix : soit créer les conditions réelles d'un État palestinien en faisant les choix difficiles qui seraient nécessaires, soit sortir de la fiction actuelle en reconnaissant les droits des citoyens palestiniens, ce qui serait, comme cela est évident, difficilement compatible avec l’idée d’un État juif. En bref, il est temps pour l’Europe d’agir de manière active, avec cohérence et force. Les intérêts de l'Europe coïncident avec les raisons de la paix et dans cette perspective les peuples qui vivent autour de la Méditerranée pourraient construire ensemble un avenir de coexistence et de prospérité.

 

 


 

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