L’Actualité L’AUTRE Algérie

MÉTAPHYSIQUE DE LA 3e POSITION (DE STATIONNEMENT)

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Kamel DAOUD Publié 12 Mai 2021 à 01:59

© D. R.
© D. R.

Par : KAMEL DAOUD
         ÉCRIVAIN

C’est la mode des grands boulevards qui traversent (aèrent) les grandes cités du relogement national. Ici, les “locaux” commerciaux sont très prisés et les magasins pullulent, se greffant le pipeline qui soutient le pays comme une myocarde. On trouve de tout, de ce qui fait le Bazar algérien post-Bouteflika : islamiseries, chinoiseries, turquiseries, etc. Sur le sol, des sachets traînent, unijambistes. Des poubelles débordent et un gazon ancien tombe en poussière entre les deux routes, mimant de mauvaises récoltes abstraites. C’est la circulation des voitures, très nombreuses, qui donne la mesure du temps et de sa nature : pressé, stressant, comme angoissé par une course-poursuite fauve, colérique comme la crue. À un moment, un jeune algérien arrive avec une petite cylindrée. Il ralentit en double file, cherchant une place de stationnement, n’en trouve pas. C’est alors qu’il se décide : il se range en double file, descend de sa voiture, toise les assis aux alentours pour défier de possibles rouspéteurs, balaye l’horizon fermé à la recherche d’un éventuel fourgon de police, puis s’éloigne, se dandinant comme à la sortie d’une victoire de ring. Simplement, épaules larges et regard dur. Quelques minutes plus tard, une autre voiture vient se ranger en 3e position. Bloquant presque en totalité la circulation. Le père de famille, accompagné de deux enfants, en descend, s’éloigne à son tour.
Le stationnement en temps d’indépendance, c’est un peu le descendant généalogique du bien-vacant : il est troublant, flou quant à ses origines, exprimant le rapport de force plutôt que le civisme, l’appropriation plutôt que la propriété. On y retrouve un peu de tout ce qui fait notre histoire. C’est un ami qui, par une intuition foudroyante et méchante, résuma la première hypothèse pour expliquer notre rapport au code de la route : “Nous stationnons comme si nous conduisions des dromadaires dans le Sahara. Le saut entre la selle et le moteur a été trop rapide, sans les transitions culturelles nécessaires.” Un stationnement selon toutes les géométries possibles, étant donné que le désert est vaste, sphériques et sans tracés urbains. Le rapport à l’espace public est “nomade” en quelque sorte, le moment désordonné de l’arrivée d’une caravane millénaire. On stationne en double, triple, file, de biais, devant un garage ou en oblique au bas d’une entrée d’immeuble. S’y ajoute peut-être ce hiatus dans l’altérité et qu’un Irakien résuma à l’auteur : “Vous manquez curieusement de sens du vis-à-vis, de conscience de l’Autre devant vous.” C’est-à-dire que dans cette vision désertique de l’espace, on conduit comme des météorites, seul dans le vide, inconscient et doutant de l’existence d’autrui, peu sensible à sa présence ou à ses droits, son entrée de garage ou son rythme. Cependant, l’énigme n’est pas close par ces deux théories pourtant acceptables. Il y manque l’explication de la férocité dans la conduite des voitures, ce sentiment de jungle et de chaîne alimentaire impitoyable, cette impunité qu’on retrouve dans l’anonymat des réseaux sociaux, cette agressivité énigmatique au regard d’un Norvégien. Leurs raisons sont peut-être dans notre rapport à la loi. Le code de la route étant une loi, l’Algérien étant une mémoire vive de résistance aux lois qui ont toujours été françaises, ottomanes ou de puissances occupantes, il s’en suit peut-être une conception biaisée de la révolte permanente : griller un feu rouge, stationner de travers ou conduire en sens contraire prouve à la fois la “puissance” du chauffeur, sa virilité, son statut transcendant, sa révolte. On retrouve des traces de cette épopée atavique dans le regard de défi qu’oppose le conducteur à ses pairs qu’il gêne. Car on enfreint le “code” quand on est puissant, bénéficiant d’une immunité ou quand on est un “courageux” ou capable de faire jouer des “relations” latérales à la république fictive. D’ailleurs, l’un des signes solides de solidarité anti-“lois” est l’appel de phares pour signaler un radar de contrôle de vitesse. Vieux réflexe face à l’autorité (toujours perçue comme coloniale), fraternité du hors-la-loi, chevalerie sans cheval, communauté de l’inutile. On peut y ajouter ce regard moqueur du chauffeur qui vous dépasse, sur une route vide, alors que vous patientez, discipliné, sous un feu rouge. Narquois, rieur, méprisant : vous êtes encore un colonisé ou, au mieux, un soumis et un lâche. Car être fort, c’est ne pas respecter le code : le pouvoir et ses cortèges de ministres et walis en visite sur les chantiers le prouvent quotidiennement. 
C’est sous le ciel venteux de la semaine, assis sur un banc public alors que le soleil joue aux origamis avec les ombres du sol, face au flux routier, qu’on a la meilleure idée de l’état de l’État. Des pouvoirs du “Pouvoir”. Dans les périphéries des villes, là où irradie si peu “La loi”, les feux rouges ont des airs de sentinelles sans relèves, les policiers se hâtent de tourner le dos à l’infraction ou peuvent même se faire écraser par un fou motorisé, la ligne continue est la trace effacée de la présence romaine et le feu orange est mort avec Boumediène. Ici, le pouvoir négocie sa présence, cède sur son autorité et, peu à peu, une sorte de no man’s land s’étale, se déplie et où les plus vieux réflexes de la steppe et du sable reprennent leur droit naturel. C’est ici qu’on saisit l’erreur de terminologie qui, aujourd’hui, compare un “Pouvoir” à des opposants. À l’évidence, des crises d’autoritarisme peuvent nous tromper sur la centralité du “pouvoir” en Algérie, peuvent gonfler les hystéries de quelques amateurs d’épopées guevaristes, mais la réalité est qu’il s’agit de “Faiblesse”, d’impuissance majeure et agitée, affabulé d’un Palais et de quelques décrets. Un jeune Algérien qui stationne de biais bloquant une route entière, un “fidèle” qui ferme l’entrée d’une cité pour courir vers sa mosquée favorite avant la fin des prières en cours, un dos d’âne sauvage installé d’autorité par un retraité oligarque, des fidèles qui l’interdisent par leur prière ou des marcheurs qui y voient un but en soi sont la preuve de la délinquance du sens de l’État dans ce pays. Plus que tout le reste.
L’État, ce sont ses routes. Et ce que nous en faisons est la confession de notre vision de nous-mêmes et de notre futur. Comment on traverse la route, pourquoi on la coupe, comment on stationne, qui peut la détourner ou la privatiser, qui y a droit et qui reste sur ses bords, qui la goudronne et qui la néglige. C’est ici, sur ce tracé laborieux, que s’expriment, parfois, l’âme intime de la nation et l’architecture véritable de ses pouvoirs, l’envie qu’elle a d’aller plus loin. La métaphysique du stationnement à la troisième position est aujourd’hui le signe clinique d’une vacance du Pouvoir, de la plus désastreuse perte de l'autorité de la loi et de la vision d’un pays dépecé en oasis de poteaux, îlots et territoires tracés par l’urine et l’impunité.

 

 

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