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LA DÉFENSE À L’ÉPREUVE DU TEMPS

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AZIZ MOUDOUD Publié 24 Mars 2021 à 21:54

Par : Me AZIZ MOUDOUD
AVOCAT AU BARREAU DE TIZI OUZOU

À la mémoire de Me Ali Boumendjel, mort assassiné le 23 mars 1957.

Inutile de remonter très loin dans l’histoire de la société humaine pour saisir le besoin crucial d’une défense opérante pour un justiciable non formé à l’art de convaincre ni préparé à esquiver l’épée de Damoclès. Car, nul n’est à l’abri d’une bavure, d’une erreur judiciaire, de l’arbitraire, voire d’un acharnement inhumain précisément dans les régimes totalitaires où tous les champs d’expression libre sont verrouillés et les voies de recours sont piétinées parce que la justice est inféodée au prince. D’une vie paisible et heureuse, un honnête citoyen, quel que soit son rang dans la société, peut basculer dans l’enfer de l’injustice qui peut frapper aveuglément et sévir farouchement. Aux confiscations des biens, à la privation des libertés, aux sévices physiques indescriptibles et tortures morales épuisantes s’ajoute le poids de la solitude et de l’isolement dans des endroits lugubres où l’homme se dénude et se voit à jamais vulnérable et en proie au désespoir total jusqu’à vouloir se faire hara-kiri afin d’échapper à l’humiliation insupportable et à la souffrance indicible. Et durant ses horribles cauchemars, il se voit “invariablement dans un puits profond appelant à l’aide” (Ali Koudil, Naufrage judiciaire). Certains témoignages, à ce propos, sont édifiants notamment celui de Bachir Boumâza dans la “La gangrène”, Henri Alleg dans “La question”, Bachir Hadj Ali dans “L’arbitraire”, ainsi que d’autres nombreux témoignages de valeureux militants de la cause amazighe et des droits de l’homme, à l’instar d’Arezki Abboute et d’Arezki Aït Larbi.
Mais qui peut entendre ces voix en détresse on ne peut plus désespérées, incapables de mobiliser les grands médias, les ONG, les associations et les intellectuels de renom ?
Ainsi, le citoyen victime de l’arbitraire s’accroche au dernier rempart des libertés, en l’occurrence, la défense. Car, qui mieux que l’avocat peut “se porter aux côtés du justiciable pour la défense de ses intérêts, de son honneur, de sa liberté et encore de nos jours dans bien des pays comme le nôtre, au secours de sa vie ?” (Ali Haroun, 
El Mouhammat) 
L’avocat est là ! Un regard bienveillant, un geste respectueux, un verbe mesuré et distant, un raisonnement objectif mais profondément humain. “C’est le souffle qui apporte un réconfort, c’est la force qui permet au prévenu de tenir tête à l’accusateur” (Malika El Korso, Algérie 154-1962 : les robes noires au front, entre engagement et art judiciaire). L’avocat constate, analyse, préconise et agit au mieux des intérêts de son mandant quels que soient la couleur de sa peau, son sexe, son statut social, sa religion, son obédience idéologique et sa chapelle politique.
De Cicéron à Gisèle Halimi, la défense est généralement indispensable pour un justiciable qu’il soit un simple jardinier tel Omar Reddad défendu par Me Vergès ou président de la République comme Jacques Chirac défendu par Me Georges Kiejman. Peu importe le chef d’inculpation, d’une petite contravention dans le cadre de la simple police à un délit d’opinion jusqu’au crime contre l’humanité. Souvent, un justiciable inculpé est perçu par l’opinion publique comme coupable. Hai comme un monstre, repoussé tel un pestiféré et rejeté par toute la société qui appelle parfois au lynchage via les médias qui le condamnent sans procès. L’avocat est parfois seul à le soutenir, lui tenir la main sans mépris et sans haine.  Disponible à l’écouter, le conseiller, le rassurer et le “croire” au moment où il est discrédité par tous. Il lui réserve d’abord un respect ontologique dû à l’homme ou à la femme en tant qu’être, et lui accorde ensuite la présomption d’innocence due à chaque prévenu, principe sacro-saint consacré par la charte universelle des droits de l’Homme. 
En somme, l’avocat est incontournable pour la garantie d’un procès équitable et le triomphe de la justice face à l’arbitraire et l’absolutisme. Se trompe donc lourdement celui qui se voit à l’abri d’une injustice et croit pouvoir se passer des services d’un avocat. 
Parce que l’implication personnelle dans un procès réduit la lucidité, fausse l’analyse, altère le jugement du fait des émotions qui peuvent faire obstacle à la raison et l’objectivité même pour un habitué des prétoires et un juriste chevronné. C’est pour cette raison, d’ailleurs, que l’éthique recommande de s’abstenir de plaider pour ses proches et, a fortiori, de plaider pro domo.
Et le grand écrivain Emile Zola ne pouvait faire exception, lui qui était l’auteur de l’historique plaidoyer “J’accuse”, titre d’un article publié dans le journal “L’Aurore” du 13 janvier 1898 dont le retentissement a conduit à la révision du procès Dreyfus. S’étant exposé à des poursuites pénales par son écrit, Zola a sollicité Me Labori pour assurer sa défense devant le tribunal. Conscient que son éloquence – manifestement utile pour sensibiliser l’opinion et conduire à la réparation d’une erreur judiciaire en réhabilitant un honnête citoyen injustement condamné –ne pouvait être d’un grand secours dans les prétoires où la rhétorique est présente, certes, mais ne saurait supplanter l’argumentation juridique, un exercice éminemment technique dispensé dans un jargon souvent ésotérique accessible aux seuls initiés, d’où l’intérêt d’une “plaidoirie” qui reste l’apanage de l’avocat en sa qualité d’homme idoine à même de réussir une possible sortie heureuse de l’engrenage judiciaire. Toutefois, hormis dans les régimes totalitaires où l’avocat est considéré comme un petit bourgeois, un réactionnaire agissant contre les intérêts des masses populaires ou un opportuniste servant ses propres intérêts, voire ceux des ennemis de la Nation, l’avocat occupe une place prépondérante en tant que partenaire d’une justice qui se veut indépendante. De nos jours, la justice est une aspiration du genre humain. Avec la promotion de la culture des droits de l’Homme à travers le monde, la loi du “Talion” s’éclipse en faveur de l’Etat de droit qui se construit lentement mais inexorablement grâce à la philosophie des lumières, les humanités et le sacrifice des femmes et des hommes qui continuent de croire – sans naïveté – que sans défense forte, la justice n’est que chimère.
Certes, la mission de l’avocat est noble mais assurément périlleuse par moment. “L’avocat peut et doit dire ce qui est vrai. Il se peut qu’il lui en coûte”, selon Me Serges Moureaux, le célèbre avocat belge du Collectif de défense du FLN durant la Guerre de libération (in, Avocats sans frontières). Bien qu’il bénéficie de garanties légales qui lui assurent une protection contre toute forme de pressions et lui permettent le libre exercice de sa profession dans le cadre de la loi, le danger n’est pas une vue de l’esprit. Pour rappel, “le sort des défenseurs de Louis XVI condamné à mort le 17 janvier 1793 a été tragique, l’avocat Malesherbes a été exécuté … Tronchet et Sez ont dû prendre la fuite” (Marie Claude Radziewsky, Le théâtre de la vie).
La répression féroce des Algériens par l’armée coloniale n’a pas épargné les robes noires, “sur la quarantaine d’avocats algériens de tous âges en exercice à partir de 1954, il y eut 6 chouhadas : Ali Boumendjel, Amokrane Ould Aoudia, Laib Amrani, Jacques Thuveny, Ameziane Aït Ahcène et Mohamed Abed, 10 détenus et 9 exilés” (Amar Bentoumi, La défense des détenus politiques pendant et après 1954).
Ceci pour dire que le rôle de l’avocat dans la lutte pour l’indépendance du pays était une réalité indéniable qui ne pouvait échapper à Michel Debré qui disait en 1961 que “Les avocats du FLN représentent l’équivalent d’une division” (Amar Bentoumi, ibid). Le collectif d’avocats a adopté une stratégie de défense dite de rupture qui “faut-il le rappeler est l’émanation du comité de coordination et d’exécution (CCE). Elle a été préconisée par Abane Ramdane dès décembre 1956” (Malika El Korso, ibid). Elle consiste à “contester le juge et la loi” (Amar Bentoumi, ibidem). Responsable politique de haut rang, ténor du barreau notoirement connu, Larbi Ben M’hidi et Me Ali Boumendjel ont connu le même sacrifice suprême, par le même bourreau et pour les mêmes causes. Le commanditaire avait la même perception des effets d’une “bombe” et celle d’une “plaidoirie de rupture”. Pour Aussaresse, la différence entre le militant en treillis kaki ou en robe noire réside dans “les moyens” et non “la fin” qui demeure dans les deux cas la destruction de l’ordre colonial et l’accession à l’indépendance.
Aujourd’hui, face à la répression aveugle qui s’abat sur les militants, face aux bavures et aux violation/s récurrentes des droits des citoyens, l’intervention de l’avocat est plus que jamais nécessaire. Il doit être “… avec son peuple, partageant ses souffrances, ses espoirs. Il ne peut rester indifférent”, comme le disait si bien Mouloud Mammeri à propos du rôle de l’écrivain. Et ce n’est pas par hasard que des milliers de citoyens à travers tout le pays scandent, à l’occasion des marches hebdomadaires nées de la dynamique populaire du 22 février 2019, le mot d’ordre, “Bravo les avocats, l’Algérie est fière de vous !” Il ne s’agit pas ici de glorifier une profession par rapport à d’autres ni de hiérarchiser les luttes, mais juste pour rappeler le rôle prépondérant que peut et doit jouer l’avocat.
Fragiliser la défense, dévitaliser le barreau, bâillonner l’avocat et réduire au silence toutes les voix libres constituent le crédo de tous les Etats illégitimes. Bien sûr que le marasme est général et l’absolutisme gangrène toutes les activités. Mais il y a les irréductibles, ceux qui résistent et s’engagent dans la voie de l’éthique et font tout pour sauver l’image de la défense réduite à une peau de chagrin, ceux qui veillent à la formation continue de l’avocat en organisant des colloques, séminaires et journées d’étude à la différence de ceux qui préfèrent organiser des orgies, des villégiatures et multiplient les invitations de convives aux mondaines agapes en contre partie d’une fallacieuse sympathie qui se traduirait en “voix” le jour du choix fatidique, à l’occasion des élections ordinales, qui donneraient des “chefs” affamés en mal d’affection, d’avoir et de pouvoir, prêts à courber l’échine, à pratiquer le baise-main, à se prosterner devant le “cadre d’un responsable moribond, à prier sans ablutions, à applaudir sans conviction et se comporter comme des lions indomptables quand il s’agit de sanctionner un confrère”. Mais les gens de cet acabit, même s’il leur arrive d’être “représentants″, ils ne seront jamais ″représentatifs″ et ne sont pas légion fort heureusement. 
Leur aventure pathétique sera inéluctablement sans lendemain et leurs pairs auront l’ingéniosité de séparer le bon grain de l’ivraie pour le bien du barreau, clef de voûte de l’édifice judiciaire dans un Etat de droit auquel la voix du peuple en marche ne cesse d’appeler avec force. Veiller sur l’ordre est un devoir pour chaque avocat. Le manquement à l’éthique et le non respect des règles de déontologie doit conduire à une juste sanction. Le laxisme entraîne inévitablement le chaos et la démesure dont la sanction provoque le déchirement et fragilise les liens de confraternité qui ne s’accommode pas avec la haine et les règlements de comptes. La justice doit régner partout et pour tous.  Contrairement aux idées reçues, le rôle de l’avocat est primordial pour rendre une meilleure justice, non pas pour dédouaner un client de ses actes avérés et juridiquement répréhensibles, mais pour que la sentence soit proportionnelle à la gravité de l’acte commis et pour que l’innocent ne soit pas injustement condamné. “La profession d’avocat est une profession libérale et indépendante qui œuvre pour le respect et la sauvegarde des droits de la défense. Elle concourt à l’œuvre de justice et au respect de la primauté du droit” (art. 2 de la loi 13-07 portant organisation de la profession d’avocat). 
Pour défendre, il faut, à coup sûr, de la passion, de la compétence, du courage, de l’abnégation et un engagement indéfectible pour braver les pressions inhérentes à certains procès qui ne viennent pas toujours du pouvoir mais, également, de l’opinion publique. Sauf que l’avocat ne doit pas se soucier de préjugés et de la vox populi, “être avocat est un sacerdoce, défendre c’est prendre des risques”, gloire à ceux qui acceptent d’en prendre pour une juste cause, l’histoire retiendra leurs noms. 
L’avocat doit préserver sa liberté et son indépendance. Pour ce faire, il doit cultiver la maîtrise de soi, développer une résistance résolument farouche à toutes sortes de tentations nuisibles à l’honneur de la robe noire notamment le confort grossier et le luxe ostentatoire. “L’avocat, c’est avant tout une certaine manière d’être et non d’avoir” (Me Olivier Morice).
Il doit, aussi, être maître de ses pulsions libidinales et se garder de transformer la séance de conseils juridiques en une exhibition érotique, voire grivoise. Entre l’ascétisme de St Yves et la verve truculente de Rabelais, la robe noire doit peser lourdement sur le choix qui ne veut pas dire renonciation à toutes “les nourritures terrestres” (André Gide). Il doit se garder surtout de tomber dans l’opportunisme aveugle pour accéder au pouvoir à tout prix. Sa lecture du “prince”doit être instructive et féconde pour échapper à la récupération. Machiavel n’éclaire pas que le prince. Assurer son rôle dans la dignité relève de la noblesse et de la fidélité au serment prêté et à la voie choisie qui peut, comme ça été déjà dit, s’avérer périlleuse par moment “mais n’est pas Aragon qui veut”.
Ali Boumendjel, à qui l’historienne Malika Rahal a consacré une biographie remarquable, était un grand avocat, un modèle, une leçon et un authentique militant ayant saisi le message de Jugurtha et déterminé à vivre debout et mourir digne, convaincu que “les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux” (Etienne De la Boètie, discours de la servitude volontaire). A-t-on honoré sa mémoire ? A-t-on intériorisé et respecté l’esprit de la circulaire d’Abane Ramdane préconisant la défense de rupture à chaque fois que les conditions objectives qui ont prévalu à la préconisation de ce système de défense soient de mise ? N’a-t-on pas tendance à se complaire dans la connivence avec une justice aux ordres ? A-t-on suffisamment de lucidité et de courage pour dénoncer l’arbitraire et faire obstacle à l’injustice dans le respect de l’éthique et de la déontologie ? Peut-on “plaire, éblouir et convaincre”, par le verbe éloquent et la plume libre, pour rendre la justice moins servile et répondre aux aspirations de ce peuple ingénieux décidément résolu à vivre dans la dignité ? Entre l’optimisme béat et le pessimisme annihilant, il y a lieu de garder un espoir mesuré en fonction des réalités qui permettent présentement d’aller de l’avant et de hisser la bannière de notre ordre avec réalisme et fierté avec la bénédiction de ce peuple qui voue à la défense reconnaissance et respect à la hauteur des sacrifices consentis pour la défense bénévole des militants poursuivis pour délits d’opinion. Yasmina Khadra, l’écrivain prolifique dont les œuvres monumentales ont été traduites dans plusieurs pays, n’a pas lésiné sur les éloges en saluant “nos avocats défenseurs de la dignité, derniers bastions de la déontologie, pour leur attitude honorable qui nous sauve la mise”. Notre pays, disait-il, “est en danger, mais il ne tombera jamais” (Liberté du 8 février 2021).
Puisse le sacrifice de Me Ali Boumendjel ne soit pas vain !
Puissent les âmes de tous les martyrs reposer en paix !

 

 

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