Contribution

Le double paradoxe de l’inversion et de l’oubli

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Mohamed MEBTOUL Publié 30 Juillet 2021 à 19:12

Par : Mohamed Mebtoul 
        sociologue et fondateur de l’anthropologie de la santé 

On est bien dans le paradoxe de l’oubli incessant. Les champs du possible dans la façon de “faire” médecine sont variables, si l’on considère que tout système de soins est nécessairement de l’ordre du politique.” 

La pandémie de Covid-19 renforce l’errance sociale et thérapeutique des malades orphelins  de tout réseau relationnel, devenant le seul pôle social informel permettant d’accéder rapidement aux informations et orientations pour lutter contre le virus. Nous sommes soumis au paradoxe de l’inversion. 
Alors qu’il s’agit pour les institutions et les instances de médiation d’investir la société (100 000 associations, selon le professeur Khiati, juillet 2021), de contribuer à  socialiser l’information sanitaire, ce sont au contraire les personnes qui sont contraintes  d’assurer, souvent dans l’isolement, la quête de sens et de soins. Cette inversion se donne à lire à partir de l’ordinaire dominé par les multiples “voyages” forcés de personnes, transportant leurs proches pour tenter de se soigner, obtenir parfois une information banale sur la pandémie ou tenter d’arracher, à force de ténacité, d’attente et de sueur, une place d’hospitalisation ou une bouteille d’oxygène introuvable dans sa ville d’origine. 
Ces scènes sociosanitaires au quotidien accréditent ainsi l’image d’un système de soins éloigné de la société. Il semble toujours en retard d’une “guerre”. Il fonctionne dans l’urgence et à l’urgence, peu maître des décisions qui lui sont extérieures, toujours en attente de l’injonction prise par la hiérarchie administrative. 
Il faut attendre que le chef signe pour autoriser le chauffeur d’une ambulance à transporter rapidement un patient dans une structure de soins. Pris dans l’urgence, la hiérarchie locale doit accélérer brutalement l’ouverture des salles de soins pour la vaccination, même si les conditions sociales de travail du personnel de santé sont anomiques. Urgence, attentisme et routinisation semblent s’imbriquer selon le moment, les exigences des uns et des autres, le rapport de force entre les différents responsables politiques. Ici aussi, l’inversion ressurgit : ce sont toujours leurs référents et leurs croyances absolus qui produisent un régime de vérité sur la société, faisant alors peu cas de ses attentes   face au pouvoir d’ordre. 
Il faut soit aller vite quand le drame sanitaire s’amplifie soit, au contraire, s’inscrire dans l’illusion d’une situation sociosanitaire maîtrisée, oubliant pourtant que l’État ne peut être crédible que s’il est fait corps avec la production de statistiques fiables, autonomes et rigoureuses. Elles sont impératives dans l’élaboration de toute politique publique qui impose une régulation contractualisée et anticipatrice, travaillée profondément avec et pour la société locale. La politique publique ne se confond pas avec le volontarisme autoritaire et administré qui consiste à se mouvoir dans la production de chiffres ou de règles en décalage avec la réalité sociosanitaire. Force est de relever que la pandémie donne encore plus de visibilité à la sous-analyse de la société et au mépris institutionnalisé. 
La morale et la moralisation se conjuguent avec l’infantilisation de la société. Il semble important de rompre avec l’évidence paresseuse centrée sur l’individu considéré comme un électron “libre”. “Les gens sont responsables de la situation.” 
Celle-ci est naturalisée à l’extrême, comme si elle nous tombait du ciel, oubliant son épaisseur sociale et politique marquant profondément les pratiques quotidiennes.
Les “urgents problèmes de la vie”, pour reprendre l’expression du philosophe allemand Nietzsche, peuvent difficilement se concilier avec un discours rhétorique ou incantatoire. 
Celui-ci renforce les incertitudes et les sentiments de frustration des populations vulnérables qui aspirent aussi à une dignité sanitaire. Elle est illusoire dans un système de soins centralisé, construit sur des certitudes, s’appuyant sur un modèle de soins fragile et focalisé sur le seul corps organique. Nos corps sont pluriels : organiques, vécus, souffrants à l’origine d’interprétations multiples. Elles ne peuvent être ignorées. Elles sont des “allures de vie” (Canguilhem, 2013) encastrées dans les trajectoires sociales des uns et des autres ; les oublier, c’est aboutir irrémédiablement à radicaliser le divorce entre “eux” et “nous”.

Une médecine de proximité
On est bien dans le paradoxe de l’oubli incessant. Les champs du possible dans la façon de “faire” médecine sont variables, si l’on considère que tout système de soins est nécessairement de l’ordre du politique. 
Il peut se transformer, innover, muter comme le virus, mais cette fois-ci au profit de ceux qui sont en attente d’information, de conseils, d’orientations, d’actes thérapeutiques. La médecine de proximité, ou de famille, celle qui est proche des gens assurés d’être suivis par un praticien référent, a pourtant été instituée par la loi sanitaire de 2018 (où est donc passée la loi ?).
Il ne suffit pas d’énoncer les milliers de structures de soins dans les différents espaces urbains, mais sans possibilité d’innovation et d’autonomie d’action, enfermées dans le cercle infernal de la note écrite, de l’instruction et de la routine, pour pouvoir évoquer la présence d’une médecine de proximité sociale. Celle-ci sous-entend au contraire la valorisation sociale et politique du travail médical qui opère de façon continue, régulière, avec les mêmes patients et leurs proches. 
Il produit de la confiance, de l’adhésion des patients et des membres de la famille. Ils se perçoivent enfin reconnus, estimés, écoutés, donnant ainsi du sens aux informations transmises au médecin-référent. Or,  celui-ci est exclu du champ médical. Et pour cause ! Son fonctionnement actuel est caractérisé par une marchandisation effrénée des soins, une accentuation des inégalités sociales de santé et une automédicalisation banalisée, normalisée dans la société. Elle permet de lire des microhistoires sanitaires dominées par le médicament, les influences multiples sur la façon de faire soins, faute d’une médecine de proximité. Nos regards sont alors centrés sur un hospitalocentrisme défiguré, segmenté, écrasé sous le poids du nombre des patients, et un personnel de santé épuisé, affaibli, peu écouté,  non reconnu, pris dans les tenailles d’un système de soins administré et faiblement ancré dans la société.  
On reste encore dans l’oubli : ne pas reconnaître que la santé publique est nécessairement un langage du social, autorisant la clarification, la persuasion, la socialisation active, décentralisée de l’information sanitaire, le refus de toute opacité et de l’injustice sanitaire, permettant au puissant de s’approprier avec aisance les objets et les moyens techniques et thérapeutiques les plus adéquats pour se soigner. 
On oublie enfin l’enjeu central : la société n’a jamais été considérée comme porteuse de changement dans ses différentes temporalités à la fois politiques, sanitaires ou économiques. Tout a été ou presque réapproprié politiquement de façon insidieuse, pour s’interdire de donner du sens au mot engagement dans la cité. 
Il faut ouvrir les yeux de façon lucide sur le fonctionnement-délaissement de nos différents espaces de vie. Ils sont laissés à eux-mêmes, où viennent se greffer – toujours ce maudit mot de mauvaise greffe – des détritus qui font partie de notre ordre de vie. 
Ils sont transplantés de façon ordinaire et banale dans les coins de rue  et les trottoirs. Ils sont “parlants”, mais pas à la manière de l’entrepreneur moral toujours à l’affût pour donner des leçons de civisme aux autres, mais au contraire pour nous dévoiler avec force que nous “baignons” dans la non-citoyenneté caractérisée précisément par cette hégémonie à tous les niveaux du politique et de la société, d’un informel généralisé, normalisé, médiocre, discriminant, sous-tendu par la violence de l’argent au cœur des arènes sociales. 


Références bibliographiques
Canguilhem G.,  2013, Le Normal et le Pathologique, Paris, PUF.
Nietzsche, 1872, La Naissance de la tragédie, Paris, Flammarion. 

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