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LE DROIT SÉLECTIF DU CRIME CONTRE L’HUMANITÉ

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Rédaction Nationale Publié 17 Janvier 2021 à 21:27

Par : Me MILOUD BRAHIMI
         AVOCAT

“ Si les dignitaires du régime nazi ont été rapidement et sévèrement sanctionnés, en octobre 1946, par le tribunal de Nuremberg, les grands criminels de la guerre d’Algérie sont assurés de l’impunité.”

Pour en finir avec l’accueil réservé aux plaintes liées à la guerre d’Algérie, il est intéressant de revenir sur celle qui a été déposée en mai 2001 par Josette Audin, l’épouse de l’assistant de mathématiques enlevé par les parachutistes et disparu à jamais depuis 1957. La plaignante a fait valoir, en s’inspirant de la jurisprudence Pinochet, que la séquestration de son mari, dont le corps n’a jamais été retrouvé, est un délit continu, par conséquent non couvert par la prescription et l’amnistie. La réponse du magistrat instructeur ne s’invente pas, elle est contenue dans l’ordonnance de refus d’informer rendue le 10 juillet 2002 (citation) : “La qualification de séquestration n’a pour but que de tenter d’échapper aux différentes causes d’extinction de l’action publique.” On pourrait tout aussi bien lui objecter qu’une motivation aussi alambiquée n’a pour but que de soustraire à la justice les grands criminels de l’armée française. Il reste que, pour critiquable qu’elle soit, la construction jurisprudentielle française est parfaitement cohérente. Elle interdit toute incursion des crimes commis par la France pendant la période coloniale. Un autre pays, au passé colonial moins chargé, s’est essayé en sens contraire de la France, à la mise en œuvre de principes en harmonie avec le droit humanitaire international. Il s’agit de la Belgique, dont la démarche fut assurément généreuse. Mais avec des résultats plutôt incertains.

II-LA BELGIQUE ET LA COMPÉTENCE UNIVERSELLE
En 1993, ce petit royaume a promulgué une loi dite de compétence universelle saluée dans le monde entier.
La justice belge s’est ouverte à toute victime, quels qu’en soient la nationalité et le lieu de résidence, pour un crime commis en n’importe quel endroit du globe, quels qu’en soient les auteurs, leur lieu de résidence ou leur nationalité. La Belgique a donc adopté dans toute sa plénitude le principe de compétence universelle, si bien que l’opinion publique internationale a accueilli avec enthousiasme le jugement de la cour d’assises de Bruxelles qui, le 8 juin 2001, a condamné quatre Rwandais pour crime de génocide. Mais les choses n’ont pas tardé à se gâter lorsque, au cours du même mois de juin 2001, vingt-trois rescapés ou parents de victimes de Sabra et Chatila ont déposé plainte contre Ariel Sharon, chef du gouvernement israélien en exercice, pour crime contre l’humanité (on se rappelle qu’il était ministre de la Défense en septembre 1982 et que l’armée israélienne a bouclé le camp pendant que ses auxiliaires des milices chrétiennes se livraient à un massacre en règle sur la population civile du camp, femmes, enfants et vieilles personnes). La FIDH a approuvé cette plainte, mais elle a “sagement” évité de s’y associer. Il est vrai qu’une commission israélienne avait disculpé Ariel Sharon en retenant son implication “indirecte” (en somme : personnellement responsable, mais pénalement non coupable...).
Et Menahim Begin, alors chef du gouvernement israélien, de déclarer avec l’humanisme qui le caractérisait (citation) : “À Sabra et Chatila, des non-juifs ont massacré d’autres non-juifs. En quoi sommes-nous concernés ?”
Il a dit “non-juifs”, comme il aurait dit “non-personnes”...
Connaissant la puissance d’intervention d’Israël et de ses alliés, il n’est pas étonnant que la justice belge ait cafouillé et déclaré tour à tour la plainte recevable (par arrêt du 28 novembre 2001) et irrecevable (par arrêt du 26 juin 2002), motif pris de la non-présence de l’intéressé sur le territoire belge. C’était vider la compétence universelle de toute sa substance. Et ce n’est pas fini : Alors que la procédure suivait son cours, une autre plainte, dont les autorités belges se passeraient bien, est venue compliquer les choses. Elle visait Georges Bush père, Colin Powel, Dick Cheney et Norman Schwarzkopf pour crimes commis en 1991 pendant la première guerre d’IRAK. Les USA ont alors menacé la Belgique de délocaliser le siège de l'OTAN et de boycotter le port d'Anvers.

Il n'en fallait pas davantage pour ramener à la raison un pays qui, à l'évidence, avait vu trop grand.
D'où la refonte de fond en comble, en juillet- août 2003 de la loi de 1993, avec soumission de la recevabilité de la plainte aux conditions  de droit commun: la victime (ou l'auteur) doit être Belge ou résider en Belgique depuis trois (3) ans au moins (c'est le retour à la notion classique de lien de rattachement), immunité pour les hauts responsables en exercice des États tiers, et cerise sur le gâteau, immunité pour les ressortissants des États démocratiques, prétendument assurés d'un procès équitable dans leurs propres pays. L'ONG Human Right Watch (HRW) a eu beau jeu de noter qu'Israel est bien un État démocratique, sans pour autant que les victimes de Sabra et Chatila y aient trouvé justice. Soi-disant, elle a omis de préciser que l'État d'Israel est démocratique pour les juifs, et juif pour les Palestiniens…

N'empêche, la justice belge s'est récemment déclarée compétente pour juger deux Rwandais (encore...), s’est rappelée qu'elle a lancé le 19/09/2005 un mandat d'arrêt international contre Hissène Habre (à propos de l’ex-chef d'État, elle pourrait avantageusement s'intéresser aux assassins de Patrice Lumumba, pour la plupart refugiés en Belgique ou citoyens belges... ).
Une curiosité qui vaut d'être relevée entre confrères: les victimes des deux procès du génocide rwandais ont été défendues par Me Michèle Hirsh. Il se trouve que c'est la même avocate qui a été chargée de la défense de... Sharon. La confraternité m'interdit tout commentaire.

Par contre, il peut être intéressant de relever que l'Espagne est en train de supplanter la Belgique sur le terrain de la compétence universelle, suite à un arrêt rendu le 05/10/2005 par sa plus haute juridiction, c'est à dire le tribunal constitutionnel pour qui (citation): “Le principe de compétence universelle prime sur l'existence ou non d'intérêts nationaux”. Il s'agit in casu d'une plainte de Rigorta Menchu, prix Nobel de la Paix, grande défenseur des Indiens d'Amérique, pour crimes contre l'humanité commis au Guatémala. L'avenir très proche nous dira, à l'occasion des futures plaintes, si ce beau principe continuera à primer sur les intérêts égoïstes... de l'Espagne.

Si les justices nationales ont tant de mal à gérer ces concepts, intimement liés, de crime contre l'humanité et de compétence universelle, on peut a priori s’attendre à une meilleure prise    en charge au niveau de la Cour pénale internationale (CPI), symbole de la justice internationale. On va voir que ce n'est pas tout à fait le cas.

III-LA COUR PÉNALE INTERNATIONALE : ÉTAT DES LIEUX
Contrairement au TPIY et au TPIR, institués par le Conesil de sécurité en vertu du chapitre VII de la charte des Nations unies, la CPI a été créée par le traité de Rome, approuvé le 17/07/1998 par 120 États, avec 20 abstentions, dont plusieurs pays arabes et 7 voix contre :  les USA, Israel, la Chine, l'Inde, le Vietnam et, allez savoir pourquoi, Bahrein et le Qatar, on les a appelés le “front du refus...” ?
Après ratification par 60 États, dont le premier fut le Sénégal, et parmi lesquels la Jordanie était le seul pays arabe, la CPI est née officiellement le 01/07/2002... et, après nomination des 18 juges et du procureur, elle a commencé à fonctionner effectivement à la Haye, début 2004. 

Elle a reçu des centaines de plaintes, dont deux seulement sont actuellement à un niveau avancé dans l'instruction, qui concernent l'Ouganda contre l'Armée de Résistance du Seigneur, et la République démocratique du Congo contre la rébellion qui sévit en Iturie (région frontalière du Rwanda et de l'Ouganda). On s'accorde à dire que les premiers pas de la CPI sont très laborieux. C’est que, depuis sa naissance, elle doit faire face à l'hostilité déclarée des USA, qui voient d'un très mauvais œil une juridiction qu'ils ne contrôlent pas. Est-ce à dire que la CPI est cette juridiction universelle attendue de tous pour un monde meilleur ? Les observations qui suivent n’incitent pas forcément à l’optimisme :
1- L’universalité de la CPI est toute relative, puisque sa compétence territoriale s’arrête aux États qui ont ratifié le traité de Rome (une centaine à ce jour), à l’exclusion des autres, et sa compétence personnelle aux ressortissants de ces États. La combinaison de ces deux compétences fait que la CPI est compétente pour tout crime perpétré par les ressortissants d’un État partie, même s’ils ont opéré sur le territoire d’un État tiers, et pour tout crime commis sur le territoire d’un État partie, même par des ressortissants d’un État tiers.
Ce n’est pas rien, mais on n’est pas encore dans l’universalité, surtout que les USA ont obtenu d’une cinquantaine d’États parties à la CPI l’engagement formel d’une immunité totale pour les citoyens américains. Ceux qui ont refusé (une trentaine) ont été exclus de l’aide militaire américaine, suite à une loi votée par le Congrès en août 2002.
2- La compétence temporelle de la CPI est encore plus restrictive, puisque son statut porte deux dispositions relatives à la non-rétroactivité (citation) : “Art 11-1 : La cour n’a compétence qu’à l’égard des crimes commis après l’entrée en vigueur du présent statut.
Art 24-1 : Nul n’est pénalement responsable (...) pour un comportement antérieur à l’entrée en vigueur du statut.” Résultat des courses : le statut de Rome institue une amnistie planétaire pour les crimes perpétrés avant le 1er juillet 2002, date de son entrée en vigueur : crimes coloniaux, goulag et autres violations graves du droit humanitaire international.
3- Contrairement au TPIY et au TPIR, régis par le principe de primauté sur les juridictions nationales, la CPI obéit au principe de complémentarité, conformément à l’article 1 du statut.
Cette disposition fait à la CPI obligation de déclarer irrecevable toute plainte justiciable d’une juridiction nationale, sauf si et seulement si : 
a- l’État concerné ne veut pas ou ne peut pas juger ;
b- l’État juge, mais seulement pour la forme, dans le but de soustraire l’accusé à la justice internationale. 
La preuve des carences susvisées est à la charge du procureur, sous le contrôle de la Chambre préliminaire (qui rappelle, toutes choses égales par ailleurs, la Chambre d’accusation...).
On pressent déjà les obstacles que devra surmonter la CPI lorsqu’il lui faudra juger telle justice nationale pour décider si elle doit se saisir d’un dossier...
4- La saisine de toute juridiction est un enjeu central pour son indépendance.
Les USA entendaient la limiter au Conseil de sécurité, où ils ont droit de veto ; et c’est précisément parce qu’ils n’ont pas obtenu satisfaction qu’ils ont déclaré la guerre à la CPI.
Cela étant, les modes de saisine se résument comme suit :
a- Les États et les victimes sont recevables à saisir le procureur chargé d’apprécier le sérieux de la plainte.
b- Le Conseil de sécurité peut également saisir la CPI, avec, le cas échéant, extension de sa compétence à des États ou à des ressortissants normalement étrangers à la juridiction de la cour. Dans ce cas de figure, le Conseil de sécurité s’adresse à la CPI pour faire l’économie de l’institution d’un TPI ad hoc. C’est très exactement ce qui vient de se passer début juin 2005, quand il a chargé la CPI d’ouvrir une information sur les crimes commis au Darfour, au sud du Soudan. Fait intéressant à relever, les USA n’ont pas opposé leur veto, mais il faut se garder de tirer des conclusions hâtives sur une possible évolution de la première puissance du monde à l’égard de la cour.
c- Mais c’est l’article 16 du statut qui fait problème en matière de saisine, puisqu’il autorise le Conseil de sécurité à interdire ou à geler toute enquête pendant douze mois renouvelables par résolution adoptée en vertu du chapitre VII de la charte des Nations unies.
Cette disposition est pour le moins choquante, même si sa mise en œuvre s’avère de prime abord malaisée, puisqu’elle suppose un vote majoritaire à neuf voix au moins, sans aucun veto...
Encore échet-il de relever que cet article a déjà fait l’objet d’une application considérée comme illégale, dans la résolution 1422 du 12 juillet 2002, soit quelques jours à peine après la naissance de la CPI, qui instaure une immunité de poursuites en faveur du personnel participant aux opérations de l’ONU, issu d’États n’ayant pas ratifié le traité de Rome.

En fait, cette résolution a été prise sur pression de USA qui avaient opposé leur veto en date du 30 juin 2002, soit quarante-huit heures avant l’entrée en vigueur du statut de Rome, au renouvellement du mandat de la Minup, la force de polices des Nations unies en Bosnie (qui compte 1 600 gendarmes... désarmés... dont à peine 46 Américains ! C’est dire que la CPI est mal partie pour répondre aux immenses espoirs placés en elle. Faut-il pour autant, au terme de ce tour d’horizon, se défier de la justice pénale internationale et considérer avec Jacques Vergès que (citation) : “Le rêve d’une justice internationale au-dessus des nations et des parties est un rêve magnifique. Mais c’est un rêve impossible.” (Quotidien suisse 24h du 9-10 nov. 2002)? Peut-être, mais, outre qu’il n’est pas interdit rêver, les échecs d’aujourd’hui sont porteurs, c’est ma conviction, des succès de demain. Nous devons nous garder de la politique de la chaise vide, pour être partie prenante au monde qui se fait, en dénonçant autant de fois que c’est nécessaire les dysfonctionnements de l’ordre judiciaire international, mais aussi en formulant, autant que faire se peut, des propositions constructives. À vue humaine, le crime contre l’humanité continuera à frapper le deuxième collège de cette humanité. Et, depuis que le monde est monde, c’est le fort qui entend s’affranchir de la règle de droit et c’est le faible qu’elle protège. Après tout, il n’est pas indifférent à la ville martyre de Srebrenica que ses bourreaux en chef Mladic et Rakadzic soient condamnés à l’errance perpétuelle, faute d’avoir à purger une peine de même nature.

Et, quand on pense à la caricature de procès qu’on fait à Saddam Hussein en Irak, force est de constater que Slobodan Milocevic était infiniment mieux loti, en termes de respect des droits de la défense, devant le TPIY. En vérité, si décevant que soit, au jour d’aujourd’hui, le fonctionnement de la justice internationale, il faut la préférer aux justices nationales, sensibles entre toutes aux intérêts égoïstes de ces monstres froids que sont les États.
Ultima ratio, ce n’est pas parce que les justices nationales fonctionnement mal, parfois même très mal (honni soit qui mal y pense...), qu’on doit songer à s’en débarrasser.
Nolens volens, la CPI est devenue la mauvaise conscience des puissants du moment. L’animosité que lui manifestent les USA est on ne peut plus révélatrice : personne n’ignore ce qui s’est passé à Abou Graïeb et se passe encore à Guantanamo et en Irak. En refusant de ratifier le statut de Rome, Israël, la Russie et la Chine reconnaissent implicitement mais nécessairement que leurs agissements en Palestine, en Tchétchénie et au Tibet sont potentiellement justiciables de cette cour.

Même si c’est négativement par rapport aux États qui viennent d’être cités, l’ordre pénal international est désormais une réalité, avec laquelle il faut compter. Des milliers d’ONG nationales et internationales se sont regroupées en coalitions en Europe et en Amérique pour encourager l’adhésion à la CPI et en renforcer le rôle. C’est parce que nous devons participer pleinement à ce mouvement planétaire que je ne terminerai pas sans évoquer l’Algérie.

Nous avons attendu mai 1989 pour ratifier la charte internationale des droits de l’homme,   c’est-à-dire le Pacte international relatif aux  droits civils et politiques, le Protocole facultatif s’y rapportant, et le Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966. Nous avons également ratifié la convention internationale contre la torture de 1984. Il est incompréhensible que nous n’ayons pas encore adhéré à la CPI et, surtout, que nous n’ayons pas mis à niveau notre législation pénale par rapport au droit humanitaire international. Dans le droit de ce pays gorgé de sang et de larmes, vainement chercherait-on trace du crime contre l’humanité. Et si Aussaresses revenait sur les lieux de ses abominations, les autorités algériennes n’auraient d’autre choix que de le reconduire à la frontière, faute de disposer d’une législation à même de le confondre.
Nous avons évoqué les efforts de la Fondation du 8 Mai 1945 pour faire reconnaître les crimes coloniaux et sanctionner le massacre du 17 octobre 1961. Il y a aussi ceux de la famille Ben M’hidi, de Louisette Ighilahrlz et de tant d’autres associations. Mais elles se sont toutes adressées à la justice française qui leur a opposé une fin de non-recevoir, comme pour les inviter à s’adresser à la justice de leur propre pays. N’est-ce pas le premier scandale ? 
Il est temps, vraiment temps, de relever le défi.
 

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