Culture BADRA CHERFI, STYLISTE ET FONDATRICE DE LA MAISON BRITANNIQUE BOPHONYSSE

“À travers mes pièces, je raconte l’histoire de mes ancêtres”

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Farid BELGACEM Publié 21 Avril 2021 à 00:53

© D.R.
© D.R.

Styliste racée et engagée, Badra Cherfi revient dans cet entretien sur sa plus belle aventure dans le monde de la mode. Née à La Casbah d’Alger et originaire du Chenoua, elle crée la maison britannique Bophonysse à Londres. Intégrant des motifs purement berbères dans ses créations, elle allie dans sa philosophie la tradition et la modernité, en fondant les multiples civilisations qui ont traversé l’Algérie pour diffuser une culture ancestrale dans le monde.

Liberté : Qui est la créatrice de la maison britannique Bophonysse, Badra Cherfi, et de quelle région d’Algérie êtes-vous originaire ?
Badra Cherfi :
Je suis franco-algérienne, éprise d’histoire, d’art et de littérature. Je suis née à La Casbah d’Alger. Mes parents sont originaires de la région du Chenoua, qui est le creuset d’une profonde culture berbère somptueuse. La population de cette région est berbérophone et parle le chenoui, qui est une variante du berbère. Les Chenouis sont très proches des Kabyles en termes de coutumes et d’artisanat. 
Mon amour pour cette culture berbère est né lorsque j’allais rendre visite à mes grands-parents à Cherchell, cette ville antique sur la côte méditerranéenne appelée autrefois Césarée. Elle était, d’ailleurs, la capitale du roi berbère Juba II (auquel je consacre une collection très prochainement) et l’une des plus importantes cités du littoral occidental de l’Afrique septentrionale antique. 

Dans votre dernière collection haute-couture “Coral Clear”, vous avez ressuscité la reine numide Sophonisbe en intégrant des motifs purement berbères. Comment cette idée vous est-elle venue à l’esprit ? 
J’ai toujours été passionnée par l’histoire antique de l’Afrique septentrionale et précisément des origines des Berbères, ainsi que de leur évolution dans cette région. Je trouve que c’est un épisode de l’histoire qui a été raconté seulement par le camp adverse et, de ce fait, elle nous reste un peu étrangère et peu connue. 
Par ailleurs, j’ai toujours eu envie de retourner dans le passé et de revivre cette histoire parce qu’elle est très riche et, comme elle a été rejetée, cela a provoqué en moi ce sentiment de malaise. Je sentais que quelque chose manquait. Je ne viens pas d’Arabie, je suis originaire d’Algérie, d’un peuple amazigh qui a toujours vécu là-bas. Je ressentais très fortement cette partie manquante de mon identité.

Comment faites-vous pour marier deux cultures diamétralement différentes, en l’occurrence le savoir français et les motifs ancestraux berbères ?
J’essaie de le faire d’une manière subtile même si à première vue on peut penser qu’il n’y a rien de berbère dans mes créations. Cependant, lorsqu’on observe les motifs que j’ai intégrés dans les peintures ainsi que le symbolisme de certaines couleurs, on peut y voir plus clair, mais cela demande un certain esprit artistique et connaisseur pour comprendre cette mise en relief. À l’exemple des Berbères qui ont su épouser la culture arabo-musulmane tout en restant fidèles à leurs racines. Mes créations aspirent à ce qu’on embrasse le présent tout en portant les valeurs de son passé. C’est aussi mon histoire : l’histoire d’une simple Algérienne multiculturelle nostalgique de son histoire mais vivant pleinement son présent.

Quels sont les motifs majeurs que vous avez essentiellement intégrés et comment avez-vous déniché les matériaux adéquats pour refléter réellement l’amazighité dans votre collection ?
Premièrement, le Yaz, que j’utilise d’ailleurs comme le logo de la marque. Je l’ai utilisé comme une allégorie de l’Homme libre qui ne renie jamais ses racines. Bien au contraire, son attachement à sa terre fait de lui ce qu’il est, telle Sophonisbe qui refusa de devenir un triomphe romain. En outre, la culture berbère accorde beaucoup d’importance aux éléments de la terre, que l’on retrouve dans l’art berbère, dans des motifs de l’eau, de la faune, de la flore. 
De ce fait, à travers le langage des fleurs, il est possible d’exprimer de multiples sentiments et sensations : on peut par exemple parler d’amour avec des roses rouges. J’ai peint les tulipes, qui représentent l’amour profond, pour évoquer la tragique histoire d’amour entre Sophonisbe et Massinissa. 
Je pense que les Amazighs se voient dans le lien indéfectible à la terre, au sens de la communauté et de l’hospitalité, tout cela, en respectant rigoureusement la nature qui nous offre ses bienfaits. 
On l’observe notamment dans la relation qu’ils entretiennent avec la mer et dans la manière avec laquelle le corail rouge est incorporé dans les bijoux berbères. J’ai donc beaucoup utilisé le corail rouge dans ma collection en hommage à ce lien marin. C’est pour cette raison que j’ai utilisé le corail rouge comme une allégorie de la nature et de la femme également par sa nature reproductive et son élément de précieux. Sauf que le corail rouge est une espèce qui se reproduit très lentement et qui est en grand danger d’extinction si on continue à l’exploiter massivement, d’où mon approche éthique et écologique de l’environnement.

Votre philosophie de la mode ne recèle-t-elle pas une cause revendicative ? N’est-ce pas une manière pour vous d’exprimer vos convictions et de faire voyager la civilisation berbère à travers la haute couture ? 
Mon travail ne reflète pas vraiment de revendications purement politiques. Si je m’apprête au discours illusoire du démagogue, je trahis mes valeurs. J’ai une démarche intellectuelle et artistique qui donne à penser. J’ai une passion dévorante pour la littérature, cependant je ne crois pas avoir le don de la plume, et je pense qu’il y a, en effet, diverses manières de s’exprimer, notamment à travers des créations artistiques dans la mode. Je ne mesure pas le succès par le matériel, c’est-à-dire que si j’ai achevé une pièce, je considère que c’est un succès parce que j’ai réussi à raconter l’histoire que je voulais. 
À travers mes pièces, je raconte l’histoire de mes ancêtres, je célèbre leur bravoure, leur attachement à la terre, j’apprends de leurs mésaventures, je construis mon présent et j’aspire à un futur meilleur. Je souhaite à ce que la culture berbère soit revalorisée et célébrée dans le monde. Que notre héritage soit mis à l’ordre du jour et qu’il cesse d’être méprisé dans sa propre demeure.

Avez-vous une clientèle cible ici à Londres ou dans d’autres villes ou capitales du monde ?
J’ai un public relativement jeune attentif à ce qu’il consomme (histoire, matériau, éthique, etc.) qui se trouve un peu partout dans le monde. Comme je ne fais pas encore de prêt-à-porter, ma clientèle n’est pas très variée et reste très ciblée. Je compte exposer la collection un peu partout dans les capitales de la mode afin de toucher un plus grand public.

Recevez-vous des encouragements de la part de la diaspora algérienne basée à Londres ou d’ailleurs ?
Je remercie la diaspora algérienne dans le monde qui n’hésite pas à exprimer son profond soutien et ses félicitations. Malheureusement, une grande majorité des Algériens résidant au pays excellent dans la critique préjudiciable, sans voir que le message est plutôt unificateur et valorisant ; il appelle à embrasser l’héritage qui a fait de nous ce que nous sommes aujourd’hui, et non à la division et à la destruction. Je pense qu’il est impératif que les Algériens assimilent leur histoire à nouveau. Qui sommes-nous réellement ? L’Algérie doit se réapproprier son histoire et la réécrire avec sa propre encre. Nous avons une histoire majestueuse qui peut nous être très profitable. 

Comptez-vous exposer un jour votre collection en Algérie si l’opportunité s’y prête ?
Oui, je le souhaite vraiment, dès que la situation sanitaire sera résolue.   

D’autres projets en vue ?
Je travaille encore sur une autre collection inspirée de notre somptueuse histoire. J’aimerais aussi travailler sur d’autres projets artistiques, notamment créer des costumes pour le cinéma. J’aimerais voir notre histoire entrer dans le monde du septième art. 

Quel est votre souhait le plus cher dans le monde de la mode ?
C’est de voir les cultures minoritaires représentées d’une manière adéquate sans aucune appropriation culturelle et cela, en créant des collaborations avec des designers issus de ces cultures. 
Je pense que les cultures minoritaires ne sont pas valablement représentées ou célébrées dans la mode. Je rêve d’une mode qui revient à la source, qui se voit inclusive et responsable.

Propos recueillis par : FARID BELGACEM

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