Culture LA CHRONIQUE LITTÉRAIRE DE BENAOUDA LEBDAI

MAÏSSA BEY OU LA LITTÉRATURE DE LA LIBÉRATION

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Rubrique Culturelle Publié 30 Juin 2021 à 09:05

© D.R.
© D.R.

Maïssa Bey est sans aucun doute la romancière algérienne la plus visible sur le plan national et international. Une plume féminine et féministe confirmée dans le domaine littéraire algérien. Elle a publié une dizaine de romans, des nouvelles ainsi que quelques essais. Quand certains écrivains parlent de “leur œuvre” après avoir publié un ou deux textes, j’aimerais souligner que je n’ai jamais entendu Maïssa Bey parler de la sorte, elle parle plutôt de son angoisse face à la page blanche, de ses doutes et du désir de donner le meilleur d’elle-même dans le domaine de la fiction.

Maïssa Bey discute toujours du dernier roman ou texte qu’elle vient de publier. Lorsqu’on parcourt les titres de ses textes, force est de constater qu’elle a su construire un style, qu’elle a su insuffler tout au long de son cheminement intellectuel une vision de la vie et de sa prise en charge de manière à la fois subtile et affirmée. Depuis son premier roman Au commencement était la mer, publié en 1998, Maïssa Bey a su créer des dizaines de personnages féminins forts qui émanent de son entourage, de son environnement, des femmes qu’elle observe, en un mot de la société algérienne.

Elle accapare le pouls de la société pour les transcrire à travers des fictions proches de la réalité. La romancière possède cet art littéraire de donner vie à des sentiments et des ressentiments comme on peut les vivre dans la vraie vie. Ainsi, elle est celle qui se renouvelle aussi bien au niveau des thèmes abordés que de la forme littéraire comme en témoigne son dernier roman Nulle autre voix qui est d’une grande maîtrise stylistique sur le plan de la construction textuelle. C’est un texte qui fonctionne comme un thriller en abordant un thème d’une grande actualité.

En effet, cette fiction repose sur la mise en scène d’une femme qui a tué son époux et qui écopé d’une peine de quinze ans de prison. Sujet brûlant en Algérie et à travers le monde, comme le montre le jugement de la Française Valérie Bacot qui a tué son mari extrêmement violent et pervers et qui fut pratiquement acquittée grâce à une défense qui a démontré le calvaire de cette femme.

Maïssa Bey campe un personnage condamné pour crime car, durant le procès, ce qui fut pris en compte c’est le fait qu’elle a tué. La romancière a eu le courage de prendre en charge un thème aussi sensible. Ce texte fictionnel n’est ni un pamphlet ni un roman à thèse, mais une mise en abyme car la “criminelle”, à sa sortie de prison, est approchée par une écrivaine qui lui demande de lui raconter sa version histoire, de lui dire comment elle en est arrivée à éliminer son mari.

La meurtrière accepte pour rendre sa version des faits publique, connue du plus grand nombre. Ainsi, la narratrice dévoile à travers quatorze lettres ce qui s’est dit entre elle et l’écrivaine-visiteuse. L’objectif pour l’écrivaine est de pouvoir écrire un roman à partir de l’histoire de l’épouse criminelle qui, lors de son arrestation, n’a dit que ceci : “J’ai tué un homme. J’ai tué un homme qui… C’était un homme… Je n’ai rien à dire pour l’instant.” L’écrivaine-enquêteuse gagne petit à petit la confiance de la coupable.

L’auteure du crime dévoile par à-coups son histoire familiale, ses rapports avec sa mère, son père, son frère et son mari. Elle raconte par touches successives comment la violence s’est installée dans le couple, comment les silences se sont transformés en pesanteurs, comment elle a découvert juste après le mariage signifiait le mépris de son mari vis-à-vis d’elle.

La société patriarcale algérienne est ainsi remise en question. Ce roman représente l’histoire des femmes qui sont installées de facto entre le “visible et l’invisible”, qui gèrent à leur détriment les apparences, les non-dits quand la réalité des faits, particulièrement tragique, est tue. Ce texte fictionnel dénonce les violences faites aux femmes.

L’originalité introduite par Maïssa Bey repose sur le fait qu’elle ne met pas en scène une analphabète qui subit la domination masculine parce qu’elle est démunie et ne peut faire autrement, mais la narratrice-criminelle a fait des études poussées, elle a une profession, elle gagne son propre argent. Malgré cela, une fois rentrée à la maison, elle subit les mêmes humiliations et les mêmes brimades et ainsi la force du texte est que la femme en tant que femme est victime quel que soit son statut social. La narratrice raconte à l’écrivaine-confidente les premiers coups, le silence malgré la douleur ; elle a tout fait pour ne pas crier, pour sauver les apparences.

Les raisons sont multiples et cette fois-là, malgré ses explications pour son retard, dû à une réunion qui a duré plus longtemps que prévu, elle est mollestée : “Nous venions de dîner… Je me suis levée pour débarrasser la table. Il est arrivé derrière moi dans la cuisine. À pas de loup. Il m’a donné un coup de pied dans les mollets. De toutes ses forces. Je suis tombée sur les genoux. Le plat que je tenais s’est cassé… Un éclat de porcelaine m’a entaillé la paume.” Il a continué et s’ensuivirent les mensonges pour ne pas dire aux collègues, aux amis pourquoi sa main était blessée. Cette violence devenait quotidienne, tous les prétextes étaient bons pour lui faire mal. En prison, elle s’est retrouvée avec des femmes qui ont toutes subi les violences des maris ou des frères. Toutes ont vécu des expériences sordides : les coups, les viols, les insultes.

Lorsqu’elles réagissent elles ne sont plus des victimes mais des coupables. Les enjeux sont énormes, car tout est fait pour que la place de la femme soit subalterne. Fatiha une des codétenues raconte : “Vous savez, mon mari, je l’ai quitté parce qu’il me frappait. Dès que quelque chose n’allait pas, même à son travail, il rentrait à la maison, il criait et les coups partaient.” Fatiha est partie mais pas la narratrice qui à bout en est arrivée au meurtre : “Quand il entrait il me suffisait de regarder son visage pour savoir que à plus ou moins court terme, la gifle, le coup de poing, ou le coup de pied allait partir.” L’histoire racontée à l’écrivaine dit que la criminelle n’a jamais eu aucun remords, et pour cause, entre le début et la fin du roman, elle parle de sa souffrance tout au long des années, de sa solitude, de son huis clos tragique. Elle a payé sa dette à la société patriarcale, tant et si bien qu’après son retour après quinze ans, son appartement se transforme en un prolongement de la prison, une prison mentale, celle de nombreuses femmes.

Elle ne sort de chez elle que pour faire quelques courses à environ deux cent mètres de son immeuble. Néanmoins le récit dit son innocence.  Nulle autre voix est un roman courageux qui ose parler aussi de la sexualité des Algériennes, sans tabou, en décrivant des scènes crues pour dire la souffrance des femmes, pour dire les frustrations. Les femmes ne sont, pour la majorité des maris, que des objets sexuels, pour qui l’amour en tant que sentiment n’est qu’absence. La romancière explore la question du corps de la femme face à la brutalité de certains hommes de la société algérienne, face à la question des intolérances et des interdits.

L’audace et la modernité de l’écriture de Maïssa Bey se situent à travers le dépassement de la mise en scène modernité versus tradition, pour dénoncer, grâce à une maîtrise remarquable de l’écriture, l’infériorité constante de la femme algérienne, plus de soixante ans après l’indépendance. Maïssa Bey marque sans aucun doute un tournant dans la littérature féminine algérienne avec ce texte puissant.
 

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