Culture Mohammed Yefsah, maître de conférences à l’université Oran 2

“MOULOUD MAMMERI ABHORRAIT LA GUERRE”

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Said OUSSAD Publié 18 Mai 2021 à 09:54

© D.R.
© D.R.

Mohammed Yefsah, maître de conférences à l’université Oran 2, a conçu et dirigé l’ouvrage collectif sur “Mouloud Mammeri : intellectuel enchanté, romancier désillusionné”, paru aux éditions Frantz-Fanon. Il revient dans cet entretien sur l’œuvre littéraire de l’écrivain, sa vision critique de la société”.

Liberté : Dans l’avant-propos de votre ouvrage collectif, vous dites que l’œuvre littéraire de Mouloud Mammeri reste encore à découvrir. Quelles sont les raisons à cela ? 
Mohammed Yefsah :
Les œuvres de Mammeri restent encore à explorer malgré la publication d’analyses de qualité. Il faudrait surtout souligner l’absence de réflexion sur ses travaux scientifiques. En relisant ses essais sur la poésie, par exemple Les Isefra de Si Mohand ou M’hand, on est saisi par sa critique sévère de l’approche orientaliste des sociétés colonisées, la subtilité et l’acuité de sa réflexion. Il est grand temps de dépouiller, de discuter les travaux de Mammeri, de Mostefa Lacheraf et autres chercheurs algériens, d’ailleurs très peu nombreux à cette époque, conséquence de l’analphabétisme imposé aux colonisés. La recherche actuelle en Algérie sur la littérature et la culture de la période coloniale est très insuffisante, voire absente, alors qu’il faudrait revoir l’arsenal épistémologique de leurs approches.  

“Intellectuel enchanté, romancier désillusionné”, titre révélateur. Comment en arrive-t-on à cette conclusion ?
On sent un élan de curiosité, de la passion, presque de la joie et de l’exaltation dans ses écrits scientifiques, même lorsqu’il analyse les phases sombres de la société algérienne, à savoir la destruction au XIXe siècle par le colonialisme de la société rurale autochtone. En revanche, ses romans polyphoniques exhalent l’incertitude et l’interrogation incarnées par des personnages, souvent jeunes, en conflit à la fois avec la société villageoise et la société coloniale. Dans la galaxie des personnages de sa fiction, deux visions récurrentes sont manifestes : des personnages aux certitudes affirmées, imprégnés d’une vision unique du monde, et des personnages dans le doute, secoués par l’état du monde, aux aspirations avortées par le manque de perspectives. 

Comment jugez-vous son œuvre littéraire par rapport à son époque ? A-t-elle évolué avec le temps ? 
Il saurait prétentieux de ma part de porter un jugement sur une œuvre aussi dense, foisonnante et aux multiples facettes. Mammeri fut marqué par la Seconde Guerre mondiale qu’il avait vécue dans sa chair, sur le front. Il en connaissait les affres. La Colline oubliée dénote en arrière-fond la déprime et la peine d’une jeunesse marquée par la violence, son élan et son désir de vie après avoir frôlé la mort, dans une société autochtone figée dans les traditions. Le Sommeil du Juste aborde et abhorre justement cette guerre et manifeste la désillusion quant à “l’humanisme” enseigné par la France aux “indigènes” scolarisés. Il est aussi question d’affirmation de soi.

L’Opium et le bâton, écrit après l’indépendance, reprend et élargit les préoccupations des deux précédents romans. Son adaptation au cinéma par Ahmed Rachedi illustre bien la trajectoire du personnage Docteur Bachir Lazrag qui symbolise le cheminement de l’élite vers le combat national. Ce film est l’une des prodigieuses œuvres cinématographiques sur la guerre de libération, productions d’ailleurs rares. Mammeri ne pouvait donc pas échapper aux confluences et aux soubresauts des différents contextes. 

Mammeri a été violemment attaqué par les “indépendantistes” après la publication de La Colline oubliée en 1952. Pouvez-vous nous en dire plus ? Est-ce que cet épisode a pesé sur la suite des relations qu’avaient entretenues l’écrivain et l’establishment ?
Il fut reproché à La Colline oubliée sa réception positive par la presse coloniale qui n’était bien sûr pas dénuée d’arrière-pensées idéologiques. Je crois que ce qui laissait le sentiment de frustration aux lecteurs algériens, dont le profil est le militant indépendantiste, est l’idée que le mal-être de la jeunesse vient du blocage de la société villageoise, au lieu de montrer, tout en gardant la même thématique, que cette suspension à un temps immémorial est la conséquence du système colonial. Il me semble que cette fiction n’a pas saisi l’origine profonde de la contrariété du désir d’affranchissement de la jeunesse indigène lettrée.

Il est étonnant que Mammeri ait évincé son expérience de la boucherie de la guerre en faisait juste des allusions lointaines et sans intérêt. Dans l’esprit de ce roman, le Mammeri nourri des humanités françaises a pris le pas sur le Mammeri “le clerc” de la société villageoise. C’est dans Le Sommeil du Juste que le romancier clarifie sa perception. Il est fort possible que Mammeri ait prit en considération les critiques, bien qu’il avait fortement réagit à l’article de Mohand Cherif Sahli, dans la revue Le Jeune Musulman, pour se défendre. L’article de Sahli, un brûlot sévère et ostracisant, manquait par la forme de son discours la délicatesse de gagner Mammeri. Les deux polémistes sont en fait presque de la même génération, universitaires et natifs de la Kabylie.

À l’indépendance, le champ littéraire national était en gestation, à l’état embryonnaire. Les élites étaient impliquées d’une manière ou d’une autre dans le schéma de l’édification nationale. Sans en être un “intellectuel organique”, au service du parti, Mammeri fut d’un grand apport. Pendant la guerre de libération et après l’indépendance, Mammeri est nettement engagé sur les questions de la décolonisation. C’est plus tard qu’il se penche exclusivement sur les questions d’identité et devient le chantre de l’amazighité. 

Vous évoquez les accusations portées contre Mouloud Mammeri allant jusqu’à remettre en cause son engagement pour l’indépendance. Est-ce à dire que l’écrivain dérangeait à ce point ?
La remise en cause de l’engagement de Mammeri pour l’indépendance, voire le déni de son algérianité, offre un aperçu sur la nature des débats dominés par le discours pamphlétaire, la polémique, l’exclusion, l’imposture. Nous avons d’ailleurs hérité de cette pratique. Le débat démocratique était aussi bien exclu du champ politique que du monde des arts. Face aux exigences du parti unique et face au discours dominant sur le rôle des écrivains et des arts, les écrivains désiraient l’autonomie. Comme dans les années cinquante, le profil du critique littéraire, aux premières années de l’indépendance, est celui du militant politique.

La vision utilitaire de la littérature signifie l’absence d’un champ littéraire national ou, du moins, sa gestation douloureuse. Un champ littéraire non autonome est de nature trop politisé. Il faut cependant préciser un point : les auteurs algériens n’étaient ni persécutés ni pourchassés, encore moins incarcérés… Dans un système autoritaire, on restreint la liberté de parole comme ce fut le cas de l’Algérie. Dans un système dictatorial, totalitaire, on pourchasse, on élimine le dissident… On veut contrôler l’esprit des individus et des masses.

Mouloud Mammeri était un intellectuel par excellence. Selon vous, quelle place occupe actuellement un intellectuel dans la société algérienne ? Est-il un influenceur, un faiseur d’opinion ou est-ce qu’il a été relégué au rang de simple comparse bavard par la grâce des réseaux sociaux ?
Aujourd’hui, l’intellectuel médiatique domine. Internet élargit le champ d’intervention et donne l’illusion de liberté. L’accès est libre mais la liberté est contrôlée. Lorsque le président de la première puissance mondiale est interdit de parole sur la toile par des multinationales privées, cela donne un aperçu de la précarité des réseaux sociaux, qui sont par ailleurs un immense réservoir de données personnelles et une sorte d’état civil planétaire. S’il s’agit uniquement de l’activité de l’esprit et de l’intelligence, nous sommes dans une vision idéaliste de l’intellectuel. D’un point de vue sociologique, il n’existe pas au singulier l’intellectuel, l’élite, l’opinion... C’est toujours au pluriel.

Si on reprend la définition d’Antonio Gramsci, nous sommes tous des intellectuels. Toutes les activités humaines, même les plus mécaniques, demandent de la réflexion. C’est le rôle social qui détermine la place de l’intellectuel dans la société. Dans sa réponse en 1980 à l’éditorial du journal El Moudjahid, en pleine crise du “Printemps berbère”, Mammeri s’est revendiqué, d’une manière indirecte, par son rôle de “clerc”, c’est-à-dire de l’intellectuel de la société traditionnelle. Pour Jean-Paul Sarte, “l’intellectuel est quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas”, c’est-à-dire une personne qui s’implique dans la cité contre l’injustice. Il engage son capital culturel et son capital symbolique contre le discours dominant. Il ne suffit pas de se définir comme “révolutionnaire”, qualificatif à la mode qui n’a pas de pertinence en cette phase historique, ou contre “le pouvoir”, désignation abstraite si on n’en donne pas la nature, pour se considérer comme intellectuel ou opposant.

En Algérie, des intellectuels en quête du profit et de l’argent ont intégré le système comprador. Il me vient à l’esprit un entretien de Kateb Yacine, accordé à la revue Voix Multiples, où il critiquait la vision romantique ou la légende de l’artiste, imaginé avec une fleur derrière l’oreille, mais qui peut être un individu frustré, avec des appétits de puissance, un arriviste… L’intellectuel est celui qui résiste et lutte contre d’abord soi pour se soustraire à l’idéologie dominante. Ce n’est pas un phénomène propre à l’Algérie, mais l’humanité entière est en phase de crise et ne produit plus d’utopie. À l’ère de la mondialisation et de la pensée unique, les intellectuels sont devenus des porte-drapeaux du libéralisme. 

Entretien réalisé par : SAÏD OUSSAD

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