Économie RÉDHA TIR, PRÉSIDENT DU CONSEIL NATIONAL ÉCONOMIQUE, SOCIAL ET ENVIRONNEMENTAL

“Il faut redéfinir le rôle social de l’argent”

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Akli REZOUALI Publié 26 Juillet 2021 à 22:32

© D. R.
© D. R.

Rédha Tir est professeur d’économie et de management. Il est également titulaire d’un magister et d’un doctorat d’État en psychologie des organisations. Dans cet entretien, il nous livre quelques éléments d’analyse sur la situation économique et sociale que traverse l’Algérie, tout en précisant le rôle et les missions dévolues au Cnese, dont il est le président depuis près d’un an et demi.

Liberté : Resté presque inactif ces quelques dernières années, le Conseil économique, social et environnemental retrouve désormais son rôle dans le débat national.  Quelles missions s’assigne cette institution dans le contexte d’aujourd’hui ?   
Rédha Tir : Le statut du Conseil national économique, social et environnemental (Cnese) est désormais clairement défini par la Constitution. 
Le Cnese est une institution consultative chargée de produire des études, des rapports et des recommandations au profit du pouvoir exécutif. Son rôle est d’abord de fournir cette expertise nécessaire pour corriger les vices ou les faiblesses des politiques publiques. Aussi, l’une des missions fondamentales du Cnese est l’évaluation des politiques publiques dans différents domaines, notamment les volets liés aux réformes structurelles. 
A l’inverse du “Cnes ancien”, qui était sous l’autorité du gouvernement, le Cnese est placé directement auprès du président de la République et jouit d’une parfaite autonomie dans la réalisation de ses travaux. Il reste toujours le conseiller du gouvernement sans qu’il interfère dans l’exécution et la gestion des dossiers gouvernementaux. Il faut bien faire la différence : le Cnese n’est pas dans l’exécution. Il est un organisme d’élite ; un think tank dont le but est d’alimenter le système de décision publique en études et recommandations. 
C’est un conseiller qui est là pour produire de l’information utile à la prise de décision publique dans l’objectif d’en améliorer l’efficacité et le rendement.

Comment sont organisées aujourd’hui les structures du Cnese ?  
Le Conseil devra constituer très prochainement son assemblée plénière, avec ses 200 membres réunis. 
Dans la partie think tank, organisme d’élite, ce sont cinq divisions de recherche et d’études qui sont déjà constituées et c’est là où réside le gros travail du Cnese c'est-à-dire la collecte, l’analyse et le traitement de données et informations utiles à la décision publique. 

Le  Cnese   est-il   à  même  d’influencer  concrètement   l’action  du gouvernement ?   
Il est faux de croire qu’un Conseil économique et social pourrait être une sorte de gouvernement parallèle. Notre implication totale dans la phase amont de la décision publique à travers nos études et recherches ne veut pas dire qu’on est impliqué dans l’exécution de l’action du gouvernement. Autrement dit, le Cnese émet ses recommandations et rapports, mais dans l’absolu, le pouvoir exécutif n’est pas obligé d’en tenir toujours compte. Le gouvernement avec ses différents départements est néanmoins naturellement preneur, vu la robustesse et la pertinence de nos recommandations. Y compris pour le président de la République qui est notre autorité de saisine numéro une. En clair, nous sommes dans l’amont de la décision, mais pas dans son exécution. 

Comment est matérialisé exactement le rôle actuel du Cnese en direction du pouvoir exécutif ?  
Le Cnese est dans la réflexion avec le gouvernement, notamment pour corriger les textes réglementaires, voire proposer l’annulation de certains d’entre eux. Nous restons dans la tradition du “Cnes ancien” tout en produisant davantage de travaux, car nous sommes en force maintenant avec cinq divisions au lieu de deux seulement à l’époque. Parmi ces travaux, l’on peut citer, entre autres, le rapport sur “l’état de la nation”, qui a été déjà finalisé et mis à la disposition du Président et du gouvernement. Il s’agit d’un état englobant la conjoncture économique, sociale et environnementale de la nation sur dix ans, soit de 2010 à fin 2019. Nous sommes également en train 
d’élaborer le rapport de conjoncture de 2020, ainsi que le rapport sur le développement humain. 
Le Cnese est-il aussi dans la tradition de critique des politiques publiques comme le faisait autrefois le Cnes des années 2000 que dirigeait à l’époque Mohamed Salah Mentouri ? 
On ne peut pas comparer le Cnese d’aujourd’hui au “Cnes ancien”. Ce n’est comparable ni en termes de durée ni en termes de consistance des travaux. En tant qu’instances du Cnese, nous sommes en exercice depuis à peine un an et demi. Durant cette période, nous avons réhabilité le Conseil en termes de missions, d’organisation et d’image, mais aussi sur les plans fondamentaux de la ressource humaine, des outils de collecte de données et de systèmes sophistiqués d’aide à la décision.  Le “Cnes ancien” ne pouvait pas avoir cela, car le contexte et les technologies de l’époque ne le permettaient pas. Nous disposons actuellement de dix outils sophistiqués de prévision, d’anticipation et de surveillance des marchés extérieurs, dont entre autres le système de surveillance des prix et marges alimentaires et celui des modèles d’équilibres généraux. Nous assurons aussi le relais avec les partenaires locaux et internationaux pour la collecte des données. 
Nos rapports et études sont remis d’abord à notre autorité de saisine. Il faut défendre l’idée que le Cnese d’aujourd’hui n’est pas dans l’antagonisme. Il n’est pas dans l’attaque. On ne peut pas attaquer un gouvernement dont nous sommes le conseiller. Nous défendons l’idée d’un système moderne d’intelligence économique qui repose sur un principe essentiel qui est la défense des intérêts de l’Etat algérien, c'est-à-dire que nous devons tous être solidaires dans un système moderne. “Le Cnes ancien” travaillait surtout sur des politiques fragmentées et sectorielles qui peuvent être étudiées par les secteurs concernés eux-mêmes. Il était surtout dans la position de commenter et évaluer les données et résultats fournies par différents secteurs, tandis que le Cnese d’aujourd’hui est producteur de sa propre information économique et sociale à travers des données collectées de différentes sources nationales, internationales et sur le terrain. 

Sur quelles enquêtes et études économiques et sociales sont engagés actuellement les experts du Cnese ? 
L’on peut citer, entre autres, une grande enquête que l’Office national des statistiques (ONS) n’a pas menée depuis 2011, à savoir l’enquête sur le “niveau de vie”, articulée sur 15 000 ménages et 45 000 questionnaires. Cette enquête est déjà finalisée et nous allons fournir bientôt les rapports finaux pour enrichir l’action du gouvernement. Pour cette étude et pour bien d’autres, nous travaillons selon les normes méthodologiques universelles. Nous ne sommes pas dans le bruit. 
S’il y a des échecs, il faut proposer des solutions pour les corriger. Cela n’empêche pas que le Cnese peut porter un regard critique à l’égard de l’action gouvernementale quand il y a lieu. Bien au contraire, comme est d’ailleurs le cas avec notre dernier rapport d’évaluation du gouvernement repris dans les médias. Mais cela reste une critique rigoureuse et chiffrée et non pas des attaques vagues. 

Nos rapports et études seront bien sûr rendus publics à échéance. Parmi nos travaux, il y a également des études relatives à l’amélioration du système national des statistiques, l’émergence des coopératives agricoles et le rapport “Doing Business” qui est désormais intrinsèque au Cnese et pour lequel nous sommes maintenant en relation directe avec l’unité qui le gère au niveau de la Banque mondiale pour en améliorer la méthodologie et la qualité des données. 
Il y a aussi beaucoup d’autres travaux en cours, engagés par le Conseil au profit du gouvernement. Il s’agit en substance de travailler selon de nouvelles règles et méthodes pour collecter les données, les synthétiser et les trier afin d’alimenter les vrais dossiers de politiques publiques. 
Et nous disposons pour ce faire de plateformes modernes, dont, entre autres, celles de saisine citoyenne et entreprises qui permettent même de saisir directement le Cnese. In fine, nous œuvrons à bâtir une grande plateforme d’information fiable pour toute la nation. 

L’enquête  du  Cnese sur  le  niveau  de vie des ménages pourra-t-elle aboutir à une correction des outils actuels de mesure de l’inflation ? 
L’enquête de l’ONS sur les ménages n’a pas été actualisée depuis 2011, soit dix ans de retard. Aussi, le Cnese devait conduire sa propre enquête sur le niveau de vie. 
Il s’agit en ce sens de redéfinir toutes les dimensions du bien-être social en Algérie à travers un nouveau baromètre, un nouveau panier de la ménagère que le pouvoir exécutif ou l’ONS pourraient exploiter y compris pour le calcul de l’indice des prix à la consommation. 
Cela reste néanmoins une enquête interne au Cnese pour aider le Président à cerner les questions sociales et économiques. L’usage de ces enquêtes, destinées surtout à pallier le déficit d’informations, reste du ressort du pouvoir exécutif. 
Notre rôle est d’être avant tout un bon aiguilleur pour le gouvernement. On ne peut pas prendre une décision efficace et juste sans une base logique fondée sur des informations réelles qui parviennent du terrain. Par le passé, le Cnes utilisait des données gouvernementales souvent fausses et ne reflétant pas rigoureusement la réalité. 

Quelle stratégie de réforme globale doit-elle être mise en avant pour redresser la situation économique et sociale nationale ?  
Le Cnese doit travailler en concertation avec l’ensemble des partenaires pour cibler une économie de prospérité qui repose sur trois piliers fondamentaux : réhabiliter le travail qui prend la forme d’une participation, favoriser l’investissement et reconfigurer le rôle social de l’argent. 
Pour cela, il faut déjà faire un re-toilettage de tous les dispositifs existants. Il faut permettre à l’Algérien de travailler et de gagner. Il faut toucher aux différents systèmes incitatifs individuels et collectifs qui sont jusqu’ici trop faibles. Pourquoi, les individus ont surtout tendance à faire du business dans l’informel et évitent le formel ? C’est parce que l’informel est plus incitatif en l’absence de taxation et de contrôle. Il s’agit dès lors de favoriser une optique d’inclusion de ces circuits dans l’économie formelle. Il y a des solutions et leCnese se penche déjà sur la question. Nous avons notamment préconisé de légaliser les équipements détenus dans l’informel pour les intégrer dans le formel définitivement. 
L’on peut aussi opter pour des mesures d’amnisties fiscales partielles. Nous sommes par ailleurs favorables à la re-fiscalisation de l’agriculture ne serait-ce que pour avoir un lien de traçabilité sur ce qui est fait par différents intervenants dans la chaîne agricole, du producteur jusqu’au marché. 

Pourquoi les phénomènes d’informel et d’incivisme fiscal demeurent si complexes à juguler ou du moins à atténuer ?  
Un Etat de droit suppose l’équité fiscale ; que tout le monde soit sur un pied d’égalité devant l’impôt. C’est un principe constitutionnel, économique et financier fondamental. Derrière le fait que les gens ne payent pas leurs impôts, il y a surtout le problème de l’iniquité fiscale. Il faut chercher l’équilibre pour pouvoir collecter réellement l’impôt avec une assiette fiscale élargie et moins de taux d’imposition. 

Quelles corrections doivent être apportées aux différents dispositifs réglementaires et institutionnels pour mettre l’économie nationale sur de bons rails ? 
Le Cnese est parvenu au bout d’un an et trois mois à peine à faire bannir des textes de loi qui étaient toxiques pour l’économie. Des textes ont été abrogés ou modifiés par le gouvernement sur recommandation du Conseil, notamment un texte relatif au recrutement aux fonctions supérieures de l’Etat. Nous avons proposé également d’en finir avec le CNI (Conseil national de l’investissement), de modifier la loi sur la monnaie et crédit, de créer une banque de l’export et de supprimer le CPE (Conseil des participations de l’Etat). Pour ce qui est du secteur public marchand, nous avons recommandé au gouvernement la création d’une agence nationale des participations de l’Etat pour centraliser toute la gestion de ce secteur et la rendre plus efficace.  Le CNI et le CPE sont des conseils éphémères et constitués de bureaucrates. L’agence proposée aura, elle, à faire de de l’ingénierie financière et de la supervision et sera surtout stable. En outre, nous avons préconisé une refonte des textes relatifs à la réglementation des changes ainsi que le réclament les opérateurs économiques. Nous sommes aussi les porte-voix du secteur privé comme de la société civile. Le Cnese s’apprête à ouvrir à partir de septembre un grand dossier relatif à la protection sociale, la sécurité sociale et les systèmes de retraite et de solidarité nationale. Une réflexion est ainsi engagée en vue de mener une grande réforme en ce domaine. Ce sont là les véritables réformes structurelles qu’il faut maintenant entamer.  

Comment analysez-vous l’état actuel de l’économie algérienne ? 
Globalement, on ne peut pas juger une situation économique sans un certain nombre de repères précis. On ne peut pas continuer à observer le seul repère des réserves officielles de change. Il faut garder toujours une marge de manœuvre nécessaire pour pouvoir amorcer un changement structurel. Il y a, avant tout, nécessité de réformer le système de gouvernance économique. Nous avons entamé cette réflexion par rapport au secteur public marchand et à celui privé. Notre souhait est aussi de réduire les coûts des transactions économiques qui restent trop élevés. Il faut également rétablir les équilibres macroéconomiques ou du moins préserver l’état actuel des choses et empêcher qu’ils se dégradent davantage pour protéger l’économie nationale. En parallèle, il faut chercher des débouchés à l’international à travers l’intégration continentale d’abord et par la suite, en sortant vers les autres marchés extérieurs comme, la Méditerranée, l’Europe et le Moyen-Orient. 

Que faire face au tarissement avancé des ressources financières publiques ? 
Il y a encore des ressources financières, mais elles tendent effectivement à se raréfier. La solution est d’abord de booster l’investissement. Il faut libérer l’acte d’investir. Il n’y a que l’investissement qui permettra de générer des recettes publiques, à travers la fiscalité ordinaire. 
Oublions la rente pétrolière qui doit venir en second rang. A court terme, le pays dispose encore de recettes acceptables, mais il faut réformer le système fiscal pour qu’il soit tourné davantage vers la consommation plutôt vers l’imposition du chiffre d’affaires ou du bénéfice. Il s’agit ainsi de permettre au privé de travailler et de ne pas le freiner. Il faut donc diminuer la pression fiscale pour booster l’investissement. 
Dans le même ordre d’idées, le Cnese milite pour la transition énergétique et la transition numérique, ainsi que pour promouvoir l’industrie automobile en la centrant sur l’étude de la fabrication de voitures électriques dans le cadre de partenariats internationaux, vu la disponibilité de ressources et d’un tissu industriel fortement équipé qui permettent la réalisation d’un tel objectif. 
Le point fondamental ce sont les brevets, et il y a des Algériens qui détiennent des brevets à l’étranger et qui sont disposés à les exploiter en Algérie.

Qu’en est-il du plan de refinancement monétaire annoncé récemment par la Banque d’Algérie en vue de financer la relance économique ?  
Il faut attendre de voir d’abord l’opérabilité de ce dispositif. Dans l’état actuel des choses, le poids de la dette publique ne pose pas vraiment de problème en Algérie, au vu de son pourcentage rapporté au PIB. 

Le Cnese est partie prenante dans le processus engagé en vue de la révision du système des subventions. Comment est conçue cette réforme à la fois complexe et cruciale ? 
Le Cnese est effectivement engagé pour être la locomotive du dossier portant réforme des subventions tel qu’annoncé par le président de la République. 
Le Cnese travaille donc sur le montage de ce dossier. Il faut d’abord finaliser la mise en place des institutions telles que les APW et APC pour permettre un consensus nécessaire, car le citoyen sera au cœur de cette réforme très lourde. Le Conseil prépare actuellement l’étude liée à la refonte du système de subventions et proposera une agence qui doit gérer notamment le système de compensation monétaire en faveur des ménages concernés. 
Il y aura probablement une levée graduelle des subventions de sorte à ce que le gouvernement soit en mesure de préserver le niveau de vie du citoyen et son pouvoir d’achat et surtout, il faut que la levée des subventions ne cause pas un ralentissement économique qui à son tour risque de causer des inégalités sociales. 
L’objectif final de la réforme des subventions est de soutenir les revenus plutôt que les prix, car en soutenant les revenus, l’on peut amorcer un cercle vertueux qui encourage la consommation et donc l’investissement. L’étude du Cnese sur cette réforme est en cours d’élaboration et devra être remise au président de la République au cours de ce troisième trimestre. La réforme des subventions devra être graduelle et devra prendre du temps. 

Quel modèle de transition doit privilégier l’Algérie pour sortir de sa dépendance à la rente ?  
L’Algérie ne pourra plus continuer à vivre en autarcie. L’ouverture avec ses risques vaut mieux que l’autarcie avec ses dangers, car le risque est calculable à l’inverse du danger. Durant ces dernières décennies, nous sommes passés d’un paradigme économique qui n’a pas réellement de fondement solide vers un autre qui se veut keynésien et qui cherche la stabilité et l’équilibre. L’on est ainsi passé à un système hybride, entre la planification et un passage inachevé à une économie de marché. Aujourd’hui, je pense que nous sommes en train de passer enfin vers un paradigme schumpétérien, basé sur l’innovation et la destruction créatrice. 
Il faut en effet détruire de l’intérieur pour pouvoir rebâtir…
 

Entretien réalisé par : AKLI REZOUALI

 

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