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Éloges des invisibles

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Kamel DAOUD Publié 18 Mars 2021 à 09:02

© D.R
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Par : Kamel daoud
         Écrivain

Le matin, très tôt. À Oran, la mer arrive de très loin. Puis s’arrête brusquement et ne va nulle part mordue par les rades. Bien sûr, on retrouve un peu ses traces dans la langue quotidienne, les nourritures ou les poèmes veufs du Raï, mais elle ne pèse plus, comme il y a deux ou trois siècles, sur la façon de désirer le monde ou de l’enchanter. Ce n’est pas une fenêtre, mais un mur mitoyen. Personne ou presque ne se souvient de ses fabuleuses histoires anciennes.

Forts espagnols, murailles, sources d’eau, galeries souterraines et cimetières de cholériques, romains sanguinaires ou pirateries audacieuses, rapts et de sang mêlé d’eau, colons et sièges. Aujourd’hui, il n’en reste rien dans les visages de promeneurs au Front de mer. L’homme, la femme et la mer se méconnaissent. La mer est désormais occidentale, européenne. Dans sa façon d’être nue et de s’étendre, dans la difficulté qu’on a à lui parler, son refus de s’ouvrir, le risque qu’elle fait prendre aux fuyards ou ses manières de se dérober quand on veut en faire une amie. La mer, aujourd’hui, est étrangère. Elle ne reflète que le ciel, exclusivement, et se trouve ancrée en Occident, en face. 

L’auteur aime cependant la balade au Front de mer d’Oran. Ici, la ville s’arrête et rajeunit. Surtout aux premières heures du matin. On se penche par-dessus le parapet et la mer y semble apprivoisée. C’est un lion bleu à la mâchoire vaste enfouie dans les sols, une crinière renouvelée par sa colère, un trait net qui sépare l’air et la chute dans l’au-delà. Assis sur un banc, un homme la fixe et y plonge en plongeant en lui-même. Un couple hésite à se tenir par les mains parce que la ville lui pèse sur un flanc, alors que la mer le sollicite sur l’autre. Le couple tangue et cherche à se dérober aux regards.

Une jeune fille en jean, cheveux courts traverse ce champ et essaye de marcher vite pour devenir invisible. Traverser vite cet espace trop grand pour son corps et qui la déshabille. La circulation des voitures est lente. Chaque conducteur a ce réflexe de tourner, pour quelques secondes, le visage vers ce royaume d’eau, sur son côté. Un groupe de jeunes filles voilées se penche exagérément par-dessus le rebord du “Front”. Sur la mer, un soleil se lève et qui n’atteint pas encore la ville refroidie. On ne retrouve plus les traces des anciens photographes ambulants qui éternisaient les promeneurs et leurs sourires.

Le smartphone les a tués, tous. Seuls les palmiers résistent : ils s’alignent, superbes et disciplinés, puis s’en vont en file indienne. Rien ne les ébranle, pas même le vent venu qui essaye de les éparpiller, vainement. Ils partagent la ville entre mur et mer. Des mouettes montent du bas. Ascendantes dans le vent tiédi. Au loin, là où la ville et la mer cessent, des navires marchands clouent l’eau immense et la font tourner autour d’eux. Ils glissent à peine car trop alourdis. Comme le sont les couples amoureux sur le Front de mer, prudents et honteux. 

Le Front de mer est d’une beauté négligée, recluse. On l’aime comme un vieux trésor, mais on lui ne pardonne pas, peut-être, son péché de naissance : l’œuvre est française. Elle incarne l’histoire, le déni et la fierté. Un mélange difficile à vivre. On parcourt le “Front” jusqu’au moment où il cesse, vers l’Ouest, dans le nombril du jardin et théâtre de verdure du nom de Hasni, le chanteur tué. De grands nuages sont mis en lambeaux par la montagne de “Santa Cruz” qui ferme l’horizon. Du côté Est, l’œuvre cesse avec un pont qui a servi à des suicides ou à raccourcir un chemin.

Un détail nous ramène à la réalité algérienne. Le Front de mer, c’est aussi la vitrine du plus puissant politiquement, un vrai butin de guerre encore étalé sur un champ de bataille. Dans un pays qui a le désir sain, on aurait cru que cet espace unique allait servir à des terrasses, restaurants, bistrots, cafés. De quoi nourrir le touriste et montrer la beauté de la ville. Ce n’est pas le cas : ici, on a logé un siège de l’Organisation des moudjahidine. Mais aussi le Comité des jeux Méditerranés, une aile de l’UGTA, un centre médial pour la police, des bureaux pour l’office des logements, etc. C’est l’expression brutale de l’ordre de ceux qui possèdent le pouvoir et n’ont pas le pouvoir de l’imagination. Mais c’est aussi la démonstration de ce qu’est l’économie du pays : elle dépend de l’ordre féodal des castes et pas de l’audace de l’entrepreneur. Au Front de mer se résume l’errance de la vision économique du pays : place aux rentiers, pas aux créateurs de richesses. Au Front de mer, le pays dévoile sa nature inquiète, brute, disputée et instable du butin.

2- L’idée est de parler de l’Algérie, pas de parler à sa place. Mais c’est une question qui taraude l’auteur : pourquoi ceux qui ne manifestent pas ne sont plus “visibles” dans les médias, journaux et “fil” de l’actualité ? Pourquoi on ne les voit nulle part dans leur labeur ou retrait ? Pourquoi personne ne songe à les faire parler dans nos médias, les décrire, sonder leurs raisons ou écouter leur façon d’attendre un pays ou de l’habiter sans l’agiter ? Pourquoi, comme me le dit un ami, le Régime prend-il la précaution de parler au nom “d’une majorité” (discutable), alors que ceux qui manifestent au nom du 22 Février osent soutenir qu’ils parlent au nom du peuple entier, dans sa totalité ? Pourquoi plonge-t-on dans l’invisible les non-manifestants en préjugeant de leur foi, raisons, adhésions ou camps ? Pourquoi fait-on ce que le Régime fait en invisibilisant ceux qui ne partagent pas nos opinions et positions ? Pour quelles raisons refuse-t-on de les séduire, comprendre ? N’est-ce pas là ce qu’est vraiment faire de la politique, changer un pays, le construire ? Pourquoi préfère-t-on les selfies et les convictions à une partie de ce peuple, ses doutes et ses hésitations ou ses pudeurs ? La Révolution est-elle un plan serré ou une âme ouverte ? 

3-“La révolution informatique fait gagner un temps fou aux hommes, mais ils le passent avec leur ordinateur.” Khalil Assala. Magnifique illustration du piège moderne, du filet des foules. La citation est valable pour la révolution, tout court. Et on peut remplacer ordinateur par smartphone.

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