L’Actualité Retour sur les conditions de travail des enseignants à Bordj Badji-Mokhtar

Femmes en péril

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Lyes MENACER Publié 22 Mai 2021 à 00:06

© D. R.
© D. R.

C'est  une  autre  blessure  qui  s'ouvre  dans  le  corps  des  femmes. L'insupportable  agression  dont  ont  été  victimes  les  neufs enseignantes de Bordj Badji-Moukhtar est un crime de trop. Il interpelle profondément les consciences et appelle une mobilisation générale. État et société.

L’agression des enseignantes  dans leur logement collectif de fonction a levé le voile sur le climat  hostile  dans  lequel  se  débat  la  communauté  éducative à Bordj Badji-Mokhtar pour  s’acquitter  de  sa  mission  dans  cette  région de l’extrême sud du pays.

Des enseignants, joints par téléphone et sur les réseaux sociaux, ont accepté de raconter une tranche de leur vie dans ces écoles dépourvues d’un minimum de moyens, avec des effectifs allant de 700 à 1 100 élèves, selon les chiffres fournis par le président du Syndicat algérien des travailleurs de l’éducation (Sate) à Adrar, Ghaffour Ben Slimane. “Il est inadmissible qu’il n’y ait pas de police ici pour assurer la sécurité des gens”, dénonce-t-il, notant qu’“un commissariat a été construit en ville, mais il n’a toujours pas ouvert”.

Le quotidien des enseignants évoluant à Bordj Badji-Mokhtar, fait d’insécurité tout au long de l’année, est aussi fait de conditions de travail, de transport et d’hébergement extrêmement difficiles, comme en témoignent certains enseignants qui ont requis l’anonymat, par crainte d’autres violences. “Bordj Badji-Mokhtar est une forêt sauvage mais sans arbre”, lâche comme une sentence Ahmed, appelons-le ainsi car il n’est pas évident pour cet enseignant dans une école primaire au chef-lieu de BBM, de dévoiler son vrai nom, pour d’évidentes raisons de sécurité.

Il n’hésite d’ailleurs pas à dénoncer ce qu’il considère comme une ségrégation contre ses collègues originaires d’autres régions. “Nous vivons ici sous la Clémence de Dieu”, ajoute-t-il expliquant qu’aux pressions de l’administration locale “qui nous accuse de semer la zizanie” avec nos revendications, “nous faisons aussi face aux menaces et aux propos peu amènes des gens d’ici sur les réseaux sociaux et dans la rue pour avoir fait éclater cette affaire d’agression et de viol de nos collègues enseignantes”.

Autrement dit, “nous sommes les derniers à ne pas avoir encore quitté BBM, mais nous le ferons dans l’après-midi, même si nous avons notre billet d’avion pour dimanche”, explique un enseignant-syndicaliste du Sate par téléphone, pressant ses collègues de faire leurs valises, avant de prendre un taxi clandestin pour Adrar. “Ici, il n’y a pas de transport de voyageurs parce que tout simplement il n’y a pas de route. Nous voyageons donc à bord de 4X4 pour 7 000 DA entre BBM et Adrar”, souligne Farès.

Entassés parfois à 13 dans des appartements de 70 mètres carrés et aux murs nus, les quelque 500 enseignants travaillant à Bordj Badji-Mokhtar affirment vivre l’enfer. “Même si tu as les moyens de t’acheter un climatiseur, il ne fonctionnera pas à cause des coupures d’électricité ou du courant de faible intensité”, explique Nouria, qui dit chercher parfois de l’eau dans des bidons pour cuisiner ou faire sa toilette.

“Pour boire, il faut acheter de l’eau minérale qui coûte entre 50 et 120 DA” en ville, alors que son prix atteint les 300 DA dans certaines zones éloignées “surtout si elle est conservée dans un congélateur”, appuie Lamine, qui dit attendre avec impatience de boucler ses trois ans avant de prétendre à une mutation dans un autre établissement à Adrar ou rentrer carrément dans sa ville natale au nord du pays. 

Laver ses vêtements, un luxe
“J’utilise de l’eau minérale pour faire mes besoins”, regrette Sofiane. Interrogé sur comment il se débrouille pour laver son linge, il se contente d’un rire amer, non sans omettre de préciser que “laver ses vêtements est un luxe ici”.

Évoquant la cherté de la vie, Sofiane parle des prix des légumes au-dessus des 150 DA et de fruits dont les prix ne baissent pas en dessous des 500 DA.

“Je ne me permets même pas de demander le prix des fruits tellement ils sont chers”, commente-t-il. “Je suis diplômé et je n’ai pas d’autre choix pour gagner ma vie”, explique-t-il, lui qui passe parfois ses vacances scolaires loin des siens.

“Je n’ai pas les moyens de rentrer chez moi à chaque vacance scolaire. Le billet d’avion coûte très cher et il faut réserver un mois à l’avance pour espérer trouver une place dans un ATR”, poursuit-il. “L’an dernier, 18 enseignantes ont été obligées de partager trois chambres”, insiste, pour sa part, Mohamed, se rappelant avoir été hébergé par des connaissances originaires comme lui d’Adrar et exerçant comme commerçants dans la ville de Bordj Badji-Mokhtar. “Avant la construction de quelques logements de fonction, tu dois trouver une location ou aller chez des gens de ta région pour te dépanner”, affirme cet enseignant d’arabe au lycée.

Pis encore, des logements ne sont même pas raccordés aux réseaux d’évacuation des eaux usées. “Il y a deux ans, des voyous à bord d’une moto m’ont volé mon sac, près de chez moi”, raconte Houda, enseignante d’anglais au moyen et originaire d’Adrar, qui a dû refaire tous ses papiers d’identité et s’acheter un nouveau téléphone. Certaines de ses collègues, hébergées et travaillant dans le même établissement, rapportent en classe tout ce qui peut avoir de la valeur, après les vols commis dans leurs logements de fonction, dépourvus de barreaux et sans agent de sécurité.

“D’ordinaire, les classes avaient entre 38 et 40 élèves et c’était déjà difficile à gérer. S’il vous venait à l’idée de renvoyer un élève pour une raison ou une autre, vous risquiez d’être agressé dans la rue facilement”, note Saïd (dont le nom a également été changé), tout en se remémorant l’agression d’un de ses collègues par une trentaine de personnes pour avoir renvoyé un élève qui s’était mal comporté durant son cours, il y a deux ans. “Il a échappé à leur lynchage grâce à un commerçant d’Adrar venu à son aide en le cachant dans son magasin”, se rappelle-t-il, dénonçant, comme ses autres collègues, le laxisme et les promesses non tenues des responsables locaux quant au fait de leur assurer un minimum de sécurité à l’intérieur de leurs écoles et logements, ouverts aux quatre vents.

Avec les mesures sanitaires pour lutter contre la propagation du coronavirus et ayant imposé l’enseignement avec le système des groupes, “nous nous sommes retrouvés avec des groupes de 68 à 70 élèves”, revient à la charge un syndicaliste, expliquant cette situation par le manque d’infrastructures éducatives à Bordj Badji-Mokhtar, tous paliers confondus.

Aujourd’hui, la situation est plus qu’intenable, disent-ils, à la veille d’un grand rassemblement devant le siège de la wilaya d’Adrar, prévu pour demain dimanche, à la suite de l’agression des neuf enseignantes à BBM, dont l’affaire n’est pas loin de calmer leur colère latente depuis des années.
 

Lyès MENACER

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