
Le défrichement de la forêt autour de ce barrage est frappant, certains y voient une aubaine de s’offrir des terrains déboisés, lorsqu’ils ne sont pas carrément revendus. Un trafic de plus en plus juteux, aux yeux de certains, donnant lieu à un déboisement sauvage de vastes étendues.
À bientôt la soixantaine, Ahmed est un homme qui a hâte de partir à la retraite. Fonctionnaire dans un établissement public, blanchi sous le harnais, il n’a qu’une seule idée en tête : redonner vie à sa terre natale dans un monde rural qu’il redécouvre. “Pour m’occuper de ce que je fais, le temps qui me restera à vivre, je le consacrerai pour cette terre si riche à valoriser encore”, lance-t-il, alors qu’il met en branle le moteur de son modeste véhicule pour une randonnée montagneuse en direction des zones les plus abandonnées de la wilaya de Jijel, à Ouled Boufaha, un grand bourg rural relevant de la commune d’El-Ancer, à une quarantaine de kilomètres, à l’est du chef-lieu de la wilaya. Heureux, il retrouve les terres que le terrorisme islamiste des années 1990 a rendu infréquentable. “On a quitté ce douar au début des années 1970, mais depuis la dégradation des conditions sécuritaires dans les années 1990, on ne l’a plus revu”, confie Ahmed, notre accompagnateur. Lors de l’exode rural des années 1970-1980, chassés par la misère, beaucoup ont quitté, la mort dans l’âme, leur terre natale dans ce grand douar pour aller s’installer ailleurs, là où l’herbe est plus verte.
Un exode qui s’est encore accentué durant la décennie du terrorisme. Les plus meurtris dans l’âme sont ceux qui ont résisté à la tentation du départ pour fuir la misère et qui ont été contraints de fuir les exactions des hordes terroristes qui avaient investi la région. Depuis, il n’y a plus âme qui vive. Mais depuis quelque temps, à la faveur de la sécurité retrouvée et du retour de la quiétude dans ces zones enclavées, grâce au travail des unités de l’ANP qui ont nettoyé la région des hordes terroristes, beaucoup retrouvent les terres qu’ils ont fuies. Du coup, la population qui avait tout abandonné s’est mise à explorer le chemin du retour. Les portes d’Ouled Boufaha se sont à nouveau mises à s’ouvrir à ceux qui avaient quitté, dans la précipitation et dans la peur, les djebala et les autres douars de cet immense territoire. “Rouvrir la route envahie par la forêt a coûté plus de 13 millions”, atteste Ahmed.
L’appel de la forêt
En cette journée ensoleillée de ce mois de décembre, mois tirant à sa fin pour laisser s’installer une nouvelle année censée être pleine de promesses et d’espoir, la randonnée s’annonce palpitante. La route est plus facile à emprunter du côté de Mechat, dans la commune d’El-Milia. Sécurisée depuis plusieurs années, elle a permis à la population qui avait fui la région de reprendre goût à la vie dans ces contrées abandonnées. “C’est mieux qu’avant. L’activité a repris et le commerce s’anime de plus en plus”, confie un homme dans la localité d’Asserdoune, alors qu’il s’affaire à servir, derrière son comptoir, des cafés aux passants, et où nous nous sommes arrêtés un moment avant de poursuivre notre route. Point de passage en direction des régions Nord, cette petite bourgade rurale retrouve lentement, mais sûrement un certain dynamisme. Preuve en est ces multiples constructions qui poussent tout autour. “Mais attention, avertit-il, il y en a certains qui ont défriché la forêt et revendu les parcelles de terrain.” Ici comme ailleurs, dans d’autres localités environnantes, l’assaut contre la forêt attise les convoitises. Le défrichement fait rage, pas seulement à Asserdoune, mais aussi et surtout autour du bassin du barrage de Boussiaba qu’on aperçoit au fur et à mesure qu’on progresse vers les hauteurs sur le chemin de notre destination. À partir de ces hauteurs, ce barrage est encore plus visible. Tout autour, des oliveraies et des terrains plantés d’arbres fruitiers ne cessent de pousser à Ouled Salah et à Ouled Arbi, mais aussi de l’autre côté d’un territoire relevant de la wilaya de Skikda, à Ouldja Boulbellout. Le défrichement de la forêt autour de ce barrage est frappant, certains y voyant une aubaine de s’offrir des terrains déboisés, lorsqu’ils ne sont pas carrément revendus. Un trafic de plus en plus juteux, aux yeux de certains, donnant lieu à un déboisement sauvage de vastes étendues. Toutefois, au-delà de ces assauts de toutes parts, la terre est fructifiée par endroits. On y cueille des olives et des oranges. Si dans cette course effrénée, certains y voient une atteinte à la forêt, d’autres, en revanche, y voient un moyen de redonner de la valeur à ces espaces défrichés. “Normalement, l’État devrait intervenir pour aider ces gens qui s’investissent dans cet effort au lieu de les sanctionner”, estime-t-on.
Sur la route de Bouhafa
Sur la route, nous croisons des militaires scrutant les lieux et que les passants saluent toujours, en signe de reconnaissance pour leur engagement à sécuriser toute cette région. Les randonneurs, tout comme les visiteurs et les natifs de la région, peuvent, en effet, circuler en toute quiétude. La route est parfaitement sécurisée. Le calme est absolu et la forêt est incroyablement dense. Même carrossable, la route reste toutefois difficile à emprunter dans certains tronçons. Mais le décor fait frémir : plus rien n’est comme avant. Plus au fond dans les entrailles d’une forêt luxuriante, un travail de fourmi est engagé. On nettoie les zones rendues inaccessibles par l’avancée de la forêt. À l’intérieur de ces espaces forestiers, d’immenses oliveraies ont été englouties par des années d’abandon. Dans leur obstination à retrouver leurs biens, certains ont ouvert des brèches dans cette immense forêt pour atteindre leurs oliveraies. D’importantes quantités d’olives sont ainsi cueillies au bout d’efforts herculéens.
Il y a aussi ceux qui s’adonnent à l’apiculture par l’installation de ruches en plein milieu de la forêt. Malgré la crainte de tomber sur un éventuel engin explosif, la soif du retour à la terre natale et de reprendre goût à la vie est plus forte. Vaste territoire... il est presque impossible de tout explorer ici. D’immenses localités composant sa vaste étendue restent impossibles à atteindre. “C’est l’État qui doit investir dans le désenclavement de la région. L’ouverture de routes et leur réhabilitation sont une nécessité absolue pour relier entre elles les nombreuses localités”, martèle un homme croisé sur le chemin. Établi à Constantine, il est revenu explorer, avec un ami, l’espace d’une brève virée de week-end, ce monde qu’ils ont laissé avec leurs familles il y a si longtemps. Avec Ahmed, il engage une discussion sur les familles natives de la région qui ont dû abandonner ce territoire. Il nous fait part de la création d’une association, qui s’affaire depuis un certain temps à faire l’inventaire des besoins de la région. “Y compris la mission de cadastrer les terrains”, souligne-t-il.
En attente de projets de désenclavement
Avec le retour de plus en plus notable de citoyens désirant retrouver leur vie d‘antan, le risque d’apparition de conflits autour des terrains délaissés n’est pas exclu. C’est d’ailleurs ce qui a motivé cette initiative de cadastrer ces espaces. Sauf qu’avant d’atteindre cette phase que se fixe comme objectif cette association, le problème que pose la route demeure le principal obstacle à l’amorce d’un réel repeuplement de la région. Dans cette optique, on ne cesse de prendre exemple sur les régions relevant de la wilaya limitrophe de Skikda, qui ont subi les mêmes contraintes du terrorisme et ont été totalement désenclavées. Et pour cause, un vaste et impeccable réseau routier a été réalisé au sommet de zones montagneuses d’Ouled Atia jusqu’à Collo. Pendant ce temps, dans les zones limitrophes faisant partie de la wilaya de Jijel, de Beni Ferguene à Ouled Boufaha, aucun tronçon de route n’a été ouvert ni aménagé. Cette terrible et amère réalité soulève moult interrogations sur les raisons d’un tel manquement au devoir de réhabilitation des routes de ces régions, maintenant que la sécurité est retrouvée.
Mais qu’à cela ne tienne : les populations sont prêtes à affronter toutes les difficultés pour revenir sur leurs terres, dans ces contrées difficiles d’accès. Derrière son troupeau de chèvres, Salah est de ceux qui ont tout abandonné dans le village de Belghimouze pour tenter une expérience dans l’élevage caprin dans ce milieu austère. Associé à un de ses proches, il s’est installé au milieu de ces montagnes où la vie n’est toujours pas sereine, faute de moyens. “J’espère que l’État nous aidera”, se contente-t-il de lancer. L’aide qu’il désire humblement est liée à son souci de donner plus de consistance à son activité dans l’élevage caprin.
Dans un souci de nous faire découvrir d’autres merveilles de ce monde forestier à la biodiversité si riche, inspirant même les scientifiques pour des recherches, Ahmed emprunte une autre voie à parcourir en direction d’El-Ancer. Mais la route est encore plus accidentée. Dans certaines de ses parties, le bitume d’une certaine époque résiste encore à la patine du temps. Il rappelle que jadis, il faisait bon vivre ici, bien mieux qu’aujourd’hui. En dépit de ce constat, Ahmed est formel : une fois à la retraite, il finira ses jours dans ces lieux où il a engagé l’effort de sa vie.
Reportage réalisé par : Zouikri Amor