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LA BOHÈME DZ

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Yasmina Khadra Publié 10 Mai 2021 à 22:06

© D. R.
© D. R.

Par Yasmina Khadra, écrivain

Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans auraient aimé connaître, le temps du tube cathodique, des téléviseurs bossus et des antennes hertziennes qui hérissaient nos toits d’arêtes de merlans géants. La parabole n’existait pas, ni les décodeurs ni les chaînes câblées. Le smartphone relevait de la science-fiction, ainsi que les clés USB et les réseaux sociaux. Quand bien même on n’avait rien de tout cela, on avait du temps devant soi, quelques raisons d’y croire et le monde à nos pieds. Nos écrans en noir et blanc mettaient un peu de lumière dans nos foyers quiets. Entre un discours dysentérique et un reportage chauvin, on avait droit à des films sensés, à des émissions passionnantes et à un Kamel Dynamite au sommet de son génie. Nos rigolades étaient franches en dépit des infortunes et on s’éclatait comme bourgeons au printemps. C’est vrai, certains militants disparaissaient subrepticement la nuit dans des coffres de voiture. Dans nos prisons peuplées de paumés, d’esprits rebelles et de poètes désabusés, on gardait, malgré tout, au fond de nos cœurs la promesse faite à nos morts et des bouts d’idéaux. Pourtant, c’est bien dans nos écoles d’alors, qu’avec des moyens du bord, on formait les cadors des lendemains qui chantent. Les pays de Cocagne étaient chez nous, nos jardins potagers fleuraient bon la débrouille et aucun de nos enfants ne rêvait d’un radeau pour aller se noyer au large des désillusions. C’était le temps des pénuries, des queues leu leu devant les guichets. Les souks El-Fellah drainaient plus de monde pour un bidon d’huile que les consulats pour un visa. Certes, aujourd’hui, les souks El-Fellah ont disparu, il y a foule aux portes des consulats et toujours pas de bidon d’huile, mais, à l’époque, nos errements ne floutaient guère nos horizons. Ce n’était ni la vie de château ni celle du ghetto, c’était la vie d’une jeune nation, touchante d’inadvertance et de pugnacité, qui se cherchait et qui ne se retrouve toujours pas. Le dernier de nos poivrots gravitant autour du coma éthylique dégrisait d’un coup lorsque tonnait l’hymne national.

Celui qui ne brandissait pas l’étendard étoilé haut dans le ciel, le portait en lui comme un talisman. On n’était pas assez costauds pour tenir tête aux vacheries du sort, mais on se serrait les coudes et on tenait debout au milieu des bourrasques. Nous étions les ALGÉRIENS, le nif plus grand que la figure. Nous savions être braves dans l’adversité, offrir jusqu’à notre dernière chemise et faire d’un oignon et d’une tomate un festin. Nous n’avions peur de rien car nous étions dans notre droit, le droit d’aspirer à des jours meilleurs après le joug et des siècles d’exclusion. Si, par endroits, des vauriens abusaient de leur autorité, aucune tyrannie ne nous empêchait de veiller au grain. En ces temps-là, la Sainte-Veuve-des-Martyrs ne soupçonnait pas un seul instant les frasques vertigineuses de ses rejetons. Et voici venir le temps des cœurs brisés, des serments résiliés et des abjurations. Tout le monde veut déserter le paradis d’hier en quête d’un point de chute dont on ne se relèvera pas. Pour un oui, pour un non, l’épée de Da Mokhless tranche les débats. Nul n’a voix au chapitre dans le grimoire des lutins. Le ridicule est devenu monnaie courante, l’abus sanctionne tous les combats ; on ne reconnaît plus le frère de l’ennemi et on se méfie des goumanes et des sohba. Que dire de tant de sacrifices et de souffrance devant un tel gâchis ? Une prière ne suffit pas à la colère qui gronde et chahute la présence d’esprit. Mon Dieu ! Comment en sommes-nous arrivés là ? The answer, my friend, is blowing in the wind. 
Seulement voilà, en optimiste borné, je tiens à vous parler aussi d’un temps que les générations de demain aimeraient bien connaître, le temps de la Raison redevenue le phare bravant l’opacité, le temps des rêves encore possibles, des relèves impératives et des grands défis, le temps d’une Algerie flambant neuve où le talent ne sera pas une hérésie, le temps d’un répit que notre peuple aura mérité dans une patrie délivrée de ses vieux démons et des démons d’ailleurs aux appétits inassouvis. 
Ce temps-là est entre nos mains, aujourd’hui. Il nous appartient, à nous et à nous seuls, d’en faire ce que nous voulons léguer à nos enfants : un mirage mortel ou bien une oasis splendide, l’autel de nos peines perdues ou bien la rampe vers les étoiles. 
À nous de voir et à nous de décider.

 

 

 

 

 

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