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LA SOLIDARITÉ, CETTE VERTU QUI FAIT OUBLIER NOS ÉCHECS

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Kamel DAOUD Publié 05 Août 2021 à 10:16

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Par : Kamel daoud
Écrivain

“L’enthousiasme n’est pas un état d’âme d’écrivain”, rappelait l’exigeant Paul Valéry. Aujourd’hui, le pays survit tant bien que mal à une épreuve. Nombre d’entre nous ont perdu un être cher, une vie essentielle à leur vie et beaucoup ont connu la colère, le désespoir, la rage aveugle et l’héroïsme, la générosité à couper le souffle et la cupidité invraisemblable. Une solidarité rare a aidé à sauver des vies. C’est l’un des traits de ce peuple : l’élan courageux à chaque fois que l’adversité fut féroce. À chaque fois, notre courage exigeait un ennemi pour se manifester et se tarissait après la victoire.

Les temps de paix nous sont, à chaque fois, des temps de débandade et d’oisiveté moqueuse et persifleuse. La menace, l’invasion, l’injustice ou la mort convoquent en nous nos vertus les plus secrètes, la solidarité qui étonne, l’union qui soulève la montagne pour en faire un léger caillou. Ce fut le cas aujourd’hui, hier. Cependant, soyons lucides et tirons les véritables conclusions de cette tragédie qui dure.

D’abord, il n’est pas digne de faire un usage de concurrence politique de cette solidarité, ni pour le Régime ni pour ses opposants qui en font un argument d’échec retentissant de leur vis-à-vis. C’est un trait, une vertu exhumée, une histoire ancienne, pas un pugilat politique. Pas un procès entre une opposition qui veut le pouvoir et un pouvoir qui veut le garder. Cette solidarité n’est pas l’échec exclusif du Régime, ni la réussite de son opposition. C’est une vertu millénaire qu’on ne peut détourner sans la trahir.

D’ailleurs, faut-il, enthousiastes, se réjouir qu’au plus secret de l’âme de ce pays persiste encore cette possibilité de solidarité ? Oui. Mais déjà un devoir de lucidité nous impose de voir plus loin et avec courage. La vérité est que quand on en arrive, pour surmonter une menace violente, au seul recours de la solidarité, du don de sa fortune et de la vente de ses bijoux, c’est qu’on garde en soi un héros qui sommeille, mais aussi que tout le reste est un échec intercalé entre des victoires rares. Si aujourd’hui on se cotise avec ferveur pour sauver nos hôpitaux, c’est que nos hôpitaux vont mal, que notre système de santé ne suffit pas et que nos administrations, notre “État”, notre citoyenneté quotidienne sont un échec. Un échec du Régime ? Bien sûr, c’est facile de le crier sur les toits et dans les écrans. C’est facile, habituel, et cela permet de croire en sa propre immaculée conception.

L’opposition (au sens large) chez nous en est encore à cette adolescence du procès du père et de l’œdipien politique : “Tout est la faute du régime” sert autant à se dispenser de la responsabilité quotidienne, individuelle, qu’à régler un compte intime avec son adversaire politique ou justifier cette habitude fascinante qui confond s’opposer et moquer, le persiflage et le militantisme. Paradoxe d’une certaine opposition : vouloir la fin du “tout Régime” pour fonder la citoyenneté et la démocratie, mais exiger que le “Régime” s’occupe de tout et soit responsable de tout.

Ce procès sinistre et perpétuel agace quand on le croise sur les réseaux sociaux et dans les journaux qui adorent les histoires d’échecs et ignorent souvent (sauf pour en user comme procès du régime) les histoires de courage et d’autonomie chez les Algériens du pays réel. On se fatigue à suivre cette chronique concierge de l’immeuble national : la presse s’y enferme, ne donne plus envie de la lire et croit que pour contrer la propagande du régime, il faut se faire le chroniqueur scrupuleux de chaque désastre. Faut-il rappeler que nul besoin de dépenser de l’argent chaque matin pour apprendre que le Régime échoue ou n’arrive pas à trouver des solutions à nos malheurs ? À la fin, cette attitude du “Régime est responsable de tout” aboutit à une curieuse maladie collective : l’infantilisation de l’Algérien, sa réduction à un âge d’adolescence permanente, celle où on compte sur son géniteur tout en criant qu’on veut l’autonomie et la liberté et gouverner le monde et le posséder et avoir un appartement et l’argent de poche. On se fait les pourfendeurs de l’échec de l’assistanat du Régime sans remarquer qu’on devient les avocats de l’assistanat qui nous réduit et réduit nos libertés.  

Les communistes et autres utopies politiques collectivistes nous ont appris une leçon fascinante : quand la vertu est collective, le vice est individuel. En langage algérien, nous sommes un peuple courageux, indépendant, passionné de libertés et de guerres libératrices, mais souvent, c’est l’individu qui est tricheur, vicieux et malhonnête sous le couvert du militantisme, du sacerdoce ou de la religion. Et cette crise, autant que d’autres, donne à voir que notre système de santé, l’état de notre État n’est pas uniquement un régime “ovni”, c’est aussi nous, chacun de nous, quotidiennement. Celui qui vole du “consommable” dans un hôpital n’est pas l’État, le Régime, mais nous, vous, moi. Celui qui triche, corrompt, ne respecte pas la loi, stresse les approvisionnements par la contrebande ou le stockage inutile, c’est nous, vous, moi. Et l’argument que cet Algérien tricheur “n’est que le produit du régime” est un faux-fuyant et on le sait tous. Répéter aujourd’hui que la solidarité des Algériens a prouvé l’échec du Régime est une conclusion fausse et puérile : si on veut une démocratie, encourageons l’autonomie, l’émergence de l’acte citoyen, mais sans en faire un argument d’échec du “Régime”.

C’est juste la fabrication de la citoyenneté sans assistanat qui se crée sous nos yeux, laborieusement, fragilement. Elle n’a pas besoin d’être “contre le régime” ou d’illustrer l’échec du régime. L’autonomie est la voie royale pour construire de la citoyenneté, et cette citoyenneté se construit autant par l’acte de chacun, la solidarité de tous que par la permanence d’un État qui doit réviser sa vision du tutorat et sa croyance en une obligation de veille permanente sur l’Algérien. L’Algérie, c’est chacun, et chacun y est responsable, et l’acte de l’un n’est pas l’échec de l’autre. Lire ces jours-ci dans les journaux des articles qui font le procès de “noms” et d’entreprises qui n’ont pas mis la main à la poche durant cette épreuve est mesquin, mauvais et détruit cet élan pour le réduire à un procès de donateurs et de non-donneurs. 

Cette solidarité est admirable. Elle ne vise pas à prouver l’échec d’un régime, ni l’argument à charge d’une opposition qui cède à l’affect. Elle est l’illustration de notre réussite mais aussi de l’échec du reste. La vague qui a tué tant d’entre nous est aussi notre acte, l’irrespect des règles de distanciation, le refus de porter le masque, les mariages clandestins et les fêtes clandestines, le refus de se faire vacciner jusqu’à ce que la mort atteigne la chair et le bilan de nos démissions au quotidien. Cette solidarité doit être saluée, mais ne pas servir à la vanité et à l’autoglorification qui travestit le réel coresponsable. Elle est une histoire ancienne, mais aussi la preuve qu’on n’a pas su créer des mécanismes, des administrations, un État fort. Elle est à prendre pour ce qu’elle est : une vertu de recours, pas une qualité de bâtisseurs. Et cet échec, nous en sommes tous responsables : ceux qui trichent, ceux qui n’honorent pas leurs huit heures de travail, ceux qui détournent, ceux qui s’absentent, ceux qui volent des équipements, ceux qui ne connaissent comme volontariat que la prière collective, ceux qui répètent que c’est la faute du Régime ou celle des jambes des femmes pour mieux se dispenser et ceux hurleurs aux désastres qui règlent, sans faillir, une rancune intime.

On ne pourra peut-être jamais construire une vraie citoyenneté tant qu’on réduit la responsabilité de chacun à la responsabilité exclusive et trop facile d’un Régime qui est aussi, d’une manière ou d’une autre, chacun de nous. La grande vertu de l’Algérien exige la guerre à quelque chose pour se révéler. Un État fort, c’est lorsque cette vertu se révèlera en temps de paix. Aussi, reprenons la citation : “L’enthousiasme n’est pas un état d’âme d’une nation.”

Condoléances à ceux qui ont été touchés par la mort et le chagrin. Salutations à ceux qui ont révélé leur courage et leurs vœux pour qu’un jour nous puissions “nous réveiller dans un pays” (Mahmoud Darwish) que nous aurions tous accepté de partager sans diviser.

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