L’Actualité FAROUK NEMOUCHI, ÉCONOMISTE ET ANALYSTE FINANCIER, À “LIBERTÉ”

“Les réévaluations des projets alimentent la corruption”

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Ali TITOUCHE Publié 20 Septembre 2021 à 00:29

© D. R.
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Liberté : Le Premier ministre, Aïmene Benabderrahmane, a indiqué que les opérations de réévaluation des projets ont coûté à l’État 8 908 milliards de dinars de 2005 à 2020. N’est-ce pas là l’un des effets pervers d’une économie centrée sur la dépense publique ?
Farouk Nemouchi : Rompant avec la politique de transition vers l’économie de marché initiée durant la décennie 90, la politique économique adoptée depuis 2000 reposait fondamentalement sur la dépense publique. Grâce aux importants revenus des hydrocarbures, les responsables algériens ont utilisé la dépense publique comme source de financement de grands projets d’infrastructure et comme levier de redistribution de la rente. Les investissements publics ont contribué à la construction d’autoroutes, de barrages et autres équipements de base indispensables à la satisfaction des besoins économiques et sociaux. 

Des économistes ont estimé que l’Algérie a opté pour un modèle d’inspiration keynésienne. L’économiste Keynes a été un grand partisan de l’effort budgétaire de l’État comme moyen de stimulation de l’activité économique. Il a montré que la dépense publique stimule la demande, augmente la production et donc les recettes budgétaires. Ainsi, lorsque l’État dépense, le produit intérieur brut enregistre un accroissement supérieur à cette dépense : c’est le mécanisme du multiplicateur budgétaire. La politique budgétaire expansionniste mise en œuvre en Algérie n’a pas atteint ces objectifs, et il en a même résulté des effets pervers qui ont abouti à un désajustement structurel de l’économie nationale.

Dans une étude publiée en 2005, la Banque mondiale prévoyait que le programme de relance économique entraînerait un accroissement de 1% en moyenne par an du PIB, et selon une analyse du FMI, il existe une corrélation négative entre la productivité totale des facteurs, d’une part, et le montant de la dépense publique, d’autre part. L’intervention de l’État par le biais de la dépense publique n’a pas créé le cercle vertueux énoncé par Keynes en raison d’un environnement économique et institutionnel qui s’oppose à l’essor d’une économie créatrice de richesses.

Dans ses rapports d’appréciation de l’exécution des budgets publics, la Cour des comptes a, à maintes reprises, alerté sur le coût excessif des réévaluations, soulignant l’insuffisante maturation des projets. Quelle lecture pouvez-vous en faire ?
La  réponse  à  cette  question  nous  amène  à  considérer  le  niveau microéconomique, celui de l’entreprise. Les surcoûts entraînés  par la réalisation d’un projet d’investissement peuvent avoir plusieurs origines. Ils peuvent se manifester en amont en raison d’études de faisabilité bâclées et d’un business-plan qui manque de rigueur. Ils peuvent surgir en aval lors de la réalisation par un manque de suivi de la mise en œuvre du business-plan.

Et pourtant, l’Algérie importe chaque année, depuis 2005, des services induits par les investissements publics pour un montant de 10 milliards de dollars, et toute la question est de savoir si ces ressources ont servi efficacement l’économie nationale. Il est possible de gérer les surcoûts en les anticipant par le recours à l’audit, le contrôle de gestion, la comptabilité analytique et la gestion financière prévisionnelle. Il est regrettable de constater que l’entreprise algérienne continue à mépriser ces métiers qui sont source d’efficacité et de transparence.  

La réévaluation des projets durant la phase de réalisation et, parfois, avant le lancement des travaux est considérée par certains économistes comme une niche de corruption. Quel est votre avis ?
La tâche la plus complexe est l’identification des coûts cachés, notamment ceux qui peuvent donner lieu à des détournements. Lorsque la corruption est érigée en caractéristique fondamentale du système de gouvernance, il va de soi que tous les moyens sont bons pour participer à la prédation des richesses.

La réévaluation des projets a souvent pour seule motivation l’accès perpétuel à des ressources financières qui contribuent à l’alimentation des niches de corruption. La faiblesse du taux d’exécution des dépenses d’investissement conduit à privilégier la consommation de crédits comme critère de performance. Cela nuit aux projets en termes d’efficacité et d’efficience, et alimente les sources de la corruption. La pratique de la surfacturation des importations est aussi responsable de la hausse des coûts de réalisation de nombreux projets.

Quelle parade possible à cette pratique nuisible à l’économie ?
Je pense qu’avant de réfléchir à ces parades, les Algériens sont dans l’attente d’un bilan rigoureux de la politique de dépense publique qui a été menée au cours de ces 20 dernières années. Ils veulent comprendre comment a-t-on pu financer les déficits budgétaires en siphonnant les ressources accumulées dans le fonds de régulation des recettes pétrolières jusqu’au dernier dinar  (5 389 milliards de dinars en 2012) sans qu’elles soient budgétisées dans les lois de finances ?

La planche à billets utilisée comme alternative à la rente est encore plus désastreuse car elle n’a pas financé la création de nouvelles richesses, puisque 78,5% des ressources qu’elle a générées ont été affectées au remboursement des dettes de l’État.

Les dettes d’assainissement représentaient, à elles seules, 20,3% du PIB en 2017, et selon le FMI, la dette publique intérieure atteindrait 110% du PIB. Selon le Premier ministre, les opérations d’assainissement des entreprises publiques ont coûté à l’État 2 790 milliards de dinars entre 1991 et le premier semestre 2021. 

Quelle est la contrepartie de cette dette abyssale en termes de croissance économique, de création d’emplois, d’une meilleure alimentation des populations en eau potable, de construction d’établissements scolaires et d’infrastructures de santé ? Une fois un diagnostic complet de la dépense publique établi, il sera alors possible de dégager les grandes orientations en faveur d’un nouveau mode de gouvernance qui neutralise les sources de la corruption et ouvre la voie à des hommes d’affaires qui investissent pour créer de la valeur ajoutée.
 

Propos recueillis par : ALI TITOUCHE

 

 


 


 

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