L’Actualité KARIM AMELLAL, AMBASSADEUR DÉLÉGUÉ INTERMINISTÉRIEL POUR LA MÉDITERRANÉE

“LES TENSIONS ET LES RIVALITÉS S’EXACERBENT EN MÉDITERRANÉE”

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Souhila HAMMADI Publié 19 Mai 2021 à 23:58

© D. R.
© D. R.

Nommé  il y  a  quelques  mois,  ambassadeur  pour  la  Méditerranée  par  le président  français   Emmanuel  Macron, le  Franco-Algérien  tente  de restaurer  les  passerelles  entre  les  deux  rives  par  des  projets  en maturation. Il livre, dans cette interview, son point de vue  sur les  relations  bilatérales, l’islamophobie et… le signalement d’un millier de Maghrébins, dont près de 250 Algériens, dans le fichier de prévention de la radicalisation à caractère terroriste.

Liberté :  Vous  avez  été   nommé,  en  été  2020,  par  le  président Macron, “ambassadeur délégué interministériel à la Méditerranée”. Quels sont vos projets et éventuellement quelles sont les contraintes ?   
Sur le plan politique, les tensions et les rivalités s’exacerbent en Méditerranée. Les crises perdurent  ou  s’avivent.  Et  puis  la  région  est  un “hot spot” du changement climatique et l’un des lieux  de  la  planète  les  plus pollués. La pandémie de Covid-19 contribue à dégrader la situation. Il serait cependant erroné de tout voir en noir. Les sociétés des pays méditerranéens font preuve d’une résilience remarquable face à l’accumulation des difficultés, comme au Liban.

Certaines sont sur une trajectoire positive, comme la Libye. Et puis les liens que nous avons entre les deux rives, entre nos pays, nos régions et nos villes, mais aussi entre les diasporas, entre les familles, sont considérables. Ils constituent un puissant maillage qui permet, à bien des égards, d’amortir les chocs. C’est cette Méditerranée positive que nous souhaitons promouvoir. Ce sont des projets concrets, de la coopération dans des domaines comme l’environnement, le digital, la formation ou l’inclusion ; des solidarités nouvelles entre des entreprises.

À titre d’exemple, la baisse des précipitations et l’augmentation de la température conduisent à une multiplication des épisodes de canicule et à un épuisement accéléré des ressources, de l’eau notamment, mettant en danger la Méditerranée. Face à cette urgence absolue, il faut agir. Pour resserrer les liens entre les deux rives, il faut identifier les sujets d’intérêt commun, où il y a une incitation collective à agir, et mobiliser tous les acteurs du changement, et d’abord ceux qui innovent, qui créent, ceux qui sont sur le terrain, ceux qui “font”.

Les relations entre Alger et Paris sont relativement tendues. Quels sont les points d’achoppement ?  
Karim Amellal : Il faut distinguer l’écume des déclarations, parfois violentes ou agressives des deux côtés de la Méditerranée, du socle de la relation franco-algérienne, qui reste dense et solide, du fait de la multitude de liens qui nous unissent. Qu’il y ait des sensibilités différentes, des divergences aussi, entre la France et l’Algérie, quoi de plus normal ? Nos présidents se parlent régulièrement et s’entendent bien. La coopération entre nos deux pays est excellente sur d’innombrables sujets.

Cette relation forte, exceptionnelle à plus d’un titre, il est nécessaire de l’entretenir par le dialogue, des rencontres, des échanges. La période actuelle est peu propice à cela. La pandémie crée de la distance. Alors, parfois, des incompréhensions ou des malentendus surgissent, surtout entre des pays qui ont une histoire si complexe en commun. Je constate aussi que certains, en France comme en Algérie, n’ont pas intérêt à ce que les relations entre la France et l’Algérie se développent, parce que cela nuirait à leur fonds de commerce idéologique, ou politique. Ils utilisent ces incompréhensions, les montent en épingle, les grossissent.

Chez nous, c’est le cas, et depuis longtemps à ce sujet, de l’extrême droite. C’est pour cela que nous avons besoin d’apaisement, de sérénité. D’où l’importance du travail de mémoire engagé par le président Macron, qui vise à normaliser notre relation et à la purger d’un passé qui, comme on le dit souvent, “ne passe pas”. Emmanuel Macron a la conviction très forte que l’Algérie est une grande nation et les Algériens un grand peuple, et qu’ensemble il faut parvenir à surmonter ces malentendus ponctuels pour avancer. Je le répète parce que j’en suis témoin : le président Macron est un ami de l’Algérie et des Algériens. Son unique préoccupation est de voir comment, entre amis, dans le respect mutuel, on peut aller de l’avant.  

Le passé colonial de la France en Algérie continue à exacerber les passions et les clivages, presque 60 ans après l’indépendance. Le rapport de Benjamin Stora semble approfondir les distorsions. Qu’en pensez-vous ? 
Le travail fourni par Benjamin Stora est de très grande qualité. Son rapport marque une rupture, dans la mesure où il prône un changement de méthode sur le plan mémoriel : une politique des actes concrets, des “petits pas” qui, l’un à la suite de l’autre, à une certaine cadence, nous fait avancer l’un vers l’autre. En élève et assistant du philosophe Paul Ricœur, qui a écrit un ouvrage important sur ce sujet, le président Macron considère que le travail de mémoire doit être confié aux historiens.

C’est sur cette base qu’il peut y avoir une politique de reconnaissance traduite dans des actes concrets. Reconnaître plutôt qu’oublier, regarder l’histoire de France en face, ses pages sombres comme ses pages lumineuses, sur la base du travail des historiens. Il l’a montré en reconnaissant la responsabilité de la France, telle que mise en lumière par les historiens, dans les assassinats de Maurice Audin et d’Ali Boumendjel et en restituant les crânes de vingt-quatre résistants algériens décapités au XIXe siècle. Le président Macron est un homme pragmatique, qui n’est pas prisonnier du passé. Comme on le dit souvent, il n’a ni passé ni passif avec l’Algérie. Il veut sincèrement aller de l’avant.  

Mais le travail de Benjamin Stora met en lumière une autre dimension centrale : la France a aussi un problème à régler avec elle-même. La mémoire de la guerre d’Algérie est peut-être d’abord un sujet entre Français. Combien sont-ils à avoir une part d’Algérie en eux ? Des millions, d’une manière ou d’une autre. Ces mémoires-là, vives et douloureuses, fracturées ou silencieuses, il faut les recoudre les unes aux autres, les réconcilier. Faire nation, c’est aussi cela. 

Selon les chiffres fournis par le ministre français de l’Intérieur, 60% des étrangers inscrits dans le fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste sont algériens, tunisiens et marocains. Est-ce une stigmatisation des Maghrébins ou constituent-ils réellement un danger pour les valeurs républicaines ? 
Je suis d’origine algérienne et je n’ai pas le sentiment de constituer un danger pour la République française ! Plus sérieusement, il faut manipuler ces données avec précaution. Le problème de ce que l’on appelle la “radicalisation” n’est nullement lié à l’origine ou à la nationalité, ni encore, naturellement, à l’islam.

Le problème, c’est comment, par quel processus, des individus en viennent à se radicaliser, c’est-à-dire à se replier sur eux-mêmes, à vouloir se séparer de la communauté nationale et, parfois, dans certains cas, à commettre l’irréparable : tuer et, pis encore, tuer au nom d’une religion, en l’instrumentalisant, en la défigurant.

Des facteurs psychologiques, sociaux, économiques, des raisons exogènes, un environnement, des influences, un embrigadement, peuvent expliquer le phénomène, mais également des entrepreneurs de la haine, qui veulent atteindre un but politique en diffusant une idéologie extrémiste qui se fonde sur une conception erronée, dénaturée, de la religion musulmane.

Ce que l’on observe, c’est que certaines trajectoires, de migrants notamment, peuvent être propices à des phénomènes d’embrigadement, de radicalisation ou, comme l’on dit en France, de “séparatisme” pouvant conduire à des actes extrêmes.

Avec la montée de l’islamophobie en France, les Franco-Maghrébins et les Franco-Subsahariens auront-ils encore plus de mal à s’intégrer socio-professionnellement ? 
L’extrême  droite  a  réussi, année après  année, à nous  imposer l’idée selon laquelle l’immigration était “massive” et constituait, en  France  comme dans toute l’Europe, un “fardeau” et un danger. D’abord, il faut rappeler une vérité : l’intégration en France fonctionne bien, très bien même ! Chaque génération “issue de l’immigration” réussit mieux que la précédente. Ensuite, une autre vérité : la France est un grand et vieux pays d’immigration. Chaque Français contient une part d’altérité.

La France n’est pas et n’a jamais été d’un bloc. Dans cette identité plurielle, l’immigration occupe une large part. Le XXe siècle a, lui aussi, connu “ses” vagues d’immigration, en provenance d’Europe, mais aussi d’Asie et d’Afrique. Cette richesse ne va pourtant pas de soi, même si les plus grands adversaires de la “diversité” viennent souvent, eux aussi, d’ailleurs ! C’est pour cela qu’il y a là aussi un travail de mémoire : montrer en quoi les immigrations successives ont enrichi notre pays, et puis célébrer les “héros”, connus ou inconnus, de cette histoire-là.

Troisièmement, les études économiques montrent, chiffres à l’appui, que les bénéfices de l’immigration en Europe et en France sont, de loin, supérieurs à ses coûts. L’impact sur la croissance comme sur les finances publiques est positif. Quatrièmement, l’immigration n’est pas “massive” : la France est le pays d’Europe dont la croissance démographique dépend le moins de l’immigration ! La communauté immigrée se stabilise, depuis une vingtaine d’années, à près de 10% de la population totale. Cinquièmement, on confond souvent des phénomènes différents, comme les immigrés et les personnes “issues de l’immigration”, leurs enfants ou petits-enfants donc, qui sont dans leur écrasante majorité de nationalité française.  

Par ailleurs, l’immigration occasionne, partout où ce processus se produit, des représentations et des discours négatifs, de rejet, d’opprobre. La France ne fait pas exception. Les étrangers, nouveaux venus, sont toujours perçus comme des éléments potentiellement dangereux, des rivaux, des concurrents, par ceux qui étaient déjà là, installés, ceux que Norbert Elias appelle les “insiders”. Ce déficit de mémoire peut se traduire par un trop-plein d’identité, une identité confectionnée à la va-vite, ou empruntée. Je crois fondamentalement que la richesse naît de la diversité, et non de l’uniformité.
 

Propos recueillis par : SOUHILA H. 

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