L’Actualité Zine Barka, Professeur de Finances Publiques à l’Université de Tlemcen

“L’opacité est devenue une forme de gestion de l’économie du pays”

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Meziane RABHI Publié 23 Mai 2021 à 09:37

© D.R
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Liberté : Une forme de black-out sur l’information statistique, notamment économique, a été imposée ces dernières années. Comment expliquez-vous cette opacité ?

Zine Barka : Il est vrai qu’une forme de rareté de l’information statistique s’est manifestée ces dernières années. On se contente de “l’à-peu-près” dans la plupart de nos argumentations, délaissant ainsi la rigueur et la précision de la mesure. C’est un état d’esprit, voire une culture. Cela étant, il me semble que cette opacité est devenue une forme de gestion de l’économie du pays. C’est une nouvelle gouvernance. L’information statistique a été disponible pendant la période de planification où il y avait un besoin nécessaire de disposer des statistiques sur toutes les activités économiques et sociales du pays. C’était une période faste en termes de données et de publication des rapports et bilans des différents secteurs économiques. Mais, avec la disparition du ministère de la Planification, la production des données statistiques a commencé à se raréfier. Mais, avant d’aborder rapidement la situation essentielle de l’opacité des données statistiques de ces dernières années, permettez-moi de relever quelques observations à l’honneur de quelques institutions gouvernementales qui publient des données fines et concernent principalement des spécialistes. C’est le cas de la Banque d’Algérie, qui produit du chiffre et de l’analyse de qualité, mais les données ne sont pas toujours récentes (2018 pour un bulletin statistique trimestriel publié en mars 2020 !). D’autres institutions financières également présentent des rapports annuels avec un décalage de deux ans en moyenne, ce qui rend l’information un peu obsolète. Dans le même sillage, il est à remarquer que les rapports de la Cour des comptes, longtemps cachés, réapparaissent, et avec qualité, appuyés abondamment par des chiffres. C’est le cas notamment du dernier rapport d’appréciation de la Cour des comptes sur l’avant-projet de loi portant règlement budgétaire de l’exercice 2018. Un effort supplémentaire suffirait pour être en phase avec l’évolution de la réalité financière du pays. À l’opposé, la situation lamentable, en termes de données statistiques, se situe au ministère des Finances, avec un site peu fourni en données et des mises à jour rarement effectuées.

Globalement, diverses raisons peuvent être avancées pour expliquer ce marasme de la disponibilité de l’information économique. Il y en a bien sûr d’autres. Primo, les performances de l’économie algérienne au cours de ces dernières années se sont beaucoup dégradées : chômage des jeunes diplômés, inflation rampante, disparités des revenus, etc. Devant cette situation, les pouvoirs publics ne vont pas spontanément afficher des arguments quantifiés pour ouvrir un débat contradictoire sur le peu d’efficacité de la gestion publique. Il n’y a pas de quoi pavoiser. Secundo, il y a comme un tabou à parler du chiffre, et la confidentialité reste de mise dans une administration fortement bureaucratisée et toujours en peine à se moderniser et à accepter l’analyse contradictoire. Tertio, beaucoup d’institutions étatiques se sont montrées ouvertes dans le passé et ont produit du chiffre et de la réflexion, mais très vite la parenthèse s’est refermée.

En outre, face à une offre très limitée des données statistiques, la demande des différents agents économiques et partenaires sociaux reste faible et ne s’exprime qu’à travers les médias spécialisés pour les besoins d’étayer les analyses de la conjoncture économique. Même au niveau de la recherche scientifique la demande demeure contenue et ne s’exprime pas avec toute l’acuité requise en vue de pouvoir entamer des recherches quantifiées sur les effets des politiques publiques d’apporter une analyse indépendante et de qualité. Enfin, il me semble qu’il y a un sentiment de confort dans cette situation acceptée par tous les responsables qui refusent d’assumer pleinement leur responsabilité pour éviter d’être interpellés aussi bien par ceux qui mènent des analyses de réflexion que par le simple citoyen dont l’exigence intellectuelle est maintenant plus élevée que par le passé.

Les lacunes du système d’information économique et social figurent sans conteste parmi les tares qui caractérisent le mode actuel du fonctionnement de l’économie algérienne. Qu’en pensez-vous ?

L’Office national des statistiques (ONS), qui est officiellement l’organisme en charge de la diffusion de l’information statistique, laisse apparaître des défaillances préjudiciables à toute analyse économique sérieuse et incontestable. Les données ne sont pas mises à jour, les publications sont irrégulières, et surtout on relève un manque de dynamisme et de réactivité à la vie économique et sociale. L’ONS n’est plus un support de travail fiable malgré la largesse de l’enveloppe budgétaire dont il bénéficie. Il n’a pas su s’adapter et se moderniser en captant et en renouvelant les ingénieurs statisticiens, qui dans le passé ont fait un bon travail pour mener les travaux de planification. Il y a eu beaucoup de déperdition de cadres compétents. Et, pourtant, maintenant, l’université avec ces instituts spécialisés dans l’économie quantitative forment des statisticiens et des spécialistes du chiffre, mais l’attractivité de l’emploi et l’environnement socioprofessionnel font que ces jeunes formés ne peuvent hisser, à eux seuls, le niveau et s’imposer comme des experts reconnus et crédibles. La forme et la présentation du site web de l’ONS ne met pas en relief d’une façon claire et simple les principaux agrégats économiques : population, inflation, chômage et croissance.

Quel est l’impact de cette rétention de l’information sur les agents économiques ?

En démocratie libérale, les agents économiques basent leurs activités sur la fiabilité et la disponibilité de l’information. L’incertitude et le manque de précision sont des obstacles certains à tout comportement rationnel de nature à rendre une activité profitable. Dans une situation caractérisée par le manque de précision, comment construire une vision claire et structurée de l’avenir ? Toute forme de prévision est vouée à l’échec car elle repose sur des données qui ne sont pas solides et comprises par tous les agents économiques. Et la conséquence est grande sur les agrégats économiques, comme la rentabilité du système fiscal, le niveau de recouvrement, l’efficacité des dépenses sociales que l’État alloue généreusement à la population, l’état des finances locales et bien d’autres indicateurs macroéconomiques. Cette situation de rétention de l’information pourrait faire les affaires de cette nouvelle classe sociale qui s’est imposée comme partenaire forcé grâce à l’évasion et à la fraude fiscales et à la surfacturation des biens importés.

Le grand perdant étant bien entendu le Trésor public qui, actuellement, est en détresse pour financer des activités productives génératrices de richesse pour le pays dans son ensemble. La rente pétrolière a toujours joué le rôle de pompier de secours pour venir colmater les trous béants et arroser des agents économiques d’une façon peu rationnelle pour les maintenir dans la léthargie et l’assistanat afin de les éloigner de la réflexion, voire de demander des comptes aux gestionnaires et de devenir, ainsi, de véritables partenaires sociaux.


Dans différents classements, l’Algérie figure parmi les pays où il y a le moins de transparence dans la gestion des finances publiques. Qu’en est-il actuellement ?

Hélas, c’est une bien triste réalité que nous observons régulièrement. Les autorités publiques ne montrent que peu d’importance, voire aucune à la question de la transparence dans la gestion des finances publiques. Les résultats de nos enquêtes répétées le prouvent chaque fois. Il n’y a pas d’amélioration de la place de l’Algérie dans le classement mondial. La position plancher est acquise et semble inchangée, alors que d’autres pays voisins font d’énormes progrès. Face à cette situation, des recommandations et des commentaires sont émis en vue de se rapprocher des bonnes pratiques internationales en matière de transparence budgétaire, mais aucune décision pratique n’a été prise pour remédier à cette situation. Les efforts demandés pour améliorer la position de l’Algérie ne sont pas énormes et ne nécessitent aucun effort supplémentaire à produire. Il s’agit tout simplement de vouloir mettre sur les supports électroniques, le site web en particulier, les différents rapports produits régulièrement tout au long de l’année en ce qui concerne la dépense publique et les recouvrements de la fiscalité. Il serait tout à fait illusoire de dire que ces documents ne sont pas produits par les différentes directions, en particulier la Direction générale des impôts, la Direction générale du budget ou la Direction du Trésor. Le peu d’informations disponibles relève du sommaire et ne saurait éclairer sur l’état de la gestion des finances publiques. Une importante institution centrale, le ministère des Finances, dans la gestion des deniers de l’État devrait s’appuyer sur des chiffres, des analyses et une modélisation très fine pour construire les prévisions économiques et donner ainsi un éclairage aux décideurs et aux investisseurs. Mais il semblerait qu’il y a une volonté délibérée de ne pas diffuser ces informations de gestion de finances publiques. Dans quels buts ? Vouloir exclure le citoyen-chercheur à s’engager dans des analyses détaillées à même de contribuer à élargir la réflexion sur l’évaluation des politiques publiques ou des choix budgétaires et fiscaux adoptés ? Toujours est-il qu’il y a une volonté manifeste absolument rigide qui consiste à s’approprier d’une façon exclusive la gestion des deniers publics sans partage et autoritaire. Bien entendu, cette attitude n’affecte pas les délégations étrangères des institutions financières qui viennent faire la revue régulière de la situation des finances publiques et qui, de ce fait, ont un total accès à l’information. Cette dualité dans l’ouverture de l’information financière est devenue une tradition, et le chercheur local est obligé d’aller quémander l’information auprès de ces sources pour mener son travail de réflexion scientifique.

 

 


Entretien réalisé par : M. RABHI


 

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