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SE SENTIR IDIOT EN RESPECTANT UN FEU ROUGE

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Kamel DAOUD Publié 07 Juillet 2021 à 23:39

© D. R.
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Par : Kamel DAOUD
         ÉCRIVAIN

Le soir, la ville et le ciel s’imitent. Déserts et attentifs. Surtout dans ces banlieues nées du pétrole et du relogement où la vie de nuit est vécue par les lampadaires et les jeunes insomniaques qui en imitent le corps longiligne. Arrêtez-vous alors à un feu rouge dans un croisement vide et attendez. Il est, cependant, essentiel que vous soyez seul, sans personne derrière vous, sans policier, sans juge, ni caméras, à peine un dieu ou le souvenir d’un ancêtre. Comme le dit le désert : “La solitude étant nécessaire pour juger de la moralité d’une personne.” 
Alors, si vous êtes respectueux de la consigne lumineuse d’arrêt, vous verrez peut-être vous dépasser, ralentir pour vous scruter, l’autre visage de notre histoire millénaire, l’antagoniste de notre récit, votre moitié karmique. Un autre chauffeur, comme vous mais moqueur, méprisant, rieur, colérique, fou ou curieux. À cet instant fondateur où il ralentit pour vous examiner, alors que vous respectez une loi de la circulation routière, inexplicablement, héroïquement ou bêtement, tout se résume. L’autre, qui peut être vous, vous regarde comme un traitre ou un idiot, un fourbe ou un larbin, et vous le fixez comme s’il était le sauvage irréductible, le non-assimilable permanent, l’ennemi de toute tentative de transformer ce pays en nation forte à partir de tribus récalcitrantes, l’ignorant. 
Le gardien du feu de camp, alors que vous obéissez à un feu rouge. À l’instant de ce croisement, vous êtes jugé pour ce que vous êtes : un fidèle à un feu rouge, c’est-à-dire à la France, l’Occident, la loi, la machine étrangère, l’exogène. Et vous êtes infidèle à quelque chose de sombre et d’ancien, réfractaire à l’unanimité et à la Tribu, au sang et au nom de famille, coupable de déloyauté, un refuznik intime, une insulte aux siens mutins et contemporains, pirates et ancêtres à la fois. L’autre chauffeur vous scrute comme on fixe, muet, un idiot, et vous, à votre tour, vous l’ignorez de la moitié de l’œil, comme un caillou logé dans une fronde qui tourne. Tout se jouera à la lumière de ce feu rouge : votre trahison comme votre soutien, sa virilité et sa débilité. Votre nationalité et votre irréductibilité. Les siennes aussi. Dans la nuit vacante, au croisement de deux routes, vous croiserez deux histoires qui veulent se chevaucher. L’une des deux est celle d’un cheval, l’autre celle d’un âne. Car respecter un feu rouge, seul dans la nuit, sans personne autour, est une énigme philosophique détonante comme la question de la fatalité. Ça étonne, rend silencieux celui qui vous regarde, puis vous attire des soupçons sur votre sexualité ou votre nationalité. Un homme qui respecte un feu rouge, seul dans la nuit, est un caillou dans la chaussure de la nation.                 
La loi, c’est comment la contourner. Au téléphone, ce père de famille louvoie, tente des digressions courtoises, interroge sur la santé et les ancêtres, le sang et la dureté des jours, puis retombe sur le cœur du sujet : est-ce que l’épouse de son interlocuteur, prof surveillante lors du bac, peut veiller sur sa fille ? Il ne s’agit pas de laisser tricher la progéniture angoissée, de copier ou d’enfreindre la loi, mais “juste de veiller”. Traduire en algérien : avoir un regard particulier, être là, signaler un présence, faire comprendre que la candidate n’est pas seule dans le labyrinthe des épreuves. 
Depuis deux décennies, le bac n’est pas traité comme une épreuve des savoirs, mais presque comme un mal. Des journaux barbus insistent sur la “facilité” des sujets, des directeurs d’école organisent des prières collectives, etc. Le bac est comme l’administration : il faut le contourner, survivre à son moment, tricher si possible, espérer le miracle. Mais il n’y pas que le bac qui est transformé en une punition. C’est toute “la loi”, administrative ou d’organisation de la vie publique, qui a l’esprit faussé : la loi est coloniale, imposée, extérieure, étrangère, injuste. On y répond par “l’intervention”, les stratégies de contournement, la fraude ou la ruse. 
La “loi” est comme le feu rouge : quand on ne risque rien et que le gardien de la loi n’est pas là, l’idiot est celui qui le respecte. Et c’est sur ce principe de la loi comme diction étrangère à notre univers que s’organise la vie en ville ou au hameau, entre soi et dans les institutions. Cette brèche à la base conduit au reste : l’État lui-même est un sorte de mime de l’État, une convention selon des mœurs de l’ancienne puissance, une organisation aussi pénible que la cravate en tropiques et le costume de ville dans la jungle. Le mieux c’est de “jouer” à l’État puis de régler les différents ou les rapports de force en “off”. 
Le pays est le off, vaste et clandestin. Le “on” c’est une parodie entretenue, nécessaire, mais creuse. Le “off” est le vrai, le réel, le tout, le pays caché, la nation parallèle, le peuple rétracté. Sauf que le “off” n’est plus une vacuité tribale, des mœurs anciennes et figées ou des rites vieillis. Non, l’autre loi religieuse en a pris l’espace depuis des décennies, s’est engouffrée dans le vide. La survie à “loi étrangère” se fait encore par le “réseau”, l’intervention, les connaissances ou les liens de sang ou d’argent, mais peu à peu, s’y glissa le référent religieux, le cheikh, le mufti informel, l’imam et le clergé. 
Le monopole sur la loi se déplace aujourd’hui lentement et il ne reste à “l’État” dit républicain que la force de l’armée, de la prison et le recours aux imams pour se faire respecter dans les territoires décentrés. En face, pour le moment, l’autre Loi (religieuse) dispose des banques, du concept de paradis ou d’enfer, de la légitimité religieuse, de l’argent du marché noir et des réseaux des clergés, de tribunaux de plus en plus religieux (à l’égyptienne) et d’un esprit général qui valide l’arbitrage par la loi religieuse : autant pour s’habiller que pour punir, par l’amende puis par l’agression physique s’il le faut comme ce fut le cas de joueurs du MCA, flagellés par la presse et un mentor, verbalisés, lapidés par des journalistes puis “corrigés” par des supporters, le tout pour avoir dansé une nuit dans une boîte de nuit. Conjonction stratégiques des deux “lois” : la force et la “foi”.
En fait, il s’agit de l’esprit des lois : il est “colonial”, “étranger”, exogène, comme dit plus haut. On aura beau surveiller, menacer ou punir, le lien à la loi n’est pas celui du consensus de la majorité pour défendre le juste et le bien et l’utile, mais un lien qui exprime la violence et le moyen de survire à cette violence comme autrefois on survivait aux Français, au Ottomans ou autres. L’État algérien en développe un côté factice permanent, un penchant pour la procédure et la parodie et un usage de la violence à la fois subit et infligée : le même Algérien, qu’il soit d’un côté d’un guichet ou de l’autre, n’est pas le même Algérien. Il est une histoire collective de dominé et de dominant. Une collection de ruses et d’obligations. Une forme (vague) ou un formulaire ou un uniforme. Un dernier exemple : on se signale les uns aux autres les radars de route, mais personne (ou presque) n’ira dénoncer un chauffard qui roule en sens interdit. Sujet sans fin. Arrêtons.

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