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Shirine Boutella (et tant d’autres) : coupables de non-représentativité

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Kamel DAOUD Publié 22 Décembre 2021 à 22:46

© D. R.
© D. R.

Par : Kamel DAOUD
ÉCRIVAIN

L'actrice Shirine Boutella est coupable. De quoi ? D’un baiser dans un film. D’elle-même. De son corps. De son visage. Ou de sa liberté de vivre sa propre liberté. Ou de son succès et sa maîtrise qui lui ouvrent les portes du monde du cinéma et de l’universalité. Mais coupable de quoi, en résumé ? De “mal représenter la femme algérienne”, selon ses procureurs numériques en identité. Son cyber-procès est ouvert avec un verdict après un baiser d’actrice dans un film de fiction. Jugements, insultes, menaces... l’actrice s’en relève, selon ses déclarations, mais éprouve ce qu’on éprouve après la haine collective, la meute, l’insulte au nom des “constantes”, de la “culture”, des traditions ou des jalousies. C’est une femme, une actrice en ascension permanente et elle est libre. De quoi attirer le venin millénaire de ceux qui vivent emprisonnés par eux-mêmes, ligotés par leurs propres lois absurdes et incapables d’assumer la vie et leur désir, sauf en les projetant dans le “paradis”.
Mais là n’est pas le propos de la chronique. C’est surtout cet hallucinant leitmotiv politico-moral algérien : la représentativité. Le contraire de l’identification. Car pour cette dernière, c’est soi-même qu’on veut être semblable au héros du moment. Dans la “représentativité”, c’est l’autre qu’on veut “conforme” à soi. Pour Shirine Boutella, il est répété qu’elle ne représente pas l’Algérie, qu’elle n’a pas à jouer son rôle ainsi, car elle porte atteinte à la représentation de la femme algérienne, etc. Le verdict de représentativité revient en politique, en morale, en manuel des traditions et pour fixer les canons de la séduction hallal ou “nationale”, du cinéma, de la façon de s’habiller et de presque tout. Grande loi du peuple unanimiste, culture profonde du parti unique, séquelle de l’union sacrée. On le retrouve dans la bouche du dictateur ou de son opposant, se partageant le même instinct de servitude et d’interdits, la même méfiance envers la liberté. 
À chaque fois qu’une âme algérienne, une personne, un talent se détache du lot, c’est le procès en représentativité qui lui colle au dos. Mais représentatif(ve) de qui ? 
De quoi ? Et, d’ailleurs, pourquoi sent-on que l’autre doit nous représenter ? N’est-il pas libre de sa fulgurance, de son don ou de son dribble ? Pourquoi cette tendance nationale à la momification par un imaginaire mortifère ? Pourquoi chercher la représentativité comme des orphelins, jusqu’à en faire un trauma et un tribunal ? 
Le procès en représentativité est même féroce en politique. Il y est dit que le “régime” ne nous représente pas, mais ce verdict a une extension nihiliste absolue : rien ne me représente et j’attaque toute représentation possible d’autrui. À chaque fois qu’une pluralité politique se dessine, elle est vite décapitée par le procès en représentativité. On l’a vu pour le soulèvement du 22 Février et ce que cela a coûté à cette colère que de refuser tout leadership au nom d’un procès en représentativité absolue. On sait ce que cela coûte à chaque élection que d’attendre la représentativité idéale pour finir par être représenté par le contraire absolu de ses aspirations. On voit chaque jour ce que cela installe comme dictature horizontale, refus de liberté et de réelle démocratie que d’attaquer toute personne qui se distingue par un avis libre, un opinion indépendante : autant que le “régime” qui ne le tolère jamais, les “démocrates” s’y appliquent avec la même ferveur inquisitrice. 
La représentativité ? On la veut absolue, romantique, radicale, unanimiste, en mode parti unique et sans la moindre possibilité de dissidence. En politique, elle devient une opposition dictatoriale à la dictature telle qu’elle est définie. En morale, elle s’applique aux femmes, aux artistes, aux écrivains et à toute personne porteuse d’une différence, d’une expression ou d’une séparation. C’est alors qu’au nom de la représentativité, on va insulter, censurer et diffamer ou menacer. 
Le procès a même un curieux domaine d’extension : les médias et cultures de pays étrangers qui oseraient venir parler des Algériens, selon leurs propres codes : un documentaire sur le Hirak qui questionne de jeunes Algériens différents ? Il sera “napalmé” au procès de la représentativité. Un clip de musique avec une danse lascive ? Autant. Un roman aussi. Une façon de s’habiller, une coupe de cheveux.... D’ailleurs, selon la représentativité, la femme doit être asexuée par la vertu, l’homme mort et vaniteux par le martyre, l’Autre un traître de facto, le frère fidèle à cause du même ventre et l’utopie une teinte majeure pour la nation et ses affects.  
Expression d’une profonde angoisse utérine, de panique devant la différence et l’altérité, mais surtout d’une abyssale culture de l’intolérance face aux libertés et à l’individu. Une culture partagée, reconduite, installée et “mainstream” depuis l’épopée guerrière de l’indépendance : tout individu est une menace ; toute liberté est à détruire au nom de la représentativité ; toute différence est une traîtrise. Si on y ajoute le talent d’une actrice, son statut de femme, son indépendance et ses succès, voici la plus grande menace sur la virilité nationale, la “culture nationale”, l’authenticité, les vertus des ancêtres, le “chouroukisme”, le sang des martyrs...
Shirine Boutella n’est pas représentative, oui. On est d’accord avec la meute numérique. Elle n’est pas représentative de la représentation que l’on veut se faire et qu’on veut imposer de la femme et de l’Algérienne et de l’Algérien. Eh oui, il fallait la lapider puisqu’on ne peut pas réussir comme elle et vivre et rire et escalader et s’imposer et s’accepter. Elle n’est pas représentative, autant que beaucoup d’Algériennes et d’Algériens qui ne veulent pas penser, vivre et flamboyer comme la meute ou continuer à ne rien faire au nom du manque de représentativité ou à tout se permettre en croyant incarner la représentativité absolue.

 

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