Contribution

De la langue oblitérée à l’apprentissage altéré

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Rabeh SEBAA Publié 20 Septembre 2021 à 23:48

Par : RABEH SEBAA
PROFESSEUR D’ANTHROPOLOGIE LINGUISTIQUE, UNIVERSITÉ D’ORAN 2 MOHAMED-BENAHMED

“ Le projet originel d’une refondation linguistique du système éducatif algérien, qui a d’emblée écarté l’algérien de l’usage, les variantes de la langue amazighe, ainsi que le français, dès la première année, en focalisant sur l’arabe scolaire, a ouvert la voie à l’écart et par la suite à la distance entre intelligence linguistique sociale et intelligence linguistique scolaire.”

Il est, à présent, scientifiquement établi que les enfants scolarisés dans leur langue maternelle ou native réussissent mieux que ceux qui le sont dans une langue extérieure, étrangère ou imposée. Comme c’est le cas pour celle prescrite politiquement comme Surnorme au sein de l’école algérienne. Car les langues maternelles, qui sont les langues premières ou encore les langues de socialisation, sont celles des premiers apprentissages. Maternelles ou natives, elles réfèrent au même objet, en l’occurrence la ou les langues apprises et parlées à la prime enfance. L’usage habituel du singulier pour ces langues est, indubitablement, réducteur, dans la mesure où l’on peut apprendre deux, voire trois ou plusieurs langues maternelles. C’est le cas notamment des enfants d’immigrés, apprenant la langue des parents et celle(s) du pays d’accueil, ou encore celles pratiquées dans le milieu familial où deux langues, voire trois, sont utilisées simultanément, comme dans nombre de familles algériennes : algérien-français, algérien-arabe conventionnel, tamazight-français ou algérien-tamazight-francais-arabe conventionnel.
La situation se complique quand la langue de l’apprentissage scolaire n’est aucune de celles-ci. L’enfant est mis en situation d’apprentissage contraint d’une nouvelle langue, comme l’arabe conventionnel imposé politiquement pour l’école algérienne. Au détriment de toutes les langues minorées.
Cet apprentissage linguistique a pour finalité l’accès à des contenus de connaissance, sous forme de messages pédagogiques. Dans ce cas de figure, la ou les langues maternelles déjà acquises sont en situation de relégation, c’est-à-dire frappées d’inutilité, voire de “fautivité” pour l’accès au message pédagogique. Leur minorisation volontairement institutionnelle ou institutionnellement volontaire crée une situation de double contrainte. La contrainte d’une mise en situation de double apprentissage simultané : apprentissage de langue et apprentissage de contenus de savoir. Apprendre une langue pour pouvoir exprimer des contenus de savoir scolaire, eux-mêmes soumis à l’apprentissage. Un double processus qui contrarie le développement de l’intelligence et de la personnalité de l’enfant et, par conséquent, le développement de son langage. Ce dernier est, comme on le sait, une faculté humaine qui se distingue des langues constituées. Les recherches les plus éprouvées admettent la nature biologique du langage. Son façonnage par le procès de socialisation aboutit à la formation de sonorités alliant sons et sens, qui prennent ancrage dans l’“habitus” environnant. Les premiers balbutiements, les babillages et les gazouillements sont de l’ordre du naturel. Au même titre que d’autres mécanismes de survie ou de conservation mis en branle en fonction des contextes. En revanche, il est possible d’apprendre des langues extérieures à cet habitus linguistique environnant. Là réside la différence fondamentale entre acquisition et apprentissage linguistique (infra). La langue première apparaît, dans ce contexte, comme un dispositif prérequis qui s’améliore au contact des locuteurs adultes durant les premières années de l’enfance. Ce contact s’effectue sous forme d’échange et de répartition-distribution de sonorités ou de signes reproductibles grâce à l’appareillage neurobiologique qui va donner forme à la ou aux langues dites natives ou maternelles, en premier lieu dans l’environnement immédiat. Cet appareillage neurobiologique perçoit et reçoit, pour le cas de l’enfant algérien, une ou plusieurs langues natives parmi lesquelles l’algérien, le tamazight (nom générique qui regroupe le kabyle, le chaoui, le mzabi, le chenoui, le tachalhit, le targui et tout autre parler de souche amazighe), l’arabe, le français et pour, certaines familles, l’anglais, l’espagnol ou l’italien. C’est dans l’une ou plusieurs de ces langues que se mettent en place les cadres d’accueil des connaissances et les mécanismes primaires de leur acquisition. Mais quand une ou plusieurs langues natives sont contrariées, comme c’est le cas dès la première année de scolarisation dans l’école algérienne, des mécanismes de défense se mettent en avant pour esquiver les difficultés. Cette défense se traduit par l’effort de mémorisation sans compréhension. C’est le fameux hifd ou “parcœurisme”, qui signifie apprendre sans comprendre (comme pour le Coran dans la première phase d’apprentissage avant toute interprétation et donc de compréhension). En d’autres termes, mémoriser sans discerner. Étant donné que le premier apprentissage scolaire s’effectue dans une langue extérieure, en l’occurrence la langue arabe du formel, prescrite politiquement comme Surnorme et donc imposée à l’école. Le projet originel d’une refondation linguistique du système éducatif algérien, qui a d’emblée écarté l’algérien de l’usage, les variantes de la langue amazighe, ainsi que le français, dès la première année, en focalisant sur l’arabe scolaire, a ouvert la voie à l’écart et par la suite à la distance entre intelligence linguistique sociale et intelligence linguistique scolaire. Les déséquilibres consécutifs à l’approfondissement de cette distance se trouvent au creux, non seulement des difficultés de l’apprentissage scolaire, décomposé en séquences, mais au cœur de la crise qui habite durablement le système éducatif algérien. Ce processus de substitution de la langue-norme aux langues natives, qui se poursuit, sous des fortunes diverses, jusqu’à présent, est donc essentiellement un processus d’apprentissage linguistique institutionnel qui se double d’un apprentissage de contenus de savoir aussi bien à l’école qu’à l’université. La forme la plus générale de ce double apprentissage forcé est celle qui place toute personne, ou toute discipline scientifique ou universitaire, en situation de mise en apprentissage contraint, devant la difficulté particulière qui consiste à assimiler les énoncés, privilégiant les nécessités de la logique expressive sur les rigueurs de l’exigence cognitive.
En d’autres termes, le souci de nommer prend le pas sur celui de comprendre. Cette situation fait des systèmes d’éducation des lieux d’apprentissage de la langue scolaire pour exprimer des contenus de connaissance qui restent à acquérir. Ce qui n’est pas sans conséquence non seulement sur le développement du langage, mais sur l’ensemble de la structuration de l’appareil cognitif. Nous retrouvons la forme du relativisme linguistique développée par Edward Sapir selon laquelle, les modes de pensée sont dépendants de certaines des caractéristiques du système langagier. Les problèmes multiples que pose cette simultanéité de l’apprentissage, apprentissage de langue(s) et apprentissage de contenus de savoir(s), pousse à se demander dans quelles conditions il s’effectue, dans quels types d’interactions linguistiques et culturelles il s’accomplit et si réellement il s’accomplit. Les difficultés multiples que fait surgir l’enseignement dans une langue extérieure, extra-native, sur le plan pédagogique démontrent qu’il s’agit bien de problèmes liés à l’apprentissage d’une langue et non pas au processus d’acquisition qui est, lui, d’une autre nature. Le processus d’acquisition, comme nous le savons, se compose d’une série d’opérations d’ordre ou de nature psychosociale et où le contexte culturel, le cadre familial, notamment le rapport à la mère, jouent un rôle essentiel. En revanche, l’apprentissage d’une ou de plusieurs langues “extérieures” est une opération non naturelle, voire imposée. L’extériorité prescrit ou enjoint la contrainte. Cette dernière impose des règles différentes de celles des processus d’acquisition, qui apparaissent d’abord comme des oppositions ou des désaccords lexicaux, syntaxiques, sémantiques…
C’est pour cela que l’apprentissage d’un savoir scolaire, dans le cadre duquel se déroule simultanément l’apprentissage de la langue extra-native, suppose et consiste en un ensemble d’opérations et d’efforts individuels, coordonnés à l’apprentissage linguistique dans une triple perspective : décryptatoire, accommodatoire et assimilatoire.
Le premier rapport est un rapport de déchiffrement, voire de décodage, un effort de décryptage-compréhension consistant à comprendre dans la langue de réception afin de pouvoir expliquer dans la langue d’expression imposée. Suivent ensuite les opérations d’accommodation de ces contenus comme mise en épreuve ou confrontation avec ou dans le cadre des contingences du réel linguistique et pédagogique environnant, c’est-à-dire apprendre ces contenus tout en apprenant comment les ré-exprimer dans la langue de l’apprentissage. Restent, enfin, les efforts d’assimilation comme actes séquentiels participant à un savoir scolaire général et partagé sous forme de contenus. Pour l’essentiel, ces contenus restent mal assimilés et renvoient aux dysfonctionnements du système éducatif liés fondamentalement aux déboires et aux ratages du processus de double apprentissage simultané de langue et de savoir scolaire. Dans ce procès contraint de double apprentissage de langue et de savoir, il s’agit d’une action simultanée sous forme d’efforts, d’une double intériorisation desdits fondamentaux extérieurs aux champs sémantiques de la langue native. Une mise en difficulté singulière qui consiste à comprendre dans la langue maternelle ou native ce qui est censé expliquer dans la langue de l’apprentissage. Et, de façon plus globale, à traduire ce qui est censé “réduire”, au sens de Georges Canguilhem qui considérait “le concept comme une fatalité extérieure qu’il s’agit de réduire en la réflichissant”. Tandis que dans la situation de double apprentissage simultané et contraint, dans une langue extérieure imposée, le donné cognitif est perçu et reçu comme l’instrument construit qu’il s’agit d’intérioriser en le traduisant. Dans ces conditions, la préoccupation de l’usage, qui se réduit à l’utilisation, privilégie les nécessités de la logique expressive sur les rigueurs de l’exigence cognitive, comme précisé plus haut. Et, en définitive, dans la dynamique de cette opération d’utilisation-instrumentalisation, le souci de nommer prend le pas sur celui de comprendre. Et, en dernière analyse, la volonté de produire du son prime l’impérativité de rechercher le sens.

 

 

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