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INAPPROPRIÉE, DISPROPORTIONNÉE ET DISCRIMINATOIRE

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HOCINE ZEGHBIB Publié 07 Mars 2021 à 22:12

Par : HOCINE ZEGHBIB
PROFESSEUR DE DROIT HONORAIRE À L’UNIVERSITÉ DE MONTPELLIER

Un avant-projet de loi, porté par le ministre de la Justice, garde des Sceaux, vise à réformer le code de la nationalité algérienne. Ce texte envisage de déchoir de sa nationalité, d’origine ou d’acquisition, tout Algérien qui viendrait à commettre, à l’étranger, des actes dans le but de causer, en toute connaissance de cause, de graves préjudices aux intérêts de l’État et à l’unité nationale. Le même texte envisage la même mesure, sans qu’en soit précisée la portée dans l’espace, pour les ressortissants algériens activant, adhérant, finançant ou faisant l’apologie d’une organisation terroriste, ainsi que pour tout ressortissant collaborant avec un État ennemi. Le droit classique définit la nationalité comme le “lien juridique et politique, défini par la loi d'un État, unissant un individu au dit État”. La nationalité revêt aussi un sens sociologique et “exprime un lien d'un individu avec une nation, c'est-à-dire une communauté de personnes unies par des traditions, des aspirations, des sentiments ou des intérêts communs”. Elle sert donc à tracer la frontière entre le “dedans” et le “dehors” de la communauté politique que forme la nation. Elle est, par la suite, une compétence de l’État qui peut, à travers elle, définir les critères pour distinguer le national de l’étranger, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du territoire national. La nationalité, en tant que porteuse d’une identité collective et individuelle, relève d’une construction socio-historique propre à chaque État. 
Prérogative de l’État souverain qui, seul, peut en déterminer les conditions de possession, d’accès, de perte et de déchéance, la nationalité confère à son titulaire un statut juridique, et doit, pour cette raison, être un droit garanti à chacun. C’est d’ailleurs dans ce sens qu’est rédigé l’article 15 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme (Dudh) disposant que  “1- Tout individu a droit à une nationalité” ajoutant que “2- Nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité ni du droit de changer de nationalité” condamnant à la fois apatridie et allégeance perpétuelle. Partout dans le monde, la nationalité s’obtient, en résumé, de deux manières : soit par le lien du sang (jus sanguinis), c’est-à-dire principalement par filiation (sorte d’héritage plus souvent transmis par le père que par la mère, notamment dans le bassin méditerranéen), soit par le lien du sol (jus soli), c’est-à-dire par la naissance sur le territoire de l’État concerné. En pratique, les deux critères se conjuguent dans nombre de législations. Établis, ces liens confèrent la nationalité d’origine. La nationalité peut aussi être obtenue par voie de naturalisation et, dans des cas limités mais prévus dans de nombreuses législations, par le bienfait de la loi. L’Algérie, qui reconnaît aussi bien la Dudh que la convention de New York de 1954 relative au statut d’apatride, a organisé son droit à la nationalité dès 1963 autour du lien du sang (filiation par le père d’abord, puis par la mère aussi depuis 2005), légèrement atténué par le lien du sol (enfant né en Algérie de père inconnu ou apatride et enfant né de parents inconnus) qui confère la nationalité d’origine. La nationalité peut aussi s’obtenir par mariage avec un Algérien ou, depuis 2005, avec une Algérienne.  

La nationalité, un héritage
Il est possible, en passant par des procédures à l’issue incertaine, de perdre la nationalité en y renonçant ou parce que, pour la femme épousant un étranger, son mariage l’oblige à opter pour la nationalité du conjoint dont le pays ne tolère pas la double nationalité. La déchéance de nationalité, qui sanctionne des faits graves portant atteinte aux intérêts nationaux et frappés de condamnation judiciaire préalable ou des faits “incompatibles avec la qualité d’Algérien et préjudiciables aux intérêts de l’État”, est possible, mais uniquement pour la nationalité d’acquisition. Toutefois, cela n’est possible que si les faits reprochés à l'intéressé se sont produits pendant un délai de dix (10) ans, à compter de la date d’acquisition de la nationalité. Il reste possible aujourd’hui, comme d’autres États l’ont fait sans que cela soit jugé contraire à leur Constitution, d’intégrer les faits de terrorisme comme cause de déchéance de la nationalité d’acquisition dans le respect de procédures strictement encadrées par la loi et sous contrôle du juge. 
Ce n’est pas ce qu’envisage l’avant-projet présenté. En effet, celui-ci s’attaque tout autant à la nationalité d’origine qu’à la nationalité d’acquisition. Or, cette sanction-là n’est nulle part envisagée dans le code de la nationalité. Et pour cause ! En effet, ce texte, élaboré au sortir de la guerre de Libération, traduisait la charge symbolique véhiculée par la nationalité qui apparaissait comme l’élément principal, rassembleur et fondateur, autour duquel s’est cristallisé le sentiment national pour former une communauté politique et sociale indivisible. Aucune mesure de déchéance de la nationalité d’origine n’y avait trouvé sa place envers quiconque.
Dans l’imaginaire collectif algérien, irrigué par les représentations tirées de la longue nuit coloniale, la nationalité constitue, avec le recouvrement de la souveraineté nationale, la conquête la plus précieuse.
Après l’indépendance, pour toutes les générations d’Algériens, la nationalité est perçue comme un héritage reçu à part égale et transmissible de la même manière aux descendants, y compris, fort heureusement depuis 2005, par l’ensemble des citoyens sans tenir compte de leur sexe. Ainsi, quel que soit le lieu de naissance, dès lors que la filiation avec un Algérien ou une Algérienne est établie, un enfant né sur la planète Mars d’un parent lui-même algérien sera autant algérien qu’un enfant né d’un parent algérien à Reggane ou à Bora-Bora. Cette conception de la nationalité qui fait peu de place au lien du sol — mais c’est un autre sujet — structure l’imaginaire collectif et rend inconcevable que l’on puisse exclure définitivement un “national d’origine” de la communauté nationale. La déchéance de la nationalité d’origine apparaît, dans son principe-même, comme une sorte “d’agression” injustifiée envers chacun des membres de la communauté nationale et pas seulement envers les quelques individus que viserait la mesure. Mais légifère-t-on pour des cas particuliers, sachant que la loi a une portée générale et impersonnelle ?
Ce serait agir de manière disproportionnée : ouvrir la boîte de Pandore et prendre le risque de banaliser une mesure que la plupart des pays (démocratiques comme autoritaires) ne pratiquent pas, soit parce qu’ils la jugent arbitraire, soit parce qu’ils s’interdisent de créer des apatrides, et se sont liés à cet effet au droit international, n’est pas signe de force, mais de faiblesse. Il est, par ailleurs, vrai que l’Algérie, même si elle a adhéré en 1964 à la Convention de New York de 1954 sur le statut des apatrides, n’a pas adhéré à celle de 1961 sur la réduction des cas d’apatridie et qu’elle peut donc s’abriter derrière un légalisme de façade pour s’autoriser à générer des apatrides, malgré ses autres engagements internationaux quant aux droits de l’Homme.  Cependant, faire d’un national un apatride, car tous les Algériens vivant à l’étranger ne sont pas binationaux, est-ce une avancée dans la construction et la défense de l’État de droit et dans l’édification d’une grande nation inscrite dans son temps ? Ou alors, la mesure de déchéance n’aurait-elle pas pour objectif réel, à travers les “actes” commis “en dehors du territoire” et “préjudiciables aux intérêts de l’État”, de faire peser sur la tête des Algériens résidant à l’étranger une épée de Damoclès, la menace permanente d’une possible déchéance de nationalité ? Déplacer ainsi le curseur dans la lecture du projet – la pratique quasi systématique de l’instrumentalisation du droit en cours au pays y incite fortement – laisse poindre la réalité de la nature discriminatoire de la mesure envisagée.

Discriminatoire
Sous prétexte de poursuivre des actes préjudiciables aux intérêts de l’État commis à l’étranger, la mesure touchera quasi exclusivement les Algériens établis à l’étranger, car on voit mal un Algérien en déplacement temporaire à l’étranger commettre ce type d’acte, même si en théorie cela reste possible. Elle impactera donc en priorité les Algériens résidant à l’étranger, mononationaux comme binationaux, les premiers devenant par ce seul fait apatrides, les seconds devenant à leur tour mononationaux, mais plus algériens. Des différences de traitement découlent par conséquent du projet envisagé : protection de fait des Algériens de l’intérieur (peu de chose au regard de ce qu’ils supportent au quotidien !), surexposition de fait des Algériens de l’extérieur et, dans cette catégorie, différence marquée entre les Algériens pouvant se retrouver apatrides et les Algériens perdant la nationalité algérienne, mais susceptibles de conserver leur autre nationalité. Si, dans un texte de loi, l’esprit compte autant que le texte lui-même, on peut ici avancer que “l’esprit” du projet envisagé est toxique à souhait et produira à coup sûr un traitement stigmatisant et discriminant envers les Algériens établis à l’étranger.
Le projet renoue ainsi avec un vieux serpent de mer ressurgi en 2016.
À l’Assemblée nationale, d’abord, où un député demande au Premier ministre de l’époque d’introduire la déchéance de nationalité. La réponse fut négative, la stratégie adoptée par le pouvoir en place étant plutôt le contournement. Tant et si bien que la suspicion envers les doubles-nationaux, visés hier comme aujourd’hui par la déchéance de nationalité, est d’abord hissée au sommet de la hiérarchie des normes juridiques à l’occasion de la révision constitutionnelle de 2016, dont l’article 63 (article 51 dans l’avant-projet, alors très controversé dans le débat public) interdit à un double-national d’accéder aux “hautes responsabilités de l’État et aux fonctions politiques”, avant d’être amendé, à son tour, lors de la révision constitutionnelle de 2020, sous la pression du Hirak, par l’article 70 nouveau, l’expurgeant de son contenu discriminatoire. 
Ce mouvement de pendule se nourrit du doute entretenu et cultivé sur la loyauté des doubles-nationaux envers l’État algérien. Ce doute, qu’on pourrait presque qualifier d’institutionnel, trouvait sa pleine expression dans l’opprobre jeté sur les doubles-nationaux par le président de l’époque dans certains de ses discours et qui alla jusqu’à menacer d’imposer de choisir entre les deux nationalités. Ce mouvement de pendule, assez paradoxal dans la forme, l’est beaucoup moins dans le fond et traduit en réalité l’opposition entre deux conceptions majeures de la citoyenneté et donc entre deux courants politiques : l’une, fermée, qui conditionne l’exercice à la nationalité et qui, dans ce cas, ne permet pas d’en posséder plusieurs, ce qui suppose une allégeance unique à un État ; l’autre, plus ouverte, postule que la citoyenneté, si elle a un lien avec la nationalité, n’est, cependant, pas entièrement déterminée par elle, mais également par l’apport fait à la “communauté de citoyens” à laquelle on rattache son action. Dans ce cas, le lien de rattachement à l’État peut ne pas être unique sans que cela soit préjudiciable à quiconque. 
Les crispations autour de la question de la double-nationalité en Algérie se renforcent ou s’apaisent autour de ces deux conceptions, si bien qu’apparaît, par intermittences répétées, un décalage entre un discours politique fort suspicieux à l’encontre des doubles-nationaux ponctué de légères avancées au plan juridique. Ainsi, la législation montrait-elle un signe de tolérance à l’égard de la bi-nationalité lorsqu’en 2005, elle rompait avec le principe de répudiation préalable de la nationalité algérienne pour l’obtention d’une nationalité étrangère. De la même manière, la réforme introduite par l’ordonnance du 27 février 2005 permet à l’Algérienne de transmettre, au même titre que l’Algérien, la nationalité par filiation, devenant ainsi, sur ce point, la législation la plus avancée du Maghreb. Sur le même fondement juridique, l’Algérienne peut transmettre la nationalité algérienne par la voie du mariage. Mais une hirondelle ne fait pas le printemps. Le retour aujourd’hui à un niveau gouvernemental, plus précisément à l’initiative du ministre de la Justice, garde des Sceaux, ce qui en soi traduit la haute solennité du projet, de la déchéance de nationalité montre que le curseur s’est, de nouveau, déplacé vers la conception fermée de la citoyenneté, avec tout ce que cette conception charrie comme conséquences discriminantes, en premier lieu, sur les doubles-nationaux. Un tel projet, de nature plus politicienne que sociétale, s’attaque à un droit fondamental, conquis de haute lutte au profit de tous les Algériens, patrimoine commun donc de tous les Algériens, qui ne peut faire l’objet d’aucune forme de confiscation au détriment ne serait-ce que d’une seule personne. Discriminer des citoyens entre eux n’est pas faire œuvre de législateur, encore moins de politique pleinement conscient des intérêts supérieurs à long terme du pays.
Si l’État doit se défendre contre des attaques qui mettraient ses fondements en danger, il dispose de bien des moyens pour y parvenir, dans le cadre du droit, sans pour cela s’attaquer à ce qui est son essence même : la nationalité des membres de la communauté politique sans laquelle il ne peut y avoir d’État. L’édification de l’État de droit passe par le respect de cette exigence.

 

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