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LA QUÊTE DE CITOYENNETÉ AU COEUR DE L’INVENTIVITÉ AU QUOTIDIEN

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Mohamed MEBTOUL Publié 21 Août 2021 à 19:29

Par : Mohamed  MEBTOUL
        SOCIOLOGUE

“Le quotidien ne se réduit pas à un passéisme moralisateur constitué de plaintes sur les gens “incapables” de se prendre en charge, à l’origine de la “fitna” et du “désordre” dans la société. Il n’est pas non plus cette théâtralisation dominée par les illuminations populistes où s’imbriquent la médiocrité, la paix sociale fictive et le simplisme, en occultant la complexité du quotidien.” 

Où en sommes-nous dans ce déluge de drames  qui domine de façon extrême notre quotidien ?  Des incendies ravagent sans discontinuer nos forêts, nos villages, laissant la population pleurer ses siens, se retrouver sans aucun chez-soi, renvoyée de façon violente et précipitée dans la précarité, dans une sorte de nudité extrême,  nous rappelant alors les propos des jeunes stigmatisés : “Nous sommes rien dans cette vie.”  
Ajoutons un second drame, celui d’une pandémie, loin de dévoiler ses traumatismes, ses ravages et ses malheurs enfouis dans nos propres histoires d’en bas, dont on parle si peu. Mais la vie quotidienne est la “somme des insignifiances” (Lefebvre, 1968). Dans un monde trop pressé, il est loisible d’observer ses acteurs dominants, promouvoir leurs propres croyances pour s’interdire de comprendre les sens attribués aux actes ordinaires, banals et routiniers  par les populations. Le quotidien s’extériorise de leurs préoccupations pour privilégier la production de “vérités absolues”. Il est donc plus aisé de s’enfuir dans le croire qui relève du “vrai” transformé en jugements et en norme à déployer dans une société sous-analysée, chosifiée à l’extrême. 
La complexité et l’inventivité au quotidien (De Certeau, 1990) sont souvent niées, occultées, travesties, défigurées et simplifiées. Les jugements rapides et les injonctions priment sur  leur compréhension fine. Se restreindre à la surface des choses, et “s’enfermer” dans l’affirmation : “nous savons a priori”, renforce les frontières entre les différents responsables politiques et les populations, à l’origine de l’irrémédiable. Pourtant, le savoir précis sur la vie quotidienne des gens n’aurait pas pu occulter l’impératif de mettre en branle une prévention rigoureuse, contractuelle, et de proximité avec les personnes en prenant en considération leur environnement immédiat (Mebtoul, 2021). 
Force est de relever que la “normalisation” du laisser-faire a été prégnante. La superficialité des choses et des faits sociaux s’est instituée comme une forme de non “gestion”, portant en elle les germes de la tragédie. Ce n’est tout de même pas la population qui est responsable du fonctionnement-dysfonctionnement du système de soins. Celui-ci a intégré un modèle curatif  hégémonique, difforme et coûteux, étant exigeant en termes de lits, de médicaments et de techniques médicales, rendant résiduelle la santé publique, langage du social et de proximité avec la population.

Ne pas “écraser” l’écoute des gens
Le langage dominant devient unilatéral et assourdissant. Il “écrase” l’écoute des gens. Il exclut le politique de la vie quotidienne, devant pourtant être son âme. 
Il est difficile de dissocier les violences institutionnelles et les contre-violences au quotidien, à moins de vouloir “psychiatriser” la société comme une addition d’individus porteurs en soi de violence qui “coulerait de source”, “naturalisée”, en oubliant les rapports sociaux au quotidien qui lui donnent sens. Pour le sociologue belge Claude Javeau (2006), “Les formules” émotionnelles et comportementales en question s’inscrivent dans des routines ritualisées : puisque l’anxiété, la confiance et les routines quotidiennes d’interaction sont si intimement liées, on peut aisément comprendre les “rituels de la vie au jour le jour comme des mécanismes d’affrontement”.  
Le quotidien ne se réduit pas à un passéisme moralisateur constitué de plaintes sur les gens “incapables” de se prendre en charge, à l’origine de la “fitna” et du “désordre” dans la société. Il n’est pas non plus cette théâtralisation dominée par les illuminations populistes où s’imbriquent la médiocrité, la paix sociale fictive  et le simplisme, en occultant la complexité du quotidien. 
Que de contre-vérités n’a-t-on pas produites sur le quotidien des populations, pour stagner dans le populisme superficiel, la défiance, les projections de soi sur les comportements des personnes jugées “anachroniques”, oubliant de restituer les situations quotidiennes qui leur donnent sens. La production d’un infantilisme  bavard dénie toute possibilité aux personnes  de dire et de faire autrement, leur permettant de libérer leurs passions brimées. Enfin, le refoulement des conflits s’apparente à des évitements  ou à une forme de censure du débat public, contradictoire et serein. C’est pourtant la seule modalité sociale pour tenter d’accéder à des formes plurielles d’émancipation politique de la société.
Il a fallu attendre les dérives, les brouillages, les scènes dramatiques autour de la quête de l’oxygène, illustrant le flou socio-organisationnel et l’absence de toute anticipation, pour admettre  l’importance décisive de la solidarité populaire. Elle met à nu à la fois le déni du politique et les champs du possible déployés par les populations. 
Elles ont entrepris en temps de crise des actions collectives puissantes, soudées et organisées, palliant la fragilité des institutions, et relativisant les jugements acerbes et rapides de certains experts sur la “passivité” de la société.  “Les Hommes, contrairement aux animaux sociaux, ne se contentent pas de vivre en société, ils produisent de la société pour vivre.” (Godelier, 1984). 
La violence symbolique des médias publics et privés, centrée sur l’impératif de mettre le masque, de respecter la distanciation physique et de se laver les mains, élude les situations  quotidiennes des personnes. Loin d’être passives, celles-ci notent avec humour, forme de colère rentrée, ce que représente leur vie quotidienne : “Attention, les détritus sur le trottoir, tu vas attraper le corona” ; “Regarde un peu les gens retraités qui se collent les uns aux autres, pour toucher leur argent. 
Ils ne peuvent pas trouver une autre organisation pour réduire la contamination !” ; “Nous avons été traités comme un ballon de football”. 
La vie quotidienne se lit aussi à partir du fonctionnement de ses espaces sociaux laissés à l’abandon, “bled kalhia” (le pays est déserté), disent les personnes confrontées à l’absence d’un Etat régulateur qui soit proche des gens à la quête de  leur citoyenneté (Mebtoul, 2018).
Tenter de tenir malgré tout 
Les dynamiques sociales déployées au quotidien par les populations permettent à la société de “tenter de tenir malgré tout”, de se reproduire dans la douleur, la souffrance et la non-reconnaissance sociale et politique. Le “vide” laissé par les institutions distantes des contraintes et des attentes des personnes défiantes à leur égard, les conduisent à fabriquer leurs propres mondiaux sociaux.
Des ressources financières, cognitives et relationnelles sont mobilisées par les familles pour permettre à leurs enfants d’élever leur niveau scolaire par la médiation de cours privés, d’assurer quotidiennement un travail de santé invisible et gratuit dans le double espace familial et hospitalier, au profit de leurs proches et des structures de soins (Cresson, Mebtoul, 2010),  d’opérer sans cesse des réaménagements de leur logement acquis dans un état d’inachèvement douteux, de stocker des bidons d’eau pour anticiper les coupures incessantes d’eau en 2021. La déliquescence institutionnelle reconfigure la vie quotidienne de la famille algérienne qui est avant tout une institution sociale. Elle est  traversée par des conflits et des inégalités entre ses membres, d’où l’importance de réfuter l’approche centrée sur la “bonne” ou “mauvaise” famille mythique (Pitrou, 1994) dominée soit par une solidarité sans failles, soit par des lacunes insurmontables. Elle est contrainte aux détournements pour répondre au déni du politique caractérisé ici par l’effacement de la citoyenneté dans la société.  
Le politique, c’est-à-dire la façon dont une société est instituée (Mouffe, 2016), et le quotidien, actes outiniers et ordinaires, ne sont pas deux entités séparées. Ils s’affrontent et se conjuguent pour produire des vies sociales différenciées selon le degré d’autonomie et de liberté de ses agents sociaux, ou à l’inverse, subissant les contraintes institutionnelles et interdits politiques à l’origine de contournements dans de multiples aspects du quotidien (alimentation, santé, éducation, travail domestique, etc.). 
Ces activités quotidiennes sont assurées en grande partie par les femmes dans l’invisibilité, la gratuité et la non-reconnaissance sociale, contribuant à la reproduction du système social.


Références bibliographiques 
Cresson G., Mebtoul M., 2010, “Famille et santé”, Rennes, Presses de l’EHESP.
De Certeau M., 1990, “L’invention du quotidien”, Paris, Gallimard.
Godelier M., 1984, “L’idéel et le matériel”, Paris, Fayard.
Javeau C., 2006, “Routines quotidiennes et moments fatidiques”, Cahiers internationaux de sociologie, Vol., CXXI, 227-238.
Lefebvre H., 1968, “La vie quotidienne dans le monde moderne”, Paris, Gallimard, “Idées”.
Mebtoul M., 2021, “Covid-19. La mise à nu du politique”, Alger, Koukou.
Mebtoul M., “Algérie. La citoyenneté impossible ?” Alger, Koukou.
Mouffe C., “L’illusion du consensus”, Paris, Albin Michel.
Pitrou A., 1994, “Les politiques familiales, approches sociologiques”, Paris, Cyros.

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