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Larbâa-Nat-Iraten, notre Guernica…

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Arezki AÏT-LARBI Publié 25 Août 2021 à 23:19

Par :  AREZKI AIT-LARBI
JOURNALISTE FREE LANCE. COFONDATEUR DE LA PREMIÈRE LIGUE ALGÉRIENNE DES DROITS DE L'HOMME.

Il est établi que l'artiste Djamel Bensmaïl était un amoureux de la Kabylie, qui l'avait adopté et où il comptait de nombreux amis. Comme des jeunes de sa génération de plus en plus nombreux, que l'art avait désintoxiqués de la culture de l'intolérance et de la haine, ce “Hirakiste” d'avant-garde était au carrefour des luttes citoyennes dans différentes régions du pays. 

La bête immonde a encore frappé. À travers la barbarie qui a emporté Djamel Bensmaïl, le bûcher dressé contre la Kabylie a trouvé à Larbâa-Nat-Iraten le terrain de son abominable exécution. La pieuvre, frappée à la tête le 22 février 2019, bouge encore les tentacules et tente de se régénérer. Chassés par la rue et rasant les murs, les délinquants serviles, qui étaient à plat ventre devant le Cadre du parrain, redressent la tête et se posent en modèles de dignité. Du déserteur du Service national recalé par le Conseil constitutionnel qui clame son patriotisme comme un bonimenteur sur la place du marché, au rescapé des purges pour détournement de fonds qui appelle à la “libération idéologique de la Kabylie occupée par les forces du mal”.    
Pendant deux ans, la révolution du 22 Février a rapproché les esprits et les cœurs, malgré les diversions des luttes claniques, et les fatwas du mâle dominant. Lorsque le généralissime, promoteur de la “novembria-badissia”, avait lancé ses hordes vociférant la haine contre les Kabyles, des emblèmes amazighs ont été brandis comme un défi, un peu partout dans le pays en scandant : “Qbayli Âarbi, khawa-khawa” (Kabyles-Arabes, frères…)
En allumant le brasier pour brûler le dernier carré de la résistance citoyenne, les manipulateurs de l'ombre n'ont pas reculé devant le chaos. “Ennemi intérieur” des temps de crise, comme en 1963, en 1978, en 1980 et en 2001, abcès de fixation du malaise national qui mobilise les canailles autour de “l'unité nationale et de la patrie en danger” en temps de paix, la Kabylie est enfin saluée par la nation en lutte, comme la locomotive du rêve algérien. Dans la diversité de leurs langues, de leurs cultures, de leurs opinions et de leurs croyances, les Algériens ont fini par comprendre le poids supporté dans la solitude, pendant des décennies, par la région martyre, saignée par “l'Opération Jumelles” avant de devenir le souffre-douleur des combattants du 19 mars. 

Naufrage moral 
Contre les incendies criminels allumés avec une précision chirurgicale et un bien rare professionnalisme, un tsunami de solidarité s'est déversé sur les montagnes en feu. Des villes les plus proches aux localités les plus lointaines, les secours affluent, les volontaires accourent, avec cet ardent désir de mettre du baume sur les plaies de la région blessée, et lui dire : “Non, cette fois, tu n'es pas seule !” 
En visant la Kabylie dans son âme, les manipulateurs de l'ombre ont programmé sa mise à mort politique. Sur les plateaux des télés-poubelles et les réseaux sociaux, des escouades de politiciens sans troupe, de journalistes sans talent et “d'académiciens” sans palmes appellent à mettre la “région maudite” dans le box des accusés pour l'obliger à faire contrition, battre sa coulpe et plaider coupable. Et “baisser la tête”, en attendant de mettre un genou à terre. 
Le terrain de cette purification idéologique a été préparé depuis l'extravagant meeting pour la “Concorde civile”, en septembre 1999 à Tizi Ouzou, lorsqu’Abdelaziz Bouteflika promettait à la Kabylie de “dégonfler (son) ballon de baudruche” et de la “mettre au pas comme toutes les autres régions du pays” ! Le résultat du passage à l'acte, en 2001, est un bilan de guerre : 128 morts, des centaines de blessés, dont certains handicapés à vie.  
Depuis deux ans, le racisme et la haine, qui étaient confinés dans les officines où l'on conspire, s'affichent au grand jour. Sans complexe. En toute impunité. De l'opération “Zéro Kabyle” parrainée par des officiels, aux éructations de Madame Naïma, de ses acolytes et de leurs protecteurs haut placés. 
Au-delà des manœuvres occultes et des scénarios élaborés derrière le rideau, le naufrage moral de Larbâa-Nat-Iraten interpelle toutes les consciences qui n'ont pas renoncé à leur devoir de lucidité. Dans ce climat de tensions, d'incertitudes et de peur, les élites médiatiques ont le devoir de rappeler les principes fondamentaux du droit et non d'encourager leur violation. De sanctifier le glaive de la justice, malgré ses tares, et non le bûcher dressé par des foules en délire, même s'il étanche leur soif de vengeance. En accusant le MAK et Rachad d'avoir assassiné Djamel Bensmaïl et incendié la Kabylie, et en appelant à leur “éradication”, le Haut Conseil de sécurité a outrepassé ses prérogatives pour usurper celles du magistrat. Sans preuves convaincantes, il est difficile de croire que ces deux organisations - antagonistes, illégales et clivantes mais, jusqu'à preuve du contraire, pacifiques - auraient brusquement décidé de faire front commun pour brûler la Kabylie et détruire l'Algérie. L'enfumage officiel de cet improbable “khawa-khawa” islamo-séparatiste appelle des preuves et non des incantations. À force de monter des scénarios éculés, d'exhiber des “Dahdouh” d'opérette et de convoquer la “main étrangère” pour discréditer les mouvements sociaux, il sera difficile de convaincre une opinion devenue incrédule, maintenant que le danger, bien réel, s'échauffe à nos frontières. 
Ces deux mouvements ne sont pas nés d'une génération spontanée ; ils sont le produit de la négation de la citoyenneté et de la répression de son expression libre. Leurs projets politiques, leurs dérives sectaires et leurs prétentions hégémoniques, sur lesquels il faudra bien revenir quand reviendra la sérénité, relèvent du débat contradictoire, que les élites intellectuelles ont évité par cécité, par calcul ou par lâcheté. Pour l'instant, la responsabilité collective de sinistre mémoire ne doit pas servir d'alibi à une répression indiscriminée qui va frapper dans le tas. Comme tout citoyen en infraction avec la loi, les militants politiques, quelles que soient leurs fautes et leur obédience, sont passibles de la justice pénale qui individualise les responsabilités, et non de “l'éradication” de masse.

Déjouer le scénario de l'apocalypse 
Dans cette procédure bien singulière, la justice, qui devait être en première ligne pour baliser l'enquête par les garde-fous du droit, se retrouve humiliée, poussée à la marge, et réduite au rôle d'alibi cosmétique, qui donnera à l'épilogue un semblant de légalité. Se pose alors, une fois encore, la question récurrente qui hante le pays depuis des décennies, et singulièrement depuis les années 90. Peut-on lutter contre la barbarie, quels que soient son étendard et sa tenue de camouflage, par des moyens barbares ? Pour avoir balayé les sujets qui fâchent sous le tapis de prière d'une réconciliation nationale frelatée, le pays n'a pas exorcisé ses vieux démons. La tentation de la violence comme raccourci pour accoucher l'histoire et les dérives sécuritaires qui ont violé les droits de l'Homme et discrédité la légitimité de la lutte anti-terroriste rôdent encore, et la bête immonde risque de frapper à tout moment.

Pour l'instant, le pire a été évité. Grâce au père de Djamel Bensmaïl, exemplaire de dignité et de courage, à sa famille, et à toutes les bonnes volontés patriotiques, la guerre civile n'a pas dépassé les limites des réseaux sociaux. Même si la menace d'un grave dérapage n'est pas totalement écartée, la communion fraternelle tissée par la révolution du 22 Février a déjoué le scénario de l'apocalypse. Malgré le choc qui a ébranlé Larbâa-Nat-Iraten et les éructations des semeurs de haine, les secouristes et les caravanes d'aide ont continué d'affluer vers Tizi Ouzou et Bgayet. Alors qu'elle n'avait pas pansé ses blessures, alors qu'elle n'avait pas fini d'enterrer ses morts, la Kabylie s'est portée au secours d'autres villes de l'Est algérien ravagées à leur tour par les flammes. Comme pendant la guerre de Libération lorsque, démunis de tout, on partageait toujours le bout de galette avec le rond d'oignon desséché… 

Fiers d'être Kabyles, fiers d'être Algériens !
Au-delà des faits troublants, qui confortent les doutes et alimentent les interrogations, se pose l'inévitable question : à qui profite le crime ?     
Il est établi que l'artiste Djamel Bensmaïl était un amoureux de la Kabylie, qui l'avait adopté et où il comptait de nombreux amis. Comme des jeunes de sa génération de plus en plus nombreux, que l'art avait désintoxiqués de la culture de l'intolérance et de la haine, ce “Hirakiste” d'avant-garde était au carrefour des luttes citoyennes dans différentes régions du pays. 

Pour les spécialistes des coups tordus, c'est un don du ciel ! Il avait le profil idéal pour tomber dans le piège avant l'exécution de l'horrible sentence. Ce sacrifice rituel visait un double objectif : neutraliser le dernier carré de la contestation populaire, et mettre en accusation la “Kabylie barbare et raciste”, prélude à sa mort politique. À travers la guerre déclarée contre la Kabylie, c'est l'Algérie en lutte pour son émancipation citoyenne que l'on veut briser.  Aux nationalistes à gages, aux Goebbels de poche, aux régurgitations des miasmes du passé, aux roquets qui jappaient devant le Cadre pour avoir un os, avant de lui cracher au visage pour briguer les faveurs de son successeur, à tous ces idéologues de la régression et de la haine qui nous ordonnent de baisser la tête, notre réponse est unanime : NOUS NE CÉDERONS PAS ! NOUS NE PLIERONS ! NOUS NE BRISERONS PAS ! 
Car, nous sommes ce peuple digne qui, même blessé, même cerné par la meute, ne courbe pas l'échine.    
Non, mille fois non, nous n'avons pas honte d'être Kabyles. Parce que nous sommes fiers d'être Algériens. Non, mille fois non, vous ne ferez pas de Larbâa-Nat-Iraten, berceau de Fadhma N'Soumer et d'Abane Ramdane, le tombeau de nos espérances mille fois trahies, mais mille fois renouvelées.  Aux slogans de “l'unité nationale” des casemates et des kasmas qui dressent des murs de haine, nous opposerons l'union de notre fraternelle communion qui construit des ponts d'amour et de respect. 

Nous gagnerons la guerre de 2000 ans !
Malgré vos injonctions et vos menaces, nous refusons de marcher au pas cadencé sous les ordres de vos indics et de vos kapos, en psalmodiant des slogans moisis, pour conjurer les “démons de la liberté”. 
Nous célébrerons nos morts qui ignorent les slogans prémâchés par des officines interlopes, et les selfies narcissiques pour affronter, armés de leur seul courage, l'enfer et la mort. Comme Djamel Bensmaïl qui, juste avant de rendre l'âme, a laissé pour la postérité cette émouvante profession de foi christique : “Non, les Kabyles ne sont pas comme ça !”
Comme Mabrouk Karmit, 23 ans, venu de Oued Souf pour prêter main-forte aux secouristes et mort dans l'incendie. Comme Lyasmine, la jeune fille de 26 ans des Ath Yenni, qui a sauvé ses voisines et leurs enfants, avant de périr dans les flammes.  Comme les 19 martyrs d'Ikhlidjen enterrés le même jour. Comme les bébés de l'hôpital de Aïn El-Hammam, morts asphyxiés par la fumée.  Comme les dizaines de martyrs, qui ont donné leur vie pour sauver celle des autres. Nous sécherons les larmes de l'enfant des At Iraten qui a perdu toute sa famille à l'âge de 4 ans, et qui interpelle nos consciences impuissantes : “Qui a brûlé ma mère ? Qui a brûlé mon père ?” 
Nous panserons nos plaies et nous reconstruirons nos maisons, qui seront encore plus belles pour rivaliser de propreté.  Nous replanterons des millions d'oliviers, cet arbre béni des dieux, pour faire refleurir la paix. Nous rouvrirons les cafés littéraires que vous avez fermés et les espaces de libre-débats que vous avez interdits, car le dialogue et l'esprit critique restent le meilleur rempart contre les marchands d'illusions et les sergents-recruteurs de la mort. Et nous chanterons l'hymne à la liberté et à la fraternité d'Aït Menguellet, pour couvrir les éructations de haine.
L'Algérie de Février, de Novembre et de la Soummam qui va rassembler tous ses enfants dans le respect de leurs différences est en marche. Et malgré vos croche-pieds et vos faux barrages, rien ne pourra l'arrêter.  Ce jour-là, cette terre de liberté qui a subi tant d'outrages rendra les honneurs à tous ses héros. De Jugurtha à Larbi Ben M'hidi. D'Ali La Pointe à Abane Ramdane. 
De Mohamed Belouizdad à Hocine Aït Ahmed. De Fadhma n'Soumeur à Hassiba Ben Bouali…  Et de là haut d’où ils nous regardent, Djamel Bensmaïl et Guermah Massinissa pourront scander à l'unisson : “Le pouvoir assassin est mort ; la bête immonde qui semait la haine est terrassée ; nous avons gagné la guerre de 2000 ans !” 
Et Matoub Lounès sera fier de ses enfants, “patriotes de toutes les patries opprimées”. 
Et Djamila Bouhired, avec ce sourire qui avait ébranlé ses juges et ses bourreaux, verra enfin cette Algérie, libre, solidaire et fraternelle pour laquelle elle avait défié la guillotine en la regardant dans le blanc des yeux...

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