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Le désir de changement par le bas !

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Rédaction Nationale Publié 19 Février 2021 à 23:37

Par : MOHAMED MEBTOUL
         SOCIOLOGUE

“Le Hirak a émergé et s’est surtout  renforcé  à partir des profondeurs de pans importants de la société (jeunes, femmes, personnes âgées de toute condition sociale, etc.), étouffés et malmenés pendant plus de 60 ans, par un mépris institutionnalisé.”

L’expression de certains manifestants sur le changement est plus sensée et plus pertinente que celle produite par des idéologues professionnels se limitant à la rhétorique politique en rupture avec ce que veut dire la vie quotidienne des populations, et en particulier des jeunes qui disent avec force et détermination leurs passions brimées par le politique (Mebtoul, 2020). Écoutons les propos d’un jeune : “Le changement est difficile au début, compliqué au milieu et magnifique à la fin.”

Le processus de changement profond initié par le Hirak ne peut être linéaire, immédiat ou spontané. Certains analystes se sont précipités à faire le deuil politique du Hirak. D’une part par opposition explicite ou implicite au mouvement social du 22 février 2019, remettant en question  “leur” stabilité, ou pour être plus précis, leurs intérêts matériels et symboliques. D’autre part, par la théâtralisation d’une forme politique de “nostalgie” perverse, patriarcale, où émerge une dualité “irréconciliable” entre le Hirak “béni” et celui plus “radical”.

Ce dernier apparaissant comme le “démon instrumentalisé” par l’Autre toujours indéfinissable, dans le but de créer du “désordre” dans la société. Cette position est défendue par les acteurs proches de “l’Algérie nouvelle”, judiciarisant à l’extrême l’action politique pour devenir répressifs, peu à l’écoute des attentes de la société, indifférents au résultat du référendum du 1er novembre 2020, où a prévalu un taux d’abstention historique.

Cela traduit le peu de crédit donné à la normalisation politique  présente, loin de répondre au changement souhaité par les populations. Enfin, le poids des injustices, du mépris institutionnalisé de la personne, de la non-reconnaissance politique du citoyen, continuant à être étiqueté de sujet passif et obéissant (Mebtoul, 2018), a produit  de l’impatience légitime d’une partie des manifestants du Hirak, souhaitant un changement  accéléré et rapide. “On n’a rien vu”, disent-ils de façon récurrente.

Le changement : un processus complexe et contradictoire
Rappeler ce que le sociologue américain Erving Goffman (1991) nomme très justement le “cadre de l’expérience”, semble important pour ne pas oublier ce qui a marqué l’espace public pendant plus d’une année, deux fois par semaine, dévoilant un mode de mobilisation sans précédent des manifestants dans une majorité des villes d’Algérie (Mebtoul, 2019 ; 2020). L’inédit nous semble être lié à la prodigieuse osmose collective qui a permis de montrer le mouvement incessant du corps politique des manifestants dans des espaces sociaux diversifiés.

La mobilisation d’affects positifs (désir, confiance, pacifisme, civilité, etc.) sont des construits politiques importants. Ils s’articulent de façon larvée aux tensions et conflits liés aux  hétérogénéités politiques et sociales qui traverse le Hirak. Il semble difficile d’occulter la lassitude, l’appréhension différenciée des temps politiques, la brutalité de la pandémie au cœur du politique, contraignant le Hirak à suspendre les manifestations.  

Le Hirak peut se lire comme une dynamique  sociopolitique radicale, imperturbable, plurielle,  nécessairement porteuse de conflits intrinsèques, irrémédiables en raison de l’ampleur du mouvement social du 22 février 2019 et d’une histoire politique dominante construite à partir de mystifications pendant des décennies. Le Hirak a émergé et s’est surtout renforcé à partir des profondeurs de pans importants de la société (jeunes, femmes, personnes âgées de toute condition sociale, etc.), étouffés et malmenés pendant plus de 60 ans, par un mépris institutionnalisé (Mebtoul, 2015).

La jonction entre l’individuel et le collectif a pu s’opérer pendant  une année face à l’hégémonie du politique où il était loisible d’observer des personnes handicapées, criant leur drame social, des histoires de vie bouleversantes décrites sur des pancartes en carton et portées à bout de bras par leurs auteurs.

Cela ne peut pas s’effacer, sauf à se limiter sciemment aux éléments normatifs (“il faut que…” ; “Vous n’obtiendrez rien…”, “Il faut  rapidement des représentants”), etc., faisant fi des différentes temporalités politiques centrales pour comprendre les discontinuités, les flottements, les mots d’ordre différenciés, en oubliant trop rapidement le marquage inaltérable du Hirak dans le tissu social et politique, même si les positions des uns et des autres peuvent diverger ou être dans la nuance au cours des manifestations.

La question du temps politique ne peut pas s’analyser comme une catégorie en soi, substantielle, fermée aux évolutions sociales et politiques qui ont cours dans la société et dans le champ politique. “Le rapport au temps est un processus social impliquant des hommes et leur environnement” (Marrel et Payre, 2018). Le philosophe français Jacques Derrida (1999) montre bien la pertinence du mot “indécidable”.

Il écrit : “J’hésite à me servir  maintenant de ce mot l’indécidable parce qu’on l’a trop souvent interprété, de façon ridicule, comme paralysie, hésitation, neutralisation, de façon négative. Pour moi, l’indécidable est la condition de la décision, de l’événement. Le désir s’ouvre à partir de cette indétermination, qu’on peut appeler l’indécidable.”

Pour tenter de comprendre la complexité du changement par le bas, il semble important de rappeler les éléments structurels suivants : la production d’aliénations, l’imposition d’une économie politique de l’extraction et de la prédation, injonctions et instrumentalisations multiples opérées par le politique dominant. Des interdits politiques, sociaux se sont greffés indûment dans la société, la laissant orpheline de toute liberté publique ou individuelle.

La normalisation de la non-citoyenneté s’incruste dans les institutions fonctionnant comme des territoires au service du pouvoir, réfutant, de façon autoritaire, tout processus de transformation sociale et politique en leur sein. Enfin, la construction mythique et par le haut de “médiations” sociales et institutionnelles, reste prisonnière de l’espace politique dominant, peu crédibles et non reconnues auprès d’une majorité de la population. “On nous donne des ordres. C’est tout…”.

Une temporalité politique focalisée sur l’incertitude et l’espérance
Les deux premières temporalités politiques du Hirak ne sont pas sans effet sur le processus de changement politique. Elles sont marquées à la fois par l’éviction radicale de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika. Elle s’est poursuivie, dans un deuxième temps — du fait de la profondeur et de la puissance du mouvement social — par une exigence explicite et sans aucune concession, de la souveraineté populaire, devant permettre un tout autre type de fonctionnement du politique qui puisse répondre aux attentes de la majorité de la population. 

La crise sanitaire est un analyseur pertinent du Hirak (Mebtoul, 2020). Elle construit la temporalité politique présente. Celle-ci semble être dominée par les incertitudes et l’espérance. En décidant de suspendre le Hirak le 13 mars 2020, les manifestants sont contraints au détournement face à la répression et à la détention politique des leaders du mouvement social. Ils agissent à la marge, “s’habillant” du statut de dissidents politiques (Mohsen-Finan K., Vermeren., 2018) pour affronter de façon sinueuse le pouvoir.

La notion d’incertitude ne s’identifie pas à une forme de fatalisme social ou historique, se confondant faussement avec de l’impuissance de dire et de faire pour arracher les libertés. L’anthropologue Doucet (2018) précise que “la situation d’incertitude, qui est donc d’abord et avant tout le produit d’une carence ou d’une lacune du système social dans son ensemble (et non juste de ses constituants spécifiques), ne peut durer et doit être résolue, permettant ainsi de revenir à un état dans lequel l’anticipation devient possible”.

L’incertitude est de l’ordre du temporaire. Cela  n’a cependant pas interdit au Hirak de se déployer autrement que par l’appropriation de l’espace public, en s’exprimant notamment par la médiation des réseaux sociaux devenant un actant important dans les manières de se mobiliser et de s’organiser.

La sociologue turque,  Zeynep Tufeksi (2019), citée par Eric Neveu (2021) indique que les réseaux sociaux ont fait “chuter les coûts de coordination” pour appeler à manifester et à prendre rapidement connaissance des slogans, à rendre accessible l’information sans que des injonctions centralisées s’imposent ; même si l’horizontalité est importante — questionnant de façon critique les catégories politiques classiques de la représentativité et la délégation — elle semble  fragiliser et limiter le mouvement social dans ses formes organisationnelles, lui interdisant d’être plus offensif et plus percutant en jonction avec la société et dans son face-à-face au politique. 

L’espérance, c’est aussi l’émergence de multiples collectifs autonomes de médecins, d’enseignants de l’université et de citoyens, qui accompagnent le Hirak. Ils enrichissent et renforcent les sens politique et scientifique du processus de changement par le bas, antinomique de celui du politique actuel centré sur des formes de judiciarisation forcées et précipitées par le haut, privilégiant l’encadrement autoritaire de la société que sa réelle émancipation politique.

Références bibliographiques
Derrida J., 1999, Sur parole. Instantanés philosophiques, Paris, éditions de l’Aube.
Doucet L., 2018, Pour une anthropologie de l’incertitude, Paris, CNRS.
Goffman E., 1991, Les cadres de l’expérience, Paris, éditions de Minuit.
Marrel G., Payre R., 2018, (sous la direction), Temporalité (s) politique (s). Le temps dans l’action collective,  Paris, De Book.
Mebtoul M., 2020, Libertés, dignité, algérianité, Paris, éditions L’Harmattan, analysant le Hirak, jusqu’à sa suspension le 15 mars 2020.
2020, “On nous donne des ordres. C’est tout”. La gestion de la pandémie en Algérie (Oran), in : Selim M., sous la direction, Paris, L’Harmattan, 69-80.
2019,  Libertés, dignité, algérianité, Alger, éditions Koukou. (Analyse du Hirak jusqu’à fin août 2019).
2019, (sous la direction), rapport de recherche  “Voix multiples des jeunes, passions brimées, perceptions et attentes des jeunes de 16 à 32 ans”, dans le cadre du projet “Nya - Pour une culture de la paix” coordonné par l’association Santé, Sidi-El-Houari, 88 pages.
2018,  Algérie. La citoyenneté impossible ? Alger, éditions Koukou.
2015 (sous la direction), Les soins de proximité en Algérie, Alger, éditions Koukou.
Mohsen-Finan K., Vermeren P., 2018,  Dissidents du Maghreb, Paris, Belin.
Neveu E., 2021, “La mobilisation sociale s’est légitimée”, Sciences humaines, n°332, 57-59.


 

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