Contribution

Le rôle du poète au sein de sa cité

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Rédaction Nationale Publié 27 Janvier 2021 à 21:50

Par : Dr HADDAD M.
UNIVERSITÉDE BÉJAÏA

“Matoub a su jouer, sans peut-être l’avoir voulu, un rôle prépondérant dans beaucoup d’espaces qui ont (ou qui sont censés avoir) à leur charge de fonder des “vérités” et de créer des valeurs. Plus encore que beaucoup d’intellectuels, parce qu’il a assumé ce rôle dans sa langue même, la langue première de son public, il a pesé positivement en aidant sa société dans sa quête des valeurs, principalement, celle du vrai, du beau et du juste.”

Chez Matoub, le thème de l’identité est posé comme un pivot à partir duquel se structurent toutes les autres problématiques. Tous les thèmes abordés deviennent ainsi des occasions pour réinvestir la problématique de l’identité principalement pour poser la priorité de la solutionner afin de remédier au dysfonctionnement de l’image identitaire dont son peuple souffre.
Dès lors, l’injustice, la misère, l’amour, la joie et tout autre sujet traité donnent lieu à une parole en rapport à l’identité. Ainsi, la situation de la femme fait directement écho à la situation de tout le pays. Ceux qui veulent “assombrir” l’avenir de l’Algérie sont ceux-là qui veulent maintenir la femme dans l’ignorance et la précarité, en raison du fait que leur “lignée a failli” (1).
Le fait que cette thématique (de l’identité) soit surinvestie constituerait une stratégie grâce à laquelle l’auteur se donne l’occasion d’investir tous les thèmes pour poser les jalons et asseoir les grandes lignes d’un projet de société. Qu’en est-il de celui-ci face à l’équation algérianité/kabylité ? Y a-t-il des éléments dans le texte matoubien qui aideraient à saisir les rapports que ces deux identités entretiennent ou pourraient (devraient ?) entretenir ? C’est à ces questions que nous aimerions tenter de porter réponse à travers une analyse de certains textes de Matoub.
Nous posons le postulat que la vision communiquée par Matoub a gagné le public non seulement en raison du haut niveau d’accomplissement artistique de l’auteur et de son engagement militant, mais, en plus, il serait le seul, sinon l’un des rares artistes kabyle-algérien à avoir su répondre à l’anomie dont souffre sa société.
On parle d’anomie quand il y a perte ou effacement des valeurs ou encore recul de celles-ci au sein d’une société. Marc Orrù affirme ainsi : “La société constitue la clé de voûte des règles morales ; l’anomie constitue la négation de la société, donc la négation de toute morale ; tout relâchement des règles sociales, qu’il soit moral ou juridique, peutêtre qualifié d’anomie.” (M. Orrù, 1998, p. 164)
Il ne s’agira pas, dans ce travail, de prouver que Matoub voulait d’un retour vers le passé car meilleur que le présent, un retour vers “la belle époque”(2) où l’être auquel il s’adresse vivrait mieux ces (ses) valeurs et son identité. Nous posons plutôt que le réinvestissement de la thématique en rapport à l’identité, via la chanson, constitue, certes, une volonté de rétablissement de certaines valeurs, mais surtout une manière de poser tout un projet de société pour, en même temps, contrecarrer cette anomie en répondant aux attentes, principalement identitaires, de la société.
La manière, l’objectif et les procédés grâce auxquels Matoub investit la chanson confirment qu’il s’agit d’un projet qui dépasse le seul désir de prendre en charge uniquement les besoins de divertissement auxquels l’artiste pourrait devoir répondre.
Dans ce sens, y aurait-il nécessité d’affirmer ou de réaffirmer que la chanson chez Matoub constitue moins un espace de relâchement qu’un lieu d’affirmation et de structuration identitaire ? Aussi, certains auteurs ont déjà disserté à propos de la chanson et de sa place, principalement dans les sociétés dites orales. Kouidri F. écrit : “Dans une société où l’oralité continue de représenter l’espace d’expression et de communication essentiel, la chanson se présente moins comme un moyen de divertissement que comme une pratique sociale et un moyen de communication à part entière.” (Kouidri F. 2011. p. 01)
En somme, nous affirmons que chez Matoub cette pratique est principalement vouée à bâtir un projet de société en tentant de comprendre l’anomie dont souffre sa société.
À partir de là, l’idée est de saisir le fonctionnement d’un ensemble de mots en rapport direct avec l’identité (ethnonymes, adjectifs ethniques...) tels qu’ils apparaissent dans les poèmes de Matoub et des rapports qu’ils instaurent entre eux pour cerner les réseaux de sens qu’ils impliquent.
Pour cette première ébauche, nous nous sommes limités à certains termes, à l’exemple de : aqbayli (kabyle), taqbaylit (kabyle-kabylité), azzayri (algérien), tazzayrit (algérianité), amaziɣ (amazigh), timmuzɣa (amazighité).
Un relevé systématique des contextes d’apparition de ces mots aurait donné une analyse beaucoup plus profonde, mais une lecture assez détaillée de l’ouvrage de Rachida Fitas (3) nous a permis de travailler sur un ensemble de contextes assez représentatifs pour nous permettre une première approche du texte matoubien. 
Les traductions que nous citons sont toutes extraites de l’ouvrage de Fitas, sauf indication contraire.
L’essentiel de cette étape était de saisir ces contextes à travers leur propos sur l’identité. Qu’est-ce qui caractérise ce propos ? Quelle identité dit-il ? Comment la dit-il ? Dessine-t-il une perspective à celle-ci ? C’est là l’ensemble des questions ayant guidé notre démarche pour saisir ce propos.

I. Matoub Lounès, un poète témoin de son temps
L’une des caractéristiques du texte de Matoub est de renseigner sur le rôle que celui-ci se fixe en se posant comme témoin de sa société en disant celle-ci dans son quotidien à travers ses souffrances, ses peines et ses joies. Certains ont vu en lui un “chroniqueur de son temps (Chemakh S. voir références). 
Ses textes prennent assez régulièrement comme thématique des évènements d’actualité qui deviennent, à l’occasion, un prétexte pour revisiter l’Histoire afin d’argumenter en faveur du rétablissement d’une identité bafouée, ou pour dire la misère d’un peuple, ou encore pour plaider en faveur d’un retour aux sources, non par désir de revivre un passé sacralisé́, mais pour actualiser des valeurs qui sont posées comme toujours en adéquation avec les besoins du peuple.
L’Histoire est ainsi revisitée non pas pour fuir un présent médiocre en raison d’un passé mal assumé, mais justement pour réécrire les faits, les rétablir dans leur vérité pour briser les interdits, les tabous, afin de mieux apprivoiser le présent. Matoub a su s’attaquer à tous les tabous qui  “gangrèn(ai)ent” la société. Il est l’un des rares à avoir su (et oser) chanter l’amour dans toutes ses facettes. Dans Yehwa-yam, il fait référence à des évènements intimes du passé qu’il pardonne par amour, car celle à qui il pardonne est décrite tel un soleil du soir de sa vie.
La religion est aussi abordée avec audace chez l’auteur. Cette thématique a failli lui coûter la vie après son kidnapping en septembre 1994.

II. Du discours identitaire et du surinvestissement d’un thème
Les référents identitaires tels qu’utilisés chez Matoub sont-ils à tous moments posés comme positivement vécus ? De quoi renseignent les contextes dans lesquels apparaissent des termes en rapport à l’identité ?
Les trois références identitaires desquelles nous traitons ici, tel que déjà souligné, renvoient à la kabylité, l’algérianité et l’amazighité. Quelle vision s’y développe à leur propos et quelle posture l’auteur adopte-t-il à leur égard ?

II. 1. De “la mauvaise kabylité”
D’aucuns poseraient nécessairement que le rapport face à taqvaylit est le moins ambigu dans le discours de Matoub. La kabylité serait positivement perçue, revendiquée, et pleinement assumée. Mais dans certains contextes, la posture qu’adopte Matoub signale, pour le moins, un refus du négatif qui entoure cette identité ainsi que la folklorisation à laquelle elle est réduite. 
Ces contextes posent des moments où cette kabylité répondait d’une “meilleure façon” aux exigences et aux attentes de ceux qui la portaient. 
Ce sont là des moments relevant du passé. Dans l’instant présent, l’instant d’énonciation, cette kabylité est posée comme n’étant plus la même. C’est le cas, entre autres, dans la chanson Arrac n tmanyin, quand il est dit :
Zik leqbayel s tirrugza Issi qublen adrar, luḍa Tura qqlen d iceṭṭaḥen
Avant, les Kabyles avec bravoure affrontaient les montagnes et les plaines. Aujourd’hui, ils sont devenus farfelus.

Le vécu est ici dichotomique, deux instants s’affrontent : zik (avant), axiologiquement positivement marqué, et tura (aujourd’hui), négativement marqué. Au terme zik, sont joints des mots positifs : tirrugza (bravoure), qublen (affronter), alors que le terme tura figure dans un champ référentiel négatif : iceṭṭaḥen (farfelus). D’autres usages de ces termes dessinent autant, sinon plus, des contextes négativement marqués. C’est le cas notamment quand il est dit du Kabyle :

S leǧedd n lǧedd, Aqbayli isbur ayen isbur wulli Xas tellseḍ-t ad d-yennerni Nnḥas ur d as-yettaxxer
Le Kabyle est ainsi depuis les temps reculés. Il a sur le dos ce qu’ont les moutons Même si tu t’acharnes à l’enlever La rivalité et la jalousie persistent

Le Kabyle est ici réduit à l’image d’un mouton qui, de surcroit, n’accepte pas de se défaire de ce rôle (Xas tellseḍ-t ad d-yennerni...). Et à cette nature d’animal inconsciente, se rajoutent des caractéristiques dues à la nature humaine, celles de la jalousie et de la rivalité.
Ces contextes renseignent ainsi du rejet de “cette” kabylité. Celle-ci ne répond pas aux aspirations de l’auteur, et partant de ceux censés la porter. Cette kabylité est en-deça de leurs attentes. Cette posture aboutit souvent nécessairement au complexe d’auto-odi (4) (à la haine de soi) obligeant l’auteur à prendre de la distance face à cette identité telle que vécue et ressentie tout en la dénonçant.

II. 2. De l’algérianité et de l’Algérie né́gatrice
L’algérianité serait autant présente dans le discours de Matoub, relativement au référent précédent. Mais une certaine distance serait plus marquée face à celle-ci. Principalement quand l’Algérie, en tant qu’espace géopolitique, est quelquefois même présentée, par des procédés de personnification, comme être malade nécessitant remède :

“Lczzayer tehlek tuḍen Ayen tt-izedɣen D aṭan ur yettdawi ṭbib Arraw-is irkel ɣillen Amer d inselmen Ara tt-id-yerren s abrid.”
(L’Algérie est malade
Ce qui l’habite
Est une maladie incurable
Tous ses enfants croient
Que ce sont les musulmans
Qui la ramèneront dans le droit chemin.)

Le mal en question n’est pas cité, mais il est qualifié d’incurable. Ce que regrette encore l’auteur, c’est le fait que tous ses enfants (tous les Algériens) croient que ce sont les musulmans qui constituent le remède à ce mal, qui pourraient guérir l’Algérie. Ces Algériens sont ailleurs accusés de donner trop de crédit au discours religieux. Cela se remarque, entre autres, dans la chanson A Sidi ɛebderraḥman :

“A Sidi ɛebderraḥman. D aɛlayan lberhan-ik Izzayriyen akken ma llan, Aten-a ddurin tacḍadt -ik Xas fesser-asen-d lquran... Yak Rebbi keç d aḥbib-ik... Izzayriyen akken ma llan, ḥemmlen akk timucuha.”
(Oh Sidi Abderrahmane.
Vaste est ton pouvoir
Tous les Algériens. Quémandent ta protection
Tu peux leur expliquer le Coran. Tu es proche de Dieu, n’est-ce pas ? Tous les Algériens. Aiment les histoires.)
Plusieurs contextes inscrivent ainsi le référent Algériens (ou Algérien au singulier)(5) dans un axe négatif. Cette algérianité et cet espace qui la concerne, tels qu’ils se présentent, ne sont donc nullement ceux voulus. Dans ce sens, Yefsah Md. affirme que pour Matoub cette Algérie “le blesse, le fait souffrir par la négation de ses racines amazighes et de sa langue” (Md. Yefsah, 2013, p.06).

III. 3. Plaidoyer pour un retour aux sources
C’est donc en raison de la négation de tamazight et de l’amazighité que cette Algérie n’est pas positivement perçue. Il en va de même de la kabylité quand elle s’éloigne de ses sources fondatrices. Le mal algérien (et donc kabyle) est dû, pour Matoub, à l’effacement et à la perte des valeurs propres à l’amazighité.
Cela se confirme quand nous constatons qu’aucun contexte négatif n’est enregistré à propos du terme amazigh ainsi que de ses dérivés. Cela explique, à lui seul, qu’en termes d’identité, l’amazighité est posée comme étant la seule à ne souffrir d’aucun manque et la seule à pouvoir répondre aux exigences identitaires des Algériens. Dans l’une de ses chansons, Matoub affirme ainsi :

“Xas ḥeṛṛen-iyi ṛebεa leḥyuḍ. Xas lfinga a tt-waliɣ Xas lḥif a yi-d-isuḍ, Xas yecceḍ webrid aa awiɣ Ma nnan-iyi-d s anda tleḥḥuḍ, A sen-iniɣ nek d Amaziɣ.”
(Si quatre murs m’enserrent,
Si je ne vois que l’échafaud,
Si la misère m’aspire, Et si mon chemin est une pente au gouffre ; Que l’on me dise : où crois-tu aller ? Je clamerai : je suis Amazigh !)

En somme, l’idéal d’un retour aux sources-mêmes de cette amazighité tout en la dépouillant de ses archaïsmes, Matoub a su en faire un projet et a su le communiquer.

III. De l’engagement d’un poè̀te et du rôle d’un amusnaw
Nous avons affirmé plus haut que la vision (le projet) communiquée par Matoub a gagné le public, entre autres, en raison de son engagement militant et du degré d’accomplissement de son travail. Mais en quelle qualité Matoub a-t-il pu faire aboutir ce projet ? 
Cette question pose, dans l’absolu, celle de savoir ce qui fonde le (les) sens en circulation au sein de cette société, et par qui ce sens est-il véhiculé.

III. 1. Le poète-amusnaw
Sans avoir ici l’occasion d’approfondir cet aspect, il est à relever que, plus encore que dans les autres sociétés, dans celles orales, le poète est l’un des acteurs participant le plus aux mécanismes de circulation de sens et donc à ceux contribuant au maintien et à la régénération des valeurs. Il est aussi nécessaire de préciser que l’afsiḥ, en tant que poète, prend place au sein des imusnawen. M. Mammeri affirme à cet effet : “L’afsiḥ est celui qui est capable non seulement de réciter, mais aussi de créer et qui est amusnaw presque par définition.” (M. Mammeri. 1978, p. 54). Dans ce sens, nous posons que Matoub a pu jouer ce rôle et a pu pleinement reprendre cette chaîne brisée des imusnawen. Nous trouvons légitime d’affirmer cela du fait que sa poésie prend fonction de tamusni au sein de la société. Cette poésie répond aux critères de la tamusni, sachant que celle-ci est “un art... (et surtout) une pratique qui a des fonctions pratiques” (M. Mammeri. 1978). M. Mammeri affirme aussi que cette tamusni oblige à “agir conformément à un certain nombre de préceptes, de valeurs, sans quoi la tamusni n’est rien”. Matoub a, de notre point de vue, toujours été conforme aux idées et aux valeurs qu’il a défendues de son vivant. Il les a pleinement assumées et s’est obligé d’agir relativement à celles-ci. Comme s’il voulait toujours rappeler qu’une “tamusni qu’on n’assume pas, qu’on ne vit pas, n’est qu’un code”. (Idem). À propos de l’amusnaw, M. Mammeri affirme encore qu’“il est d’abord un représentant de la taqbaylit portée au degré supérieur que constitue la tamusni”. Aux yeux non seulement de son public, mais de toute sa société, Matoub paraît l’un des rares à avoir su dire sa kabylité tout en l’assumant avec un fervent désir de l’idéaliser.

III. 2. Entre l’afsih et l’intellectuel
En somme, plusieurs rôles ont été assumés par ce poète. Il a ressuscité la fonction d’amusnaw mais il a autant pris le rôle de l’intellectuel dans le vrai sens du terme. L’intellectuel est souvent défini comme “un homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation d’homme du politique, producteur ou consommateur d’idéologie” (Ory, P. & Sirinelli, J-F. 1986). Les reprises du discours matoubien par des hommes politiques, des hommes de lettres, des sphères censées être plus fondées à poser des “vérités intellectuelles” témoignent du poids de cet artiste et de l’influence qu’il a exercée et qu’il exerce à titre posthume à tous les niveaux. S’il a tant joué ce rôle, Matoub n’a jamais évidemment été au service d’une idéologie dominante. 
Cela, pour rappeler qu’en tant que tel, il n’était pas de ces “acteurs d’un consensus politique qui étouffe toute critique réelle et efficiente des discours dominants”. Ceux-là desquels affirment justement N. Chomsky qui “se sentent le plus menacés par la dissidence” (N. Chomsky, 2006. p. 184). Matoub était plutôt de ceux qui avaient conscience de leur responsabilité individuelle dans des situations qui les dépassent, mais vis- à-vis desquelles ils ne peuvent rester indifférents. Ce rôle, s’il l’a bien épousé, c’est plus dans son sens purement sartrien. 
Il ne pouvait pas, pour reprendre un autre auteur, “se mettre au service de ceux qui font l’histoire (car il était plutôt) au service de ceux qui la subiss(ai)ent” (A. Camus, 2001. p. 01).
Par l’objectif qu’il s’est fixé, par la place qu’il a occupée au sein de sa société, par sa posture face aux événements, nul doute que Matoub a joué pleinement le rôle de l’afsih et de l’amusnaw. Et en tant qu’intellectuel, ce n’est pas à lui que l’on pourrait reprocher, comme le fait Julien Benda(1) face à certains intellectuels des années 1930, de se détourner des valeurs telles que celle du beau, du vrai et du juste. L’insistance sur la thématique de l’identité et son surinvestissement chez Matoub répondrait surtout au besoin du rétablissement d’une vérité historique. Cet auteur a voué la quasi-totalité de son œuvre à la défense de la langue et de la culture amazighes. 
Cela ne pouvait être sans la démystification du caractère sacré de la langue arabe et la dénonciation de cette politique arabo-islamiste à l’origine d’une auto-odi(4) qui a, pour le moins, désarticulé les schèmes identitaires de tout un peuple. C’est pour la “réarticulation” de ces schèmes que Matoub n’a pas hésité à jouer le rôle d’amusnaw. C’est, à nos yeux, l’un des rares, sinon le seul, à avoir pu ressusciter cette figure dans une société où l’oralité joue encore un rôle prépondérant. Plus encore que certains acteurs censés avoir leur place dans la sphère de l’intellectualité, Matoub a su jouer, sans peut-être l’avoir voulu, un rôle prépondérant dans beaucoup d’espaces qui ont (ou qui sont censés avoir) à leur charge de fonder des “vérités” et de créer des valeurs. Plus encore que beaucoup d’intellectuels, parce qu’il a assumé ce rôle dans sa langue même, la langue première de son public, il a pesé positivement en aidant sa société dans sa quête des valeurs, principalement, celle du vrai, du beau et du juste.

Notes
1. “Taqcict i ffɣen, tettwaɛzel. Xas tqeddec di tmusni” (La fille émancipée est isolée. Même œuvrant pour le savoir) 
“Widen mu yecceḍ lasel. Sekrasen abziz di tili” (Ceux dont la lignée a failli. Ergotent à l’ombre inutilement)
1 Julien Benda, La Trahison des clercs, Les Cahiers rouges, Grasset, 2003 (ouvrage paru initialement en 1927)
2. Toutes langues développent des expressions typiques qui réfèrent à une période considérée comme meilleure par rapport à celle actuelle. En témoigne l’usage de certains termes, à l’exemple de zikenni (jadis) quand il est suivi de termes glorifiant ces anciennes époques. En français, le terme la “belle époqueé utilisé après la Première Guerre mondiale renvoie au début du XXe siècle est positivement marqué.
3. Matoub L., 2004, Tafat n wurɣu : textes transcrits et présentés par Rachida Fitas, Éditions Mehdi, Tizi Ouzou.
4. Auto-odi : concept développé par la linguistique catalane renvoyant à la haine de soi générée par les rapports de domination entre groupes sociaux.
5. Dans la chanson Aǧazayri, l’auteur dénonce ces postures au point de faire de cet Algérien un vautour muet prêt à répondre par oui à toute sollicitation. C’est aussi dans cette chanson que cette “chère Algérie” reçoit comme viatique une “outre lestée de malheurs”... (p. 178).
6. Julien Benda, La Trahison des clercs, Les Cahiers rouges, Grasset, 2003 (ouvrage paru initialement en 1927).

Bibliographie
- Benda, J. (2003), La Trahison des clercs, Les Cahiers rouges, Grasset.
- Camus, A. (2001), Discours de Suède, Folio-Gallimard.
- Chemakh, S., Regard sur la poésie de Matoub Lounès, In Matoub Lounes. “Site entièrement consacré à la vie et à l’œuvre du rebelle Matoub Lounès”. Url : http://matoub.rebelle.free.fr/index.php.
- Chomsky, N. (2006), Comprendre le pouvoir, deuxième mouvement (propos recueillis par Peter R. Mitchell et John Schoeffel), éditions Aden.
- Mammeri, M. (1978), Dialogue sur la poésie orale en Kabylie, pp. 51-66. Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 23, septembre 1978. Sur l’art et la littérature. Matoub, L. (2004), Tafat n wurɣu : textes transcrits et présentés par Rachida Fitas, Éditions Mehdi, Tizi Ouzou.
- Orrù, M. (1998), L’Anomie. Histoire et sens d’un concept. Éditions L’Harmattan Ory, P. & Sirinelli, J-F. Les Intellectuels en France. De l’affaire Dreyfus à nos jours. https://www.persee.fr/doc/mcm_0755-8287_1986_num_4_1_935.
- Tabti, Kouidri, F. (2011), Identité et Altérité dans la chanson kabyle engagée des années 1990, Insaniyat, n°54.
- Yefsah, Md. (2013), Lounès Matoub et ses chansons : l’Algérie embrase le cœur, l’Algérie attise la raison, Nouvelle Revue Synergies Canada, n°6.

 

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