Contribution

Le temps du souvenir

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HACÈNE OUANDJELI Publié 10 Avril 2022 à 12:00

Ces lignes donnent une idée de ce qu’a été – du moins les dix premières années que j’ai vécues en quasi-immersion en tant que directeur de la rédaction de Liberté – la vie faite d’émotions et de sacrifices des uns et des autres pour la profession.

Ces lignes  qui  vont  suivre  ne  relèvent  pas  d’une  oraison  funèbre  de  circonstances.  Sans  ordre chronologique, elles relatent plutôt des faits et des tranches d’Histoire dont certains aujourd’hui sont méconnus des fidèles lecteurs de Liberté. Ces lignes donnent une idée de ce qu’a été – du moins les dix premières années que j’ai vécues en quasi-immersion en tant que directeur de la rédaction – la vie faite d’émotions et de sacrifices des uns et des autres pour la profession.
Ce mercredi 14 avril 2022 marquera donc la fin du quotidien Liberté. Des causes économiques auraient eu raison d’un journal qui n’était pas comme les autres. De par l’engagement populaire extraordinaire qu’il a suscité dès sa naissance, ses rubriques, son Radar qui ne ratait personne et qui ratissait large, épinglant tout ce qui bougeait, les événements qui ont bouleversé, ensanglanté, secoué les fondements même de la société avaient permis à Liberté de prendre son envol de rayonner sur la place médiatique. L’été 1992 a été riche en actualités, et Liberté a immédiatement répondu aux attentes d’un lectorat assoiffé d’informations et conquis par la devise : le droit de savoir ; le devoir d’informer. L’ascension a été fulgurante. L’équipe rédactionnelle, jeune, enthousiaste et prise en charge comme il se doit, a répondu présent.
Page 25, l’anecdote : C’est le qualificatif qu’ont donné spontanément les journalistes pour désigner la ‘Corbeille’ où atterrissaient les rebuts de leurs articles. Il est vrai que cette fameuse Corbeille débordait très vite de papiers froissés et à réécrire en mieux bien sûr et vite. Elle contribua en fait à l’instauration d’une discipline dans le travail de la rédaction. Les journalistes, hier novices puis devenus des chevronnés de l’info, en parlent près de trente ans après sa mise en fonction.
La jupe et la gandoura : Rencontré au siège de la Fondation Boudiaf alors qu’il était question de sa candidature à la présidentielle de 1994, Bouteflika s’est livré au jeu des questions-réponses posées par Abrous, le directeur de la publication, et moi-même. Comment compte-t-il réconcilier les Algériens ? Sans aucune hésitation, il avait répondu : “Ce que je veux faire ? Je veux œuvrer pour que la jupe de Khalida Messaoudi soit moins courte et que la gandoura de Abassi soit moins longue.” Tout un programme…
L’attentat de l’aéroport : La bombe actionnée par les terroristes dans le hall de l’aéroport était vraiment aveugle. Elle a tué, ensanglanté, mutilé sans distinction. Les victimes : des enfants, des femmes, des vieillards, des voyageurs en attente de leur vol. Parmi les morts, ma nièce, pas plus haute que trois pommes et qui devait, en compagnie de sa mère, prendre l’avion pour Paris. J’avais fait le serment que Liberté sera le premier journal à annoncer, quand elle se produira, l’arrestation des poseurs de la bombe. C’est Gorge Profonde, mon informateur, qui m’annonça la nouvelle : “Le réseau vient d’être neutralisé dans sa quasi-totalité.” La voix au téléphone était anormalement excitée et la communication fut plus brève que d’habitude. Je tenais ma promesse. À la réunion de rédaction restreinte ce jour-là, je voulais qu’on donne un titre affirmatif et qui barrait la une de Liberté : “Aéroport d’Alger. Les poseurs de la bombe arrêtés”
Il y eut débat entre nous, responsables. Certains voulaient donner l’info au conditionnel. Je persistais pour un titre sans nuance, dans la mesure où j’étais sûr de ma source. Après le bouclage et après être rentré à la maison, le titre fut changé pour une formule plus nuancée : “Les poseurs de la bombe de l’aéroport auraient été arrêtés”. Un conditionnel qui ne nous a pas épargné les poursuites et les problèmes. Le lendemain, ce fut la visite des gendarmes et la convocation express dans le bureau du ministre de l’Information. Un ministre fou furieux qui exigeait que je lui dise “qui a vendu la mèche”. “Comment, comment ? répétait-il. Dix personnes au maximum dont le président de la République connaissaient l’info.” Pour le ministre, la nouvelle de l’arrestation ne devait être divulguée que plus tard. Et Liberté, en guise de sanction, a écopé d’une suspension de plusieurs jours. Une première qui devait être suivie par d’autres et pour d’autres motifs.
Le chemin des cimetières : À qui le tour ? Des titres qui ont marqué les Unes de Liberté. La famille de la presse perdait chaque mardi un des siens. Pourquoi un mardi ? On n’a jamais eu la réponse à cette angoissante interrogation. C’était comme un sinistre rituel. Les terroristes du Fida avaient leur liste de victimes à abattre. Chaque mardi. Et chaque mardi à l’heure de la réunion de la rédaction chacun de nous, en silence, faisait de ses yeux le tour de la table pour relever une éventuelle absence synonyme d’inquiétude et de la crainte du pire. Et ce pire arriva à Liberté.
Ils nous ont tué Zinou, notre boute-en-train et journaliste téméraire. Ils l’attendaient un peu plus tard que l’heure du laitier dans sa cité de Khezrouna, à Blida. Plusieurs balles dont celle du coup de grâce, et Zinou lâcha le sachet de lait qu’il venait d’acheter.
Pour Mahiout Hamid et Hamidou le chauffeur, le pire arriva une année après Zinou. Sur les hauteurs de Raïs Hamidou, ils furent interceptés au niveau de Sidi El Kbir. Décapités et leurs têtes plantées – comme des trophées – sur les pieux d’un portail d’une Maison de jeunes. Leur mort, leur supplice furent un summum de sauvagerie. Un acharnement bestial. Comme si leurs bourreaux voulaient les mutiler, les faire souffrir et les tuer plusieurs fois. Les tortures subies par nos deux confrères ont marqué les esprits au sein de l’équipe de Liberté.
Nourredine Serdouk était chargé de ma sécurité. Il venait de m’accompagner aux environs de midi jusqu’à l’immeuble où je logeais, au centre-ville. Une poignée de minutes plus tard, devant le Tonton Ville, deux terroristes l’attendaient et firent leur sale besogne. L’un d’eux s’approcha du corps qui gisait sur le sol et récupéra l’arme de service de Serdouk et lui asséna le coup de grâce. Comme pour être sûr que Serdouk ne sera plus garde du corps.
Le Radar et le Général : Il n’y avait encore rien d’officiel mais la nouvelle, persistante, avait fait le tour des milieux spécialisés et bien sûr avait atterri au niveau de la rubrique. Le Général Mohammed Betchine, qui occupait le poste de directeur de cabinet auprès du président Zeroual, était, selon plusieurs sources, pressenti pour un portefeuille ministériel. Et pas n’importe quel poste !! Celui de la Défense !! Radar, comme de bien entendu, ne pouvait rater l’occasion de divulguer ce qui était tenu top secret. Mais le Général n’a pas apprécié qu’on l’annonce et qu’on l’envoie ailleurs que là où il se trouvait. Il ordonna mon arrestation et celle de Abrous. Manu militari. Les agents envoyés au siège du journal pour exécuter les ordres du Général arrivèrent trop tard. Nous avions pris la route vers l’aéroport pour un vol pour Paris. Alors que l’avion allait décoller, on nous fit sortir et nous fûmes placés pendant plusieurs heures et tenus dans l’ignorance totale de ce qui se tramait à notre sujet. Une voiture de police banalisée nous emmena au Commissariat central. Après d’interminables interrogatoires pour chacun de nous, on nous présenta au procureur. Vers minuit, le verdict est tombé : Mandat de dépôt pour Abrous qui est acheminé vers Serkaji en pleine nuit et contrôle judiciaire pour moi. Le chef de la rubrique Radar est interpellé le lendemain et rejoindra Abrous en cellule.
Liberté, journal du RCD ? Non !!! On ne sait trop comment – ou plutôt on ne le sait que trop bien – Liberté s’est retrouvé étiqueté journal du RCD. L’occasion me fut donnée de mettre les choses au point avec Saïd Sadi dans son bureau de la rue Didouche : “Ya Da Saïd (! ), sache que tant que je serai directeur de la rédaction Liberté ne sera jamais un journal partisan.” Mal m’en prit pour une telle franchise frontale. À partir de cette mise au point, le travail de sape et les complots pour m’éjecter du poste commencèrent. À deux reprises mon remplaçant était prêt…
Bénéfices utopiques : L’argument de la rentabilité économique est mis en avant pour cette mise en bière du journal après 30 ans d’existence. Qu’en est-il exactement ? Ce qui est sûr, c’est que les assemblées générales des associés faisaient ressortir immanquablement une situation financière aisée avec des bénéfices conséquents. Mais il y avait un hic. Pas touche aux dividendes ! Il fallait chaque fois selon “l’orientation” de l’actionnaire majoritaire réinvestir les bénéfices. Réinvestir et toujours réinvestir. Une véritable ritournelle. Comme un pédagogue, il expliquait invariablement que prendre les bénéfices, c’était risqué pour l’équilibre des finances du journal. À l’entendre, c’était presque malsain. C’est vrai que lui pouvait se permettre de ne pas toucher aux dividendes très élevés. Mais nous, les petits actionnaires ? Il insistait pour l’augmentation sans cesse du capital de la Saec. Il expliquait d’une voix docte qu’on verrait nos parts – déjà infimes – se réduire comme une peau de chagrin et atteindre la proportion de moins que des miettes. C’est, paraît-il, la règle dans ce monde impitoyable de la Finance. Ou on laisse le capital enfler comme une pâte et se contenter d’admirer les chiffres avec des zéros à l’infini en écarquillant les yeux. Mais sans plus. Ou on insiste pour goûter aux fruits de notre labeur et au bout de deux ou trois exercices il n’y aura alors plus rien à percevoir.

*Membre fondateur
Directeur de la rédaction
(Juin 1992-Septembre 2002)
Membre de la Saec
(Juin 1992-Septembre 2002)

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