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L’Histoire ne s’écrit pas sur les plateaux de télévision

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SEDJAL Azzedine Publié 28 Juin 2021 à 10:29

Par : SEDJAL AZZEDINE
CITOYEN

L’écriture de l’Histoire est une affaire sérieuse et le travail sur les archives l’est encore davantage. Il consiste à séparer le vrai du faux, le réel de l’irréel et l’authentique de l’apocryphe. 

Aït Hamouda, fils du chahid Amirouche, s’est improvisé en historien pour régler des comptes politiques avec des figures de l’histoire de l’Algérie. Il a absolument le droit de critiquer des personnalités historiques, parce que ce sont des êtres humains comme tous les autres et donc capables de commettre des erreurs, de se tromper et d’opter, à des moments cruciaux, pour de mauvais choix ou des choix inadéquats. Mais cette critique demeure toujours toute relative, elle dépend de l’angle de l’analyse et de la position de son auteur. L’écriture de l’histoire est une affaire sérieuse et le travail sur les archives l’est encore davantage. Il consiste à séparer le vrai du faux, le réel de l’irréel et l’authentique de l’apocryphe.  L’Histoire n’est pas légendes ni versets sacrés. Elle est le produit des hommes et ainsi elle est l’objet de leurs spéculations intellectuelles.
Pour revenir aux propos tenus par l’ancien député du RCD sur l’émir Abdelkader, il y a des corrections qui s’imposent. Il ne suffit pas d’exhiber des copies d’illustrations et de produire un discours pour que la vérité émerge et écrase la calomnie.

On peut partager avec Aït Hamouda les énonciations suivantes : 
•L’émir est un soufi, il s’est épanoui au sein de la zaouia de son père Mahieddine à la Gueithna de Oued El-Hammam, près de Mascara.
•Il a conduit la résistance à l’armée française d’occupation près de 15 ans.
•Il a essayé, dans la conduite de sa lutte, de fédérer les autres tribus des diverses régions du pays.
•Une partie de ces dernières, et elles n’étaient pas des moindres ni peu nombreuses, ont refusé de le suivre dans cette démarche et elles avaient par conséquent contribué à affaiblir la résistance collective de toute la société algérienne de l’époque. Ces tribus avaient refusé de le suivre et de lui prêter allégeance pour diverses raisons.
Par contre, sur les autres affirmations, il demeure des doutes sur leur véracité. Ici, je souhaite apporter quelques éclaircissements sur des points soulevés par l’initiateur de cette polémique. Elles concernent les faits suivants :
Aït Hamouda confond deux périodes différentes : l’Algérie du début de la colonisation et l’Algérie de la moitié du XXe siècle. Et cela sans comprendre l’évolution de la société algérienne entre ces deux moments : sa composition, sa structuration, son organisation tribale, ses moyens de subsistance, ses capacités de défense, etc. C’est vrai que cela relève d’autres disciplines des sciences humaines (sociologie, ethnologie et anthropologie, démographie, etc.). Les écrits existent. Il suffit de les consulter !

Sur le traité de la Tafna conclu avec Bugeaud 
Le traité de la Tafna de 1837, second accord conclu entre l’émir et les Français après celui dit de “Desmichels” signé en 1834, n’a pas “vendu” l’Algérie, ni l’Afrique d’ailleurs comme le prétendent d’autres contradicteurs. Ce traité est une convention signée à un moment précis de la lutte de résistance que menait l’émir à une armée, héritière de l’armée napoléonienne, dans une société disloquée par le long règne des Turcs et qui n’avait pas la conscience de nation. Cette dernière fut ébauchée par l’émir durant la courte phase de sa résistance. Il a tenté durant cette courte période de doter “la société des tribus” d’institutions constitutives à même de donner au “watan” une envergure nationale moderne : une organisation étatique (justice, administration, fiscalité, monnaie, etc.) et une armée évoluée organisée (l’émir a élaboré un règlement pour son armée) et dotée de moyens de production d’armes et de munitions. En homme éclairé, il s’est inspiré de modèles européens et a fait preuve d’innovation pour développer le territoire sous son autorité et qu’il a pu imposer à l’occupant français. Il a même pu faire appel aux déserteurs de l’armée française et à des ingénieurs et techniciens européens pour mettre sur pied certaines industries militaires et civiles. Face au choc colonial et civilisationnel, l’émir prôna une remise en cause du modèle obsolète de la société algérienne et la promotion d’une modernité qui ne renie pas ses racines.

Sur la reddition de l’émir en 1847  
Concernant la fin de la lutte de l’émir, Aït Hamouda juge qu’“un chef ne doit pas se rendre à l’ennemi”, il doit mourir et ne jamais se rendre. L’auteur de ces paroles ne fait pas l’effort d’en comprendre le contexte et de se pencher sur les conditions et les négociations qui se sont déroulées à ce sujet : le rapport de force de la faible deira de l’émir sur le territoire marocain, prise en étau entre l’armée du makhzen et l’armée française de l’autre côté de la frontière, les deux armées coordonnaient leurs actions pour prendre l’émir, les fatigues et l’endurance des forces et des tribus qui soutenaient la lutte avaient décidé l’émir de mettre fin à sa résistance à condition d’obtenir l’aman des français et de lui permettre de se rendre en Orient.

À propos du tableau d’Ange Tissier
Le tableau d’Ange Tissier intitulé Louis-Napoléon Prince-Président annonçant à Abdelkader sa libération au château d'Amboise, le 16 octobre 1852, exposé en 1861, ne montre pas la femme de l’émir mais de sa mère, Lalla Zohra, âgée de plus de 60 ans au moment de la libération de son fils. Lalla Zohra, comme mère et captive, en portant ses lèvres à la main du libérateur de son fils et de la communauté qui l’a suivi, n’a commis aucun écart aux usages des traditions de la société algérienne de son époque, elle le fait par respect et par gratitude. 
Cette scène du tableau de Tissier ne reflétait pas exactement le lieu où c’était faite cette annonce à l’émir, selon Alfred Gabeau de la Société Archéologique de Touraine. Gabeau écrit : “Ce n’est point dans la galerie voûtée, où le peintre place la scène, que la mise en liberté a eu lieu, mais dans le grand appartement situé sur la tour des Minimes, appartement disparu depuis, par suite de la restauration de cette partie du château ; la galerie n'a été témoin que de la présentation au prince-président de la mère d’Abdelkader”. 
(L'Émir Abdelkader à Amboise, par Gabeau)

La pension versée par Napoléon III  
En prononçant la libération de l’émir, Napoléon III a décidé de le dédommager pour les préjudices subis et pour les biens saisis à sa famille ainsi que les terres séquestrées à Mascara. Une pension fut décidée sur le budget de l’État français à cet effet; elle a commencé à lui être versée dès son installation à Brousse en Turquie et jusqu’à sa mort à Damas en 1883. Elle fut versée ensuite à ses descendants jusque dans les années 1920. Il est nécessaire de dire aussi que cette pension servit à l’émir d’entretenir la forte communauté qui a décidé de partager sa captivité et son exil.

Les distinctions portées par l’émir sur certaines photographies  
Les décorations que porte souvent l’émir sur certaines photographies et illustrations ont tous la même origine : le sauvetage des chrétiens lors des émeutes de Damas en 1860. Précisons d’abord que ces chrétiens sont arabes -Syriens et Libanais- que le califat ottoman avait affranchi du statut de dhimmis par le Hatti Humayun du 18 février 1856. Ce rescrit impérial visait à réaliser au sein de l’empire une société plus égalitaire et plus libre : la liberté de culte est garantie à toutes les minorités, de même que le droit de s’organiser librement et de gérer ses biens et ses édifices religieux de même qu’elle instaure l’égalité des non-musulmans et des musulmans face à l’impôt, à la justice et à l’administration. Le geste de l’émir à l’occasion du massacre des chrétiens de Damas est comme l’a affirmé l’émir lui-même “un devoir dicté par la religion musulmane”. Et au-delà, un acte politique qui a épargné à la Syrie une intervention européenne inexorable. Ces décorations ont toutes été décernées à l’émir à la suite de cet acte empreint d’humanité par les souverains de toutes les puissances de son temps : le sultan ottoman Abdulaziz (Médjidié de 1er ordre), Napoléon III (Grand-Croix de la Légion d’honneur), Victor-Emmanuel de Savoie (médaille Saint-Maurice et Lazare), le tsar de Russie, le roi d’Autriche, la reine d’Espagne, le roi de Prusse, le roi de Grèce Othon 1er (ordre royal du sauveur), le président des États-Unis et la reine du Royaume-Uni lui offrirent le premier une paire de revolvers et la seconde un fusil, etc. 

L’émir et le canal de Suez  
L’émir a assisté à cette cérémonie organisée par le khédive Ismaïl en tant qu’invité de marque à l’inauguration du canal de Suez en novembre 1869. Il a été sollicité durant son percement par son initiateur, Ferdinand de Lesseps, à soutenir auprès des populations musulmanes les bienfaits de cet ouvrage monumental et les bénéfices qu’il engendrerait pour le commerce de toute l’humanité et sur les populations de la région.

La propagande française et la légende de “l’ami de la France”  
Il ne faut pas oublier que la propagande officielle et officieuse de la France s’est emparée de la figure et de l’aura de l’émir pour de nombreux objectifs politiques tant en France qu’en Algérie et à l’étranger. Tous ses faits, gestes et déclarations furent exploités en direction de l’opinion française interne et surtout en direction des Algériens pour les éloigner de toute idée de résistance et de lutte. La moindre information jugée opportune par le ministère de la Guerre au sujet de l’émir fait l’objet d’un traitement spécial et est diffusée à très large échelle, après sa traduction en arabe, auprès des Algériens. Les organes officiels de la colonisation le Moniteur algérien et le Moubacher s’en chargeaient avec brio.
Depuis son acte de protection des chrétiens de Damas, protégés de la France, le discours colonial a construit la nouvelle légende de l’émir “ami de la France”. En montrant que l’émir est devenu cet ami de la France, les Français tentaient de convaincre ses coreligionnaires qu’elle est également leur amie et qu’ils doivent se soumettre à la fatalité. 
La France est allée jusqu’à élever, en 1949, un monument à sa mémoire dans sa région natale à Sidi-Kada. Sur la stèle commémorative, les Français avaient choisi d’inscrire en exergue, une phrase, sortie de son contexte, écrite par l’émir dans son ouvrage “Rappel à l’intelligent…” : “Si les musulmans et les chrétiens me prêtaient l’oreille, je ferais cesser leurs divergences et ils deviendraient frères à l’intérieur et à l’extérieur” … pour promouvoir l’amitié musulmane, quatre années à peine après les horribles massacres du 8 mai 1845 !
Enfin, il faut souligner également que, depuis sa libération, l’émir fut soumis à une surveillance très rapprochée même si elle pouvait apparaître discrète. Depuis Brousse, où un consul fut installé pour le surveiller jusqu’à Damas où les consuls français avaient l’œil sur toute son activité, sans parler des interprètes et des traducteurs qui renseignaient les autorités françaises sur tout ce qu’il entreprenait dans sa vie quotidienne, ses fréquentations, ses projets, ses opinions, etc. Ces agents filtraient toute la correspondance de l’émir et traduisaient ses lettres. Et pouvaient bien se permettre de rédiger des réponses et des positions qui arrangeaient la politique française…
Sa réponse à la lettre de Bismarck, le désaveu de l’action de son fils Mahieddine lors de l’insurrection de 1871 et bien d’autres événements méritent d’être analysés plus profondément par les spécialistes en paléographie. Pour terminer cette humble contribution au débat, écrite à chaud, j’appelle les Algériens soucieux de comprendre leur histoire de consulter les écrits et ils sont nombreux et de chercher sérieusement les sources et de les confronter s’il est nécessaire pour se forger leur propre opinion dans la sérénité.

 

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