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Plaidoyer pour la paysannerie algérienne

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Zoubir Sahli Publié 15 Décembre 2021 à 08:46

Par : Zoubir Sahli
Agro-économiste

Comme dans tous les pays du monde, les paysans doivent être fortement soutenus et accompagnés par les pouvoirs publics. Leur statut, actuellement considéré comme “misérable”, doit absolument changer et évoluer. Les fils et filles de paysans doivent prendre la relève, mais avec d’autres méthodes et d’autres moyens. 

Partant de cet étrange titre d’un livre merveilleux et prémonitoire, dernière œuvre d’une trilogie paysanne écrite par feu le professeur Louis Malassis, “Ils vous nourriront tous, les paysans du monde, si…”(1), j’ai eu une envie de parler des paysans et de la paysannerie algérienne et d’essayer de voir s’il y a encore de l’espoir pour leur réhabilitation. 

Comme le disait si bien le professeur Louis Malassis dans son magnifique livre, “ils vous nourriront, tous les paysans du monde si…” on leur donne de l’importance ; si “les nouvelles sociétés, animées par une philosophie sociopolitique d’un développement humain plus équitable et plus durable, contribuent à former les nouveaux paysans, compétents et responsables, capables de mettre en œuvre une agriculture nourricière, productive et durable”. 
Ils vous nourriront, les paysans du monde, si… “les nouvelles sociétés comprennent que le statut social du paysan doit changer, et prennent les mesures nécessaires, elles en feront alors des citoyens à part entière, formés, informés et cultivés. Elles faciliteront leur organisation professionnelle, leur ouverture sur le monde, leur accession aux objectifs fondamentaux de l’économie humaine, à une vie digne et respectée”. 
Il vous nourriront tous les paysans du monde, si… “le développement économique devient plus équitable et permet aux paysans d’obtenir le pouvoir d’achat pour acheter le progrès technique, moderniser leur exploitation et changer de vie”. 
C’est d’ailleurs dans le cadre de cette nouvelle philosophie sociopolitique que les nouveaux paysans et les hommes de science parviendront à mettre en œuvre “une agriculture nourricière, productive et durable – durable, car la satisfaction des besoins alimentaires actuels doit aller de pair avec la préservation des ressources alimentaires des générations futures”. Les paysans vous nourriront tous si…. “les politiques, les institutions, les cultures savent préserver les paysans et si les sociétés parviennent à éviter que la mondialisation ne détruise les nouvelles agricultures en transition et ne jette les paysans sans emploi sur les chemins de l’exode”.
Je peux encore et encore continuer à abreuver le lecteur de tant et tant de citations et de tant de sagesse. C’était en fait un vrai visionnaire, feu Louis Malassis !
En ce qui nous concerne nous, Algériens, Maghrébins, Africains et Méditerranéens, anciens fils et filles de paysans ayant rejoint (définitivement ?) la ville et perdu la notion même de paysannerie, ces citations et l’analyse profonde que nous livre ce grand homme, ce grand agronome, lui-même fils de paysans, sont arrivés à point nommé pour faire une halte et revisiter notre société paysanne et rurale.

Qu’en est-il de notre société rurale et de nos paysans en Algérie ?
Il faut dire que la sociologie rurale, telle qu’on nous l’a enseignée, ne nous donne pas assez de clés pour y voir clair. Mais, globalement, on peut distinguer deux approches en matière d’identification des paysans en Algérie, partout au Maghreb et dans le Monde arabe, des approches d’ailleurs inconciliables :
- Il y a d’un côté l’approche classique des néo-citadins, des intellectuels et des classes moyennes néo-bourgeoises qui considèrent d’emblée que les paysans sont une catégorie sous-développée, en voie de disparition, à laquelle il n’est pas nécessaire d’accorder un intérêt économique vu qu’elle ne participe que très peu à la production économique ; pour eux, il est plus indiqué de compter sur les importations pour assurer un minimum de sécurité alimentaire et lancer de grands projets d’agriculture industrielle ; certains parmi eux octroient cependant aux paysans locaux un statut artisanal à exhiber pour appâter les citadins (ou les touristes) en mal de nature et de produits dits du “terroir”.
– Il y a d’un autre côté les nostalgiques d’une ère révolue, qui considèrent que le pays est peuplé de “paysans” et qui est un vaste espace nourricier qui nous “nourrit” et qui “peut nourrir les autres”. Ce sont les adeptes du mythe de l’Algérie “grenier de Rome”; ils citent “les réussites agricoles de la période coloniale” et demandent aux autorités de donner plus de terres et plus de moyens aux paysans pour nous faire arriver à “l’indépendance alimentaire”.
En fait, la réalité est tout autre. Elle est surtout contrastée et assez mouvementée, comme l’ont été la paysannerie et le monde rural algériens depuis au moins les conquêtes et les colonisations romaines, arabes, ottomanes et françaises, et surtout depuis la période récente, où l’on a assisté à une véritable saignée de ce qu’on continue à appeler les “paysans” et la “paysannerie”. La période qui va du début des années 1970 (avec l’entrée en lice de la «Révolution agraire”) jusqu’au début des années 2000 est jalonnée d’événements qui ont eu comme résultat l’achèvement de la “destruction” de la paysannerie algérienne, et ce, malgré les déclarations politiques et les quelques efforts de “modernisation du monde rural”. 
En dépit de l’existence d’une agriculture familiale basée sur une réelle dynamique paysanne (mais seulement dans certaines zones marginalisées de montagnes telliennes et des Aurès, au niveau de quelques plaines au Centre, à l’Ouest et dans les oasis du Grand-Sud), les paysans, producteurs agricoles, agro-pasteurs et nourriciers, ont comme une tendance à disparaitre ou à changer de statut. Bien sûr l’avènement des années 2000 et leur cortège de “plans agricoles” aussi généreux qu’inefficaces ont permis une certaine «renaissance de l’agriculture et des paysans”. Mais quelle agriculture et surtout quels paysans ? 
Tout d’abord, il faut être honnête et signaler qu’il y a peu d’informations qui nous permettent de faire des analyses sérieuses, le système d’information et de statistiques agricoles et celui en charge du monde rural est au mieux insuffisant et incomplet et, au pire, inefficace ou obsolète. Il faut vraiment avoir été un homme (ou une femme) de terrain et un observateur continu pour pouvoir y voir clair. En réalité, On ne sait pas qui est qui et qui est “paysan” et qui ne l’est pas. 
Le dernier recensement de l’agriculture (RGA) date de 2011 et personne n’est capable, aujourd’hui, de donner une réelle définition d’un paysan ou d’un agriculteur. D’où des incohérences en matière de chiffres sur la “paysannerie algérienne”, sur la production et la distribution agricoles, ainsi que des inconnues concernant le nombre et le réel statut de l’agriculteur-paysan ainsi que sa position en tant qu’acteur du développement agricole, rural et alimentaire.
Par ailleurs, vu la complexité du foncier agricole (une situation unique au monde !), les seuls “agriculteurs” qu’on appelle “paysans”, qu’on connaît plus ou moins, qui sont partiellement enregistrés (près d’un million de personnes selon des chiffres contestés) et qui ont surtout profité des aides, dans le cadre d’une “nouvelle politique agricole” sont ceux qui sont installés dans les exploitations du domaine privé de l’Etat (les ex-fermes coloniales, devenues domaines autogérés, puis EAC/EAI et enfin concessions agricoles). Cette catégorie de “paysans” est devenue, par la force des choses, une catégorie de rentiers, opérant sur des terres qui ne leur appartiennent pas et qui sont donc peu susceptibles d’investir, de produire assez et de générer de l’emploi en milieu rural. 
Avec l’avènement récent des “concessions agricoles”, certains d’entre eux nous nourrissent un peu bien sûr, en produisant un peu de céréales, et surtout des fruits et des légumes ; d’autres nous livrent des poulets et des œufs, mais leurs rendements sont faibles et leurs efforts sont peu connus. D’autres appartiennent à un système d’agriculture familiale (en montagne, en steppe et dans les oasis du Sud) qui vivotent grâce à des stratégies de production de proximité ou de pluriactivité. Ils constituent une sorte de relique de l’ancienne paysannerie, souvent «mythifiée” comme étant la gardienne de la culture rurale en voie de disparition. 
Enfin, une nouvelle catégorie de “nouveaux paysans”, sortie du néant, fortement et généreusement soutenue financièrement, techniquement et matériellement, pour laquelle on envisage un bel avenir dans un monde rural modernisé et remodelé, c’est celle d’une nouvelle faune de néo-paysans (appelés pour la circonstance «investisseurs agricoles”) qui n’est rattachée à aucune terre ni à aucune culture rurale et qui s’engouffre allègrement dans un modèle d’agriculture “minière” en investissant les terres des plaines et les terres arides et semi-arides des Hauts-Plateaux et du Grand-Sud pour tenter de produire des productions dites “stratégiques”. Avec ce dernier type de néo-paysans, il n’est surtout pas question d’agriculture durable ni de promotion de la paysannerie à base rurale comme l’envisagent des citoyens avertis et comme le soutient feu Louis Malassis.
En vérité, n’est pas “paysan” qui veut en Algérie ! On ne le sait que trop bien : à part quelques cas, les véritables “paysans producteurs de nourriture” et “gardiens du temple rural” sont rares. Ils sont souvent remplacés par des “néo-agriculteurs rentiers”, souvent sur des terres publiques, opérant parfois dans l’informel, utilisant gratuitement l’eau et ne payant pas d’impôts. D’où une revue salutaire du monde des “paysans” pour concevoir avec clairvoyance de bonnes politiques agricoles.
En Algérie, comme dans d’autres pays de la région, il faut donc bien connaître à quels “paysans” on a affaire et quel “paysan” est susceptible de nous “nourrir”. 
Par ailleurs, les “paysans” nous nourriront que si on leur donne de l’importance et que si on daigne les voir en grand, qu’on les respecte et leur donne la place qu’ils méritent. Les paysans” doivent redevenir les pivots de l’agriculture et du développement du monde rural. Ils doivent continuer à nous nourrir et à redoubler d’efforts pour mieux nous nourrir, tout en respectant la matrice terre qui leur sert de support et tout en utilisant avec parcimonie les ressources naturelles qui leur ont assuré bien-être et gloire. 
Mais, comme dans tous les pays du monde, les paysans sont et doivent être fortement soutenus et accompagnés par les pouvoirs publics. Leur statut, actuellement considéré comme “misérable”, doit absolument changer et évoluer. Les fils et filles de paysans doivent prendre la relève, mais avec d’autres méthodes et d’autres moyens. 
Feu le professeur Malassis nous révèle ainsi que les paysans du monde, notamment du Tiers-Monde, “nous nourriront si leur statut social change et si les pouvoirs publics prennent les mesures nécessaires pour les aider à mieux produire, pour en faire des citoyens à part entière, formés, informés et cultivés, et que s’ils facilitent leur organisation professionnelle, leur ouverture sur le monde, leur accession aux objectifs fondamentaux de l’économie humaine, à une vie digne et respectée”.
À vos plans et à votre bon sens “paysan”, messieurs-dames !

(1) Louis Malassis, agronome, fils de paysan, ancien professeur et directeur de l’Institut agronomique méditerranéen de Montpellier (France), grand spécialiste de l’agriculture et père de l’économie agroalimentaire. Auteur du dernier ouvrage de la trilogie sur l’agriculture et la paysannerie du monde : “Ils vous nourriront les paysans du monde, si…” (Editions Cirad/INRA, 2006)

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