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Souvenir de la chambre d’enfance

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Faris LOUNIS Publié 11 Juin 2021 à 18:52

Par : Faris LOUNIS

Dans le café maure, le premier Camus se souvient. Il se souvient de l’élan amoureux qui l’habite soudainement, fixant le temps, quand sa mère rentre à la maison. Éreintée de sa dure journée de travail, elle encaisse les cris et les gros mots de la grand-mère. Le Premier Homme prend conscience de sa peine et s’empêche de pleurer. C’était sa manière de l’aimer !” 

Loin de la terre d’Algérie, inondée de soleil et gracieusement couvée par un ciel aux étoiles scintillantes, Albert Camus s’est toujours considéré comme un éternel exilé. Même au cimentière de Lourmarin, où il gît depuis 1960. Exilé de son “royaume” pour maintes raisons, Camus n’a guère cessé d’exprimer l’amour infini qu’il porte pour sa terre natale et ses hommes : “Arabes”, “Kabyles”, “Juifs” et “Français”. À son ami René Char, il écrit dans une lettre de 1947 ceci, à propos de son exil intérieur : “Mon désir profond serait de regagner mon pays, l’Algérie, qui est un pays d’hommes, un vrai pays, rude, inoubliable. Mais pour des raisons très différentes, ce n’est pas possible. Or, le pays de France que je préfère est le vôtre, et plus précisément le pied du Luberon, la montagne de Lure, Lauris, Lourmarin.”(1) 
Dans un autre texte de 1953, La Mer au plus près, Journal de bord, Camus exprime ce qu’il est réellement, avec toute transparence, comme l’eau limpide des criques de Tipasa, source de son inspiration artistique et de sa pensée : “J’ai grandi dans la mer et la pauvreté m’a été fastueuse, puis j’ai perdu la mer, tous les luxes alors m’ont paru gris, la misère intolérable. Depuis, j’attends. J’attends les navires du retour, la maison des eaux, le jour limpide. Je patiente, je suis poli de toutes mes forces (…). Point de patrie pour le désespéré et moi, je sais que la mer me précède et me suit, j’ai une folie toute prête. Ceux qui s’aiment et qui sont séparés peuvent vivre dans la douleur, mais ce n’est pas le désespoir : ils savent que l’amour existe. Voilà pourquoi je souffre, les yeux secs, de l’exil. J’attends encore. Un jour vient, enfin.”(2) 
La vie et l’œuvre de Camus sont une quête d’équilibre. Lecteur et disciple des tragiques grecs, tels qu’Héraclite d’Ephèse (v. 544-480 av. J.-C.) qu’il cite abondamment dans L’Exil d’Hélène, il a puisé dans la terre d’Algérie les forces et les élans qui lui ont permis de concevoir une vision méditerranéenne du monde. Refus de l’essentialisme, rejet des idéologies et des religions, amour de l’art et de la création. “Ô Pensée de Midi !” L’Afrique du Nord est l’un des seuls pays au monde où cohabitent l’Orient et l’Occident, disait-il, dans une conférence en 1937. 

La recherche d’un esprit de la mesure dans un monde déchiré par la démesure du colonialisme et des deux Guerres mondiales a commencé très tôt dans le parcours intellectuel de Camus. Sa pensée et son œuvre sont inséparables d’un milieu pauvre dans lequel il a grandi et d’un climat généreux et ensoleillé, répandant ainsi sa grâce sur la misère des hommes. 
Cette tension entre la beauté et la pauvreté du monde sera à l’origine du concept de “la pensée de Midi”. Les essais réunis dans L’Envers et l’Endroit (1937) constituent une entrée d’une importance capitale pour appréhender l’œuvre de Camus. 

Réédité en 1958,  Camus explique dans la préface à L’Envers et l’Endroit sa “source”. La source du jaillissement d’un Homme et d’une pensée : “Pour moi, je sais que ma source est dans L’Envers et l’Endroit, dans ce monde de pauvreté et de lumière où j’ai longtemps vécu et dont le souvenir me préserve encore des deux dangers contraires qui menacent tout artiste, le ressentiment et la satisfaction (…). Pour corriger une indifférence naturelle, je fus placé à mi-distance de la misère et du soleil. La misère m’empêcha de croire que tout est bien sous le soleil et dans l’histoire ; le soleil m’apprit que l’histoire n’est pas tout. Changer la vie, oui, mais non le monde dont je fais ma divinité.”(4)  Dans ce recueil d’essais du premier Camus, un texte a attiré en particulier mon attention. 
Il s’intitule Entre Oui et Non. Sauf exagération ou lecture malencontreuse de ma part, j’ose voir dans ce texte la genèse de la réflexion camusienne sur l’absurde, sur la situation du condamné à mort, sur la recherche des équilibres et de l’esprit de la mesure. 

Au café maure 
C’est le souvenir d’une présence dans un café maure, “tout au bout de la ville arabe”, où l’auteur de L’Étranger fut épris d’une “pure émotion, d’un instant suspendu dans l’éternité. Cela seul est vrai en moi et je le sais toujours trop tard”.(5) De quel sentiment s’agit-il ? En premier lieu, du sentiment qu’éprouve l’exilé, une fois rapatrié chez soi. Buvant un thé à la menthe dans un café de la Casbah d’Alger, Camus fut transporté, par la magie et l’énigme du spectacle que lui offre le mariage du ciel, de la mer et des éléments, dans son quartier pauvre de Belcourt. Dans sa chambre précisément. “C’est bien ainsi ce soir. Dans ce café maure, tout au bout de la ville arabe, je me souviens non d’un bonheur passé, mais d’un étrange sentiment.

C’est déjà la nuit.”(6) En deuxième lieu, il s’agit d’un tableau. Ou d’une peinture. Dans le café maure en tout cas, la lumière de la lampe à acétylène était tiède et l’éclairage réel du café venait de l’extérieur. Sur les murs, Camus voyait des lions jaune canari poursuivant des cheikhs vêtus de vert, parmi des palmiers à cinq branches. La porte du café donnait sur la baie d’Alger et Camus y était seul. Il faisait nuit et il ressentait le reflet de la lumière sur son visage. 

Comme les éléments de la nature parlent dans ces moments énigmatiques, il entend le bruit de la mer et le soupire du monde remonter vers lui, dans un rythme long qui lui permet de ressentir “l’indifférence et la tranquillité de ce qui ne meurt pas”, c’est-à-dire la Méditerranée. La vie recommence tous les jours. “Une sorte de chant secret naît de cette indifférence. Et me voici rapatrié. Je pense à un enfant qui vécut dans un quartier pauvre. Ce quartier, cette maison ! Il n’y avait qu’un étage et les escaliers n’étaient pas éclairés.”(7) Souvent, Camus disait que dans la pauvreté, la solitude rend le prix à chaque chose. Riche de ses incertitudes et d’un soleil protecteur, il affirme sa volonté de vivre et parvient à trouver de l’espoir dans l’absence d’espoir.

La maladie, le besoin, le silence et l’infirmité de sa mère ne font qu’augmenter son désir de vivre : “À un certain degré de richesse, le ciel lui-même et la nuit pleine d’étoiles semblent des biens naturels. Mais au bas de l’échelle, le ciel reprend tout son sens : une grâce sans prix. Nuits d’été, mystères où crépitent des étoiles.”(8) Ce n’est pas un hasard si Camus invite les visiteurs, dans son Petit guide pour des villes sans passé (1947), à “écouter de la musique arabe dans un petit café de la Lyre”, dont il a oublié le nom, disait-il. 

C’est dans un café maure qu’une pensée a commencé à germer. Une pensée de la mesure qui accepte la pauvreté, le malheur et se réjouit du spectacle qu’offre la nature. Un thé à la menthe. Un café sobre et vide. Des reflets de lumière. Une baie ouverte sur le monde apportant un air nouveau et frais. 

Entre oui et non
La nudité et la blancheur des maisons arabes et espagnoles étaient préférables, pour Camus, au luxe des maisons bourgeoises. La simplicité du monde des pauvres l’a toujours bouleversé. Et dans l’appartement de sa grand-mère à Belcourt, tout était simple. Il n’y avait que les choses “nécessaires”. Se trouvant le soir dans le café maure, l’étrange sensation qu’il a éprouvée était aussi une image. Une image de son enfance qui a suspendu le temps, face à la baie d’Alger qui montait vers lui, elle et son souffre de vie, perpétuellement renouvelé. “Puisque cette heure est comme un intervalle entre oui et non, je laisse pour d’autres heures l’espoir ou le dégoût de vivre. Oui, recueillir seulement la transparence et la simplicité des paradis perdus : dans une image. Et c’est ainsi qu’il n’y a pas longtemps, dans une maison d’un vieux quartier, un fils est allé voir sa mère. Ils sont assis face à face, en silence.”(9) Et cette image de l’enfance, c’est celle de l’amour d’une mère, en silence. Une mère infirme, d’une maigre silhouette aux épaules osseuses. Elle fait des ménages pour subvenir aux besoins de ses fils et de sa famille. Sa mère est dure avec elle et avec ses enfants.  

Dans le café maure, le premier Camus se souvient. Il se souvient de l’élan amoureux qui l’habite soudainement, fixant le temps, quand sa mère rentre à la maison. Éreintée de sa dure journée de travail, elle encaisse les cris et les gros mots de la grand-mère. Le Premier Homme prend conscience de sa peine et s’empêche de pleurer. C’était sa manière de l’aimer ! Mais cette peine était aussi une leçon de vie. La mère, en dépit de tout, était résiliente et indifférente. Dans sa simplicité, elle lui donnait une leçon de vie et, plus tard, une leçon de philosophie pratique : “L’indifférence de cette mère étrange ! Il n’y a que cette immense solitude du monde qui m’en donne la mesure.”(10)

Face à la mer, un instant suspendu
Comment séparer le café maure, totalement désert, de la chambre du passé, lors d’un laps de temps où tout se confond ? Le rêve et la réalité se mêlent et Camus ne peut que donner du mou à ses pensées : “Il est vrai que je regarde une dernière fois la baie et ses lumières, que ce qui monte alors vers moi n’est pas l’espoir de jours meilleurs, mais une indifférence sereine et primitive à tout et à moi-même. Mais il faut briser cette courbe trop molle et trop facile. Et j’ai besoin de ma lucidité. Oui, tout est simple. Ce sont les hommes qui compliquent les choses.”(11) Lucide et clairvoyant, Camus regarde son destin droit dans les yeux. Il termine son texte en évoquant le condamné à mort : si la doxa le présente comme celui qui “va payer sa dette à la société”, Camus, avec la nudité et la blancheur de ses expressions, le présente comme celui à qui “on va couper le cou”. Sans dérobades et sans tergiversations. La réalité toute nue est acceptée et exprimée. Avec courage et lucidité. 

Le passage exprimant l’ouverture de Camus à la tendre indifférence du monde, seul dans le café maure et face à la baie d’Alger, ressemble étrangement aux dernières lignes de L’Étranger où Meursault, condamné à mort, s’ouvre lui aussi à la tendre indifférence du monde et se voit prêt à tout revivre. La mer n’était pas loin. Elle montait vers la prison Barberousse où il se trouvait. Des odeurs de terre et de sel ont submergé sa cellule. Une marée de lumière a rendu possible sa renaissance, la renaissance du condamné à mort, peu de temps avant son exécution. 
En 1936, Camus écrivait dans ses Carnets : “On ne pense que par image. Si tu veux être philosophe, écris des romans.”(12) Le café maure, vide et face à la mer, offrait un cadre pour philosopher. Dans ce cadre, c’est l’image de l’enfance qui s’est installée. 


1-  Albert Camus-René Char, Correspondance 1946-1959, Le Panlier, 30 juin 1947, Paris, Gallimard, 2017, “Folio”, p.28.
2-  Albert Camus, Noces suivi de L’Eté, Paris, Gallimard, “Folio”, 1959, p. 169-171.
3-  Albert Camus, Conférences et discours 1936-1958, La Culture indigène. La Nouvelle Culture méditerranéenne, 1937, Paris, Gallimard, “Folio”, 2017, p. 21.
4-  Albert Camus, L’Envers et l’Endroit, Préface, Paris, Gallimard, 1958, p. 13-14.
5-  Ibid., p. 55.
6-  Ibid., p. 57.
7-  Ibid., p. 58.
8-  Ibid., p. 59.
8-  Albert Camus, L’Envers et l’Endroit, op.cit., p. 68.
10-  Ibid., p. 63.
11-  Albert Camus, L’Envers et l’Endroit, op.cit., p. 71.
12- Albert Camus, Œuvres complètes (tome 2-1944-1948), dir. Jacqueline Lévi-Valensi, Paris, Gallimard, Pléiade, 2006, p. 800.

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