
Amis, nous l’étions sans doute et le resterons ; mais, tu le savais, tu le sais, nous n’étions pas que des amis. Nous avons connu les complicités et les connivences, mais aussi les désaccords et les dissonances. Nous avons partagé les saisons d’insouciance et les temps crépusculaires. Nous nous connaissions de l’intérieur. Les liens intimes qui nous ont unis au fil des ans et à la faveur du voisinage nous autorisaient à vivre notre amitié sans bienveillance surfaite.
Te souviens-tu de ces années parisiennes où nous courions les bibliothèques ? Tu les connaissais toutes. Tu passais de l‘une à l’autre avec une boulimie que je t’enviais. Tu pouvais parler de tout, et avec pertinence toujours. Mais tu savais, tu sais aussi écouter. Il t’arrive alors, c’est rare, de hocher la tête en signe d’acquiescement. Tu pouvais même laisser échapper un sobre et laconique “c’est bien”... quel bonheur pour l’heureux bénéficiaire ! Quand tu n’étais pas, tu n’es pas d’accord, c’est d’abord un rictus au coin de la bouche, avant de lâcher d’un ton aigu “mais non !” et dérouler une liste de griefs. Moment redoutable ! Car il faut argumenter dur face à la critique acerbe et sans amabilité ni coquetterie.
Mais Hadj, tu savais aussi être conciliant et donner la chance aux premiers essais, en français, ta lange de travail, comme en arabe, avec une mansuétude égale. Pour toi, l’intelligence se cultive, quel que soit l’univers et l’âge. Elle n’est pas un degré de culture, mais une prédisposition à l’acquérir. Tu le sais ! Toi l’érudit qui n’as jamais cessé d’apprendre. Hadj, tu n’étais pas, tu n’es pas que rigueur et sévérité. Tu n’étais pas, tu n’es pas que science et conscience. Tu étais, tu es aussi un homme de cœur qui, dans le malheur, pleure et soutient l’autre et le prochain.
A d’autres moments, tu savais, tu sais fendre l‘armure pour laisser transparaitre ton côté enfant espiègle et taquin. Comment oublier ton humour caustique et tes rires solaires ? Tu vivais plusieurs vies et nombreux sont celles et ceux qui te pleurent aujourd’hui. Les amoureux des arts, du cinéma, de la musique, mais aussi les militants de toutes les causes savent l’immensité de la perte. Les étudiants, les chercheurs, les écrivains, les journalistes, toutes et tous sont aujourd’hui orphelins de tes critiques acerbes, sans complaisance, mais ô combien constructives et respectueuses. Pour nous tes amis proches, tes frères, notre deuil est plural. Nous vivions et partagions toutes ces vies, tes vies, parfois dans un même et unique instant. Ta disparition est d’autant plus terrible. Elle nous ampute de toutes ces vies. Adieu l’ami qui vit encore et toujours en moi et parmi nous.
Moussaoui Abderrahmane
Anthropologue des religions