Culture HOMMAGE À ALI BELLOUTI

À la mémoire du poète disparu

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KENZY DIB Publié 18 Janvier 2022 à 19:05

© D. R.
© D. R.

Ali Bellouti est décédé le 6 janvier 2022. Parler de lui  en essayant de ne pas trahir les émotions du dedans n’est  pas chose aisée, quand on a été lié par une longue  et  fidèle  amitié  qui  a pris ses racines à Alger il y a plus de 40 ans.

Comment ne pas se laisser emporter par la puissance évocatrice et la beauté des images révélées à partir de l’extrait d’un long texte inédit daté de juin 2014, lorsque dans ses souvenirs les plus lointains il décrivait Skikda, la ville du 20 Août 1955, tenait-il à préciser, où il s’était installé quelque temps juste après l’indépendance ? “Cette ville, un tantinet rude et tumultueuse, qui a choisi les rochers pour remparts et les coteaux verdoyants pour offrir aux étrangers venus la visiter cyclamens, narcisses et mimosas. Tout comme vous, je fus saisi par le bleu du ciel et le bleu de la mer qui souvent se confondaient”, écrivait-il à l’adresse de ses anciens voisins de l’immeuble de la Tour des pins.
Évoquer le parcours littéraire et la personnalité d’Ali, c’est surtout rappeler qu’il a le plus privilégié sa vie professionnelle et familiale que l’écriture, qui n’a jamais été son gagne-pain quotidien.
Il a débuté sa carrière dans l’enseignement technique et la formation professionnelle en Algérie, qu’il a ensuite poursuivie à l’étranger en tant que consultant à partir de 1994 ; bien sûr que les frontières s’effacent lorsque on y parle de poésie.
Parler de son œuvre littéraire nous renvoie à l’un de ses textes, incontournable, qui reste incontestablement Jérusalem, qu’il a écrit en 1968 et publié dans le premier numéro daté d’avril 1969 de la Revue Promesses, dirigée à l’époque par Malek Haddad, au sommaire duquel figuraient de grands noms de la littérature algérienne tels Mouloud Achour, Laadi Flici ou Toufik Farès.
Jérusalem reste la mémoire bienveillante d’une époque de l’histoire de sa vie mais aussi le souvenir vif d’un fils pour ses parents. “T’en souviens-tu mère ? / Père ne parlait plus des vieux / Il passait ses nuits à soutenir du regard / Notre toit et le ciel / Tu essuyais des larmes de joie / Quand nous parlions de Jérusalem et des lions / Tu pleurais dans la cour fumante / Quand les racines et les cimes / Des deux pins qui ne bordaient plus le jardin / Se confondirent avec les cendres du braséro / Et l’ombre du grenadier.”
Jérusalem avait je ne sais quoi de singulier dans tous les sens qu’on lui doit, non seulement à cause du titre qui nous renvoyait les images de Palestine, mais de plus, c’est une écriture de grande qualité avec beaucoup de hauteur littéraire et un socle d’une musicalité et d’un équilibre presque parfaits.
Ali Bellouti savait que Jérusalem devait rester le moule et l’empreinte mais aussi le souffle permanent de son écriture.
À la même époque, à la naissance de son premier enfant, il écrivit sa nouvelle Le Nouveau-né, suivie de Foul et de L’Autre Décembre, qui paraissent successivement sur les pages de l’hebdomadaire Algérie-Actualité. À l’occasion d’un récital de poésie organisé au cinéma El-Mouggar sous l’égide de l’Union des écrivains algériens, Ali nous dévoilait une partie de sa production poétique constituant l’amorce d’un recueil en cours de préparation. Mémorables furent les moments passés avec lui et la poétesse et nouvelliste Safia Kettou lors des trois jours dédiés au Xe Congrès des écrivains arabes, qui s’était tenu à Alger en avril 1975 ; mais il ne s’en souvenait pas lorsque je le lui avais rappelé.
Ali était un trésor de bonté et de discrétion ; il n’aimait pas se mettre en avant et ce sont ses écrits qui le portaient vers la lumière.
En novembre 2018, Ali nous fit la surprise en nous livrant son poème Errances qu’il venait tout juste de terminer, tout en annonçant qu’il s’agissait d’une première mouture.
Ce texte était porteur de sensations nouvelles, celles d’un être qui tourne les pages de l’existence jusqu’à se pencher sur les mots, les surprendre et parfois s’étonner. “Marée haute marée basse / des mots en transe / se cognent se fracassent / se déshabillent vous déshabillent / se brisent l’échine / contre les barreaux du vocabulaire.”
Plus loin il écrivait : “Une rose insulaire / éclot sur du papier / il la voit cahoter / sur son île argentée / et la capricante houle / qui baignait son front / l’effeuillait.”Il est des images, des sonorités et des émotions qui sont apparues à travers cet ensemble d’errances bien particulières qui reflètent l’état d’esprit d’un poète s’exprimant avec des mots, qui martèlent la vie, soutenus par le “dire” extrême du brasier de son inspiration.
De toutes les manières, on ne referme jamais un poème, on y revient toujours.
Il y a quelques années, Ali Bellouti avait commencé à rédiger un ouvrage intitulé Souvenirs d’Alger, dont l’écriture était bien avancée et qu’il projetait de faire publier.
Repose en paix, Ali.
 

KENZY DIB


JÉRUSALEM

Te souviens-tu mère de ces temps
À l’heure de Jérusalem
Quand l’écho du tocsin m’indiquait l’heure
Quand le chemin de l’école suivait à l’infini
Les godets en porcelaine sur leurs clous de bois gris ? 
Nous attendions la journée entière le chant du muezzin
Et le doux refrain des deux jeunes pins 
Qui bordaient mon jardin et mon univers.
T’en souviens-tu mère ?
Je parle du temps de tes fausses robes
De tes jupes godées du braséro du grenadier
De la rivière sur laquelle je godillais
Quand les montagnes soutenaient le ciel
Quand le soleil brûlait les pierres
Quand mes pieds faisaient trembler la terre !
Je fuyais alors votre univers où je suis prisonnier
Je vous quittais pour ramper avec les vers de terre
Voler avec mes papillons coucher avec le printemps
Pendant que vous jouiez à cache-cache avec les mots
Je me souviens : père disait en temps de guerre
Il faut gratter les pommes de terre au lieu de les éplucher 
Ah ! Que vos conciliabules m’indiffèrent ! 
À l’heure de Jérusalem
Entre église et mosquée
Il y avait les ronces et la rivière
Et l’autre vie qui s’étalait
Tu disais mère que le jardin vert
Était notre frontière
Quand tu les voyais habillés de noir 
Et parés de croix de fer
Lorsque les clochers culbutaient
Et les cigognes déjuchées s’envolaient.
Il y avait dans Jérusalem aux jours blancs
Des rubans accrochés aux genêts
Qui bordaient le cimetière
Des pans d’habits de soie
Dansant au gré du vent
Et le doux chant du muezzin 
Qui me rappelait le refrain des mes deux pins.
Et puis mère il y avait les vieux
Toujours aux mêmes places
Souvenirs de salaces jeunesses
Avec leurs sourires qui faisaient peur
Troncs de chênes aux racines incertaines
Figures bouffies ou calcinées
Le regard chaud les yeux dilatés
Ils enveloppaient leur corps d’écharpes et de turbans
Une mansarde sur la tête pour n’entendre plus
Le chant du vent et la brise du matin
Qui les faisaient pleurer.
Et pour tromper leur sagesse 
Derrière laquelle ils traînaient
Ils parlaient de leurs anciennes ivresses
En caressant leurs cornes de chique 
Et leurs boîtes de tabac étiolées
Père disait : quand on vieillit on redevient enfant
Il faut les respecter. 
À l’heure de Jérusalem mère nous avons vécu
T’en souviens-tu ?
Je parle du temps où nous mettions à la fenêtre
Nos bouteilles d’eau dans de vieilles chaussettes
À l’abri du siroco
Quand nous mangions dans la pénombre du soir 
Pour échapper à la symphonie des grillons
Qui me faisait peur. 
Alors moi je vous fuyais pour me prélasser
Sur la natte de prière de père 
Pour signer mes traités avec les constellations
Je jurais intérieurement de dompter la nature De traverser les monts
D’être plus grand que les deux pins 
Qui bordaient mon jardin et mon univers.
Te souviens-tu mère
Quand tu m’évitais
Quand ton sein était amer
Quand j’imaginais un océan de lait
Dans les cernes de la terre ?
Au moment où le ciel indigo
Au moment où le regard indiffère
Quand vos maux précédaient vos prières
Je lisais sous tes paupières
Darses lumineuses et fissurées 
De longues plaintes que tes rides en montagne
Déversaient en flots
Tes lèvres balbutiaient un chant
Mais sur ton front c’était toujours l’hiver
Il n’y eut jamais de printemps.
T’en souviens-tu mère ?
Je parle du temps du quinquet
De la fumée qui dansait en me léchant
Des yeux de mon chat 
Qui me guidaient dans le noir
Quand le grenadier exhalait son parfum du soir.
Mais il y eut la guerre mère
Jérusalem en cendres prit feu 
Je caracolais sur les flammes
Je fusillais les passants 
Avec mon fusil en roseau
Je fumais des mégots
Et me prenais pour un héros…
Sur la place il n’y avait plus les vieux
Sous le clocher désaxé
Deux cigognes s’abritaient
Sur le minaret lézardé 
Des hirondelles incrustaient leur nid
Quand j’appris que les morts ne revenaient plus
Que mon océan de lait avait rougi
Je sentis que jamais je ne grandirai comme les pins
Qui bordaient le jardin et le cimetière.
T’en souviens-tu mère ? 
Père ne parlait plus des vieux
Il passait ses nuits à soutenir du regard
Notre toit et le ciel
Tu essuyais des larmes de joie
Quand nous parlions de Jérusalem et des lions
Tu pleurais dans la cour fumante
Quand les racines et les cimes 
Des deux pins qui ne bordaient plus le jardin
Se confondirent avec les cendres du braséro
Et l’ombre du grenadier.
Tu t’en souviens mère 
J’étais déjà grand
Je comprenais la chanson de la brise et du vent
Et toi tu es toujours dans ton nébuleux univers
À écouter le doux refrain de nos deux pins
Et tes yeux darses lumineuses et fissurées
Dévorent mon horizon. 
 

Ali BELLOUTI
In Montauriol Poésie, La Revue des Partisans d’Art;
printemps 2012, n° 86.

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