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De l’écriture blanche

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Abdelkader Gattouchi Publié 19 Décembre 2021 à 19:26

© D. R.
© D. R.

Par : Abdelkader GATTOUCHI
Enseignant universitaire

Telle qu’elle est décrite, l’écriture blanche a été incarnée la toute première fois par Albert Camus dans L’Étranger (1942). Inscrite dans un contexte de guerre et donc de violence, la diégèse camusienne épouse l’air du temps et se drape de sentiments frappés d’inertie et de neutralité de la forme.

Dans son essai Le degré zéro de l’écriture paru en 1953, Roland Barthes était, pour ainsi dire, le premier à évoquer la notion, jusque-là inconnue, d’écriture blanche.
Pourtant, le chapitre qui en faisait cas portait l’intitulé “L’écriture et le silence” (Le degré zéro de l’écriture, page 58). Vraisemblablement, parce que le silence a beaucoup à voir avec la blancheur, synonyme de neutralité, de platitude et d’impartialité.
Pour Barthes, le silence représente “la littérature amenée aux portes de la Terre promise, c’est-à-dire aux portes d’un monde sans littérature, dont ce serait pourtant aux écrivains de porter témoignage” (R. Barthes, 1972). Cette comparaison imagée renvoie à une autre image, celle du silence. Le silence éloquent qui, en s’abstenant de dire, dit tout, en vérité.
Le silence, cette négation du discours, produit de rien et qui ne produit rien, suscite pourtant le discours en lui conférant une sonorité saisie par les seules âmes sensibles au… silence “parlant”.
En littérature, plus qu’ailleurs, certainement, le silence confine à l’absence. Et c’est en cela qu’un parallèle s’établit entre silence et absence. Un parallèle productif, génératif, puisqu’il accouche d’un style d’écriture dite blanche, assimilée à un style de l’absence, lui-même assimilé à une absence de style. Pas moins ! Ainsi énoncée, la formule a de quoi turlupiner…
L’écriture blanche serait-elle le contraire de l’écriture stylisée, alambiquée et flamboyante ?
Ne serait-elle qu’écriture artisanale, minimaliste, réaliste, froide et distante, dépourvue de fioriture jusqu’à devenir austère ? Mais comment faire pour se convaincre qu’un propos littéraire soit lesté de sa marque de fabrique qu’est le style d’écriture, et continuer, nolens volens, à prétendre vivre et faire vivre ? Cela paraît insensé.
Sans le style qui est l’une des formes les plus remarquables d’identité littéraire, la littérature n’en est et n’en sera plus une. Empruntant à la linguistique une comparaison pour le moins atypique, pour illustrer la nature de l’écriture blanche, R. Barthes évoque les modes subjonctif et impératif auxquels il adjoint l’indicatif qui se décline alors, par rapport aux deux modes, comme une forme amodale. Telle serait, selon Barthes, l’écriture au degré zéro ; une écriture de journaliste, sommée de rapporter froidement – on pourrait lui substituer objectivement – l’information, sans implication de quelque ordre que ce soit. C’est la prééminence du factuel sur le “commenté”, accusé de tentations d’ouvrir des fissures dans le mur de l’écrit devant être sobre, impassible, fidèle, sans état d’âme ni impressionnisme.
Telle qu’elle est décrite, l’écriture blanche a été incarnée la toute première fois par Albert Camus dans L’Étranger (1942). Inscrite dans un contexte de guerre et donc de violence, la diégèse camusienne épouse l’air du temps et se drape de sentiments frappés d’inertie et de neutralité de la forme. À ce propos, Barthes dira : “La pensée garde ainsi toute sa responsabilité sans se recouvrir d’un engagement accessoire de la forme dans une histoire qui ne lui appartient pas…” (Le degré zéro de l’écriture, p. 60).
Le choix d’un tel style, fait de discrétion et de sobriété, place l’écrivain à la lisière du désengagement vis-à-vis du contenu raconté. Ce qui n’est pas une vertu en soi. Loin, très loin s’en faut.
L’absence de style littéraire fait d’ornement et d’artifices scripturaires à faire sursauter de plaisir un moine, grève sensiblement la beauté du texte et obère considérablement son crédit littéraire. L’écriture neutre ne peut indéfiniment se prétendre littéraire, au risque réel de tuer la littérature qui est, théoriquement et substantiellement, tout le contraire de l’insipidité de ton, de la froideur de sentiment, du sentiment d’indifférence perçu, de l’impersonnalité ambiante et du trop-plein de rigueur observé. Le triomphe de ce type atypique d’écriture consacrerait, sans l’ombre d’un doute, la mort de la littérature ! 
Un bref survol du début de L’Étranger confirme cette appréhension. Au détour de phrases courtes, rapides, telégraphiques, le ton est donné. Le lecteur n’y voit que du feu. Et au lieu de s’appesantir un tantinet sur le style, il se retrouve comme happé par le rythme imprimé au récit et concentre toute son attention sur la suite à venir. “Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : ‘Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués.’ Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier.”
Les phrases sont, comme il nous est loisible de le constater, courtes mais tranchantes, comme qui dirait pressées jusqu’à... l’empressement.
Elles paraissent – mais serait-ce qu’apparence ? – banales, indifférentes, en tout cas loin de refléter tout le drame que charrie, en règle générale, la disparition irrémédiable d’une maman.
Un écrivain bien de chez nous, Abdelkader Djemai en l’occurrence, s’essaie depuis ses débuts de romancier, en 1986 (Saison de pierres, Sned) à ce style d’écriture dite blanche. S’inspirant sans le cacher d’Albert Camus, Djemai privilégie dans ses écrits un style précis, clair et efficace. Chaque mot compte dans le décompte final de l’histoire.
Traitant de la décennie noire vécue dans la douleur par l’Algérie, l’auteur de la trilogie – Un été de cendres (Michalon 1995), Sable rouge (Michalon 1996) et 31, rue de l’Aigle (Michalon 1998) – use du même paradigme d’écriture sans jamais se renier. Même aux pires moments des incessants tirs croisés émanant de critiques, souvent véhéments, qui n’hésitaient pas à cataloguer la majorité des écrivains ayant émergé à cette sinistre époque de se muer en simples reporters de guerre, chargés de transmettre – aux lecteurs français notamment, du moins francophones – des informations sur la tragédie algérienne plutôt que de s’exercer à la littérature.
En dépit de ces diatribes, Abdelkader Djemai a tenu bon, poursuivant son petit bonhomme de chemin sans se soucier outre mesure de ce qui se disait çà et là. Bien lui en prit, puisqu’il se rendit, chemin faisant, l’auteur d’une abondante production littéraire souvent primée.
Dans 31, rue de l’Aigle, (Michalon 1998), il est question du quotidien d’un enquêteur au service d’une police secrète qui se met à traquer un suspect. Le style convoqué par Djemai est sobre, comme d’habitude, fluide, court, clair, épuré, qui tranche bizarrement avec le tragique qui sourd en filigrane. Comme chez Camus, la simplicité des mots choisis confine à la banalité, à l’absurdité même. 
Derrière cette vitre qui cache mal le mal, gît l’atrocité que fait subir un bourreau exécrable à une victime, malheureuse, neutralisée sur la base de simples soupçons. Ainsi donc, ce sont deux approches de traitement antagoniques que l’auteur donne à lire : d’une part, une forme d’écriture pour le moins simple, brève, innocente jusqu’à l’attachement et, d’autre part, un fin fond dramatique, infrahumain et émouvant au plus haut point…
En somme, du blanc assaisonné de noir… Ou la genèse d’une écriture blanche noircie par le sentiment d’oppression que fait peser le récit sur le récepteur. Et ce n’est pas là la moindre des excentricités d’un style d’écriture ambivalent, prêchant la candeur pour mieux dissimuler l’horreur. 

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