Culture “De mémoire d’homme. Une vie, deux combats”, de Nadir Marouf

Le tragique au quotidien

  • Placeholder

Rédaction Nationale Publié 13 Février 2021 à 20:11

© D.R
© D.R

Par : Mohamed Mebtoul
         Sociologue  

Le dernier livre de Nadir Marouf, récemment paru aux éditions Frantz-Fanon, privilégie une posture ethnographique, celle de l’engagement dans la cité, lui permettant de décrire de l’intérieur un pan de son histoire tragique d’adolescent durant la guerre de Libération nationale, dans les années 1958 à 1960.”

Il semble important d’opérer ce travail de reconnaissance sociale au profit de celles et de ceux qui ont été les précurseurs dans la production de connaissances en sciences sociales dans notre pays. Nadir Marouf, professeur des universités en France et en Algérie, est connu pour ses recherches anthropologiques importantes menées dans le triple champ de l’agriculture, des espaces maghrébins et des oasis du Sud algérien. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages.  

Le dernier livre en question, De mémoire d’homme. Une vie, deux combats, paru récemment aux éditions Frantz-Fanon (Alger), privilégie une posture ethnographique, celle de l’engagement dans la cité, lui permettant de décrire de l’intérieur un pan de son histoire tragique d’adolescent durant la guerre de Libération nationale, dans les années 1958 à 1960. Il met en exergue une partie de sa “vie nue” (Agambien, 1997), disqualifiée, brimée au quotidien, faite d’errances, de petits détours lumineux liés à la soif du savoir et de l’art, d’humiliations, de traumatismes, de détention tragique dans la prison du colonisateur.

En rupture avec une autobiographie glorieuse et glorifiée, dominée par une grandiloquence uniforme et unilatérale, mettant en scène un récit historique hégémonique, comme le rappelle très justement la psychanalyste Karima Lazali, dans la préface du livre, il s’appesantit sur la vie telle qu’elle est durant cette période. Aussi donne-t-il un sens au détail, à une phénoménologie husserlienne qui rend compte de “l’apparaître des choses”, pour reprendre l’expression de Jacques Derrida (1999).  

La guerre de Libération au quotidien est appréhendée à partir de ses multiples nuances, ses discontinuités, ses ruptures et ses invariants sociopolitiques au cœur de la vie sociale. L’auteur décrit avec finesse les multiples interactions qui construisent la société locale, en l’occurrence celle de la région de Tlemcen. Dramatique et saisissant apparaît ce pan d’histoire par le bas. Il se donne à lire par l’entremêlement à la fois de l’intime et des trajectoires familiales complexes intégrant de la solidarité face à la misère, de la distance entre ses membres ou, au contraire, des retrouvailles fortuites et des conflits d’héritage. L’histoire familiale indissociable du viol colonial dévoile le besoin de se surpasser sur le plan scolaire.

La volonté tenace pour arracher furtivement des savoirs, en  s’agrippant à quelques espaces d’opportunités pour tenter d’oublier temporairement son monde social stigmatisé et rejeté brutalement par le colonisateur français, redonne du sens à la quête incessante de dignité-reconnaissance toujours aussi vivace au présent. Elle devient centrale pour tenter de dire “j’existe”, prenant sa revanche sur son histoire sociale bafouée et profondément méprisée par les dominants de l’époque.

La société locale n’est pas indemne de racisme au quotidien résultant d’un régionalisme primaire dans une société fragmentée par le politique produit par la colonisation. Enfin, l’auteur indique les multiples contingences historiques où émergent des formes sociales d’autoritarisme, d’opportunisme, de vérités uniques, de lâcheté, de courage exemplaire et d’effacement brutal de “l’exactitude à l’écoute”, selon la belle expression de Jaspers, reprise par Hannah Arendt (1974).

L’auteur reprend dans la première partie de l’ouvrage son deuxième prénom, Mohammed, pour évoquer à la troisième personne les faits ordinaires, ces “insignifiances” (Lefebvre, 1968) qui donnent un sens à une vie quotidienne où l’injuste, la solitude, le tragique et l’incertitude se conjuguent. Elle est dominée par le drame sociopolitique lié à la colonisation, aux multiples certitudes politiques antinomiques des différentes hiérarchies, aux conflits larvés traversant les interactions quotidiennes dans la cité. En accompagnant son père au café, il note la prédominance de ce qu’il appelle les “discussions oisives” entre les uns et les autres, conduisant son père à s’inscrire à la marge. Il refuse de reproduire ce mimétisme, même s’il faut briser le risque identitaire, attaché profondément à son rêve d’inventeur, ce “génie potentiel”, selon l’expression de son fils. 

Les brimades subies à l’école et dans la rue sont autant d’étiquetages négatifs, des stigmates qui laisseront 60 ans après des souvenirs inoubliables. “Un jour qu’il était à l’école préparatoire, la maîtresse, Mme Petit, lui demanda de désigner le boulanger avec la règle qu’elle lui a remise. C’était une gravure éditée par Max Marchand servant de leçon de choses.

Mohammed pointa promptement la règle sur le panier de pain. ‘Imbécile, lui-dit-elle, retourne à ta place.’” La violence par les mots entre copains au cours d’un match de football fusait parmi les perdants refusant l’évidence de la défaite transformée encore aujourd’hui en insultes sexuelles, indiquant que la virilité et le zaïmisme sont aussi des constructions sociopolitiques qui vont s’ancrer dans la vie quotidienne locale.

Pour l’anthropologue Maurice Godelier (2015), “le politique est en prise directe avec les enjeux qui façonnent au quotidien la vie sociale des individus et des  groupes qui composent une société”. Il semble difficile d’évoquer de façon réductrice la communauté comme un ensemble social homogène, n’existant d’ailleurs nulle part ailleurs, tant les éclatements, les distances sociales et régionales rejaillissent dans les interactions quotidiennes, donnant à lire un racisme ordinaire, normalisé entre les personnes originaires de la ville de Tlemcen et les autres provenant de Nédroma ou d’autres espaces périphériques. 

Notre enquête sur le diabète à Tlemcen dans les années 1990 montrait ces dichotomies entre les “étrangers” à la ville et les autres originaires de celle-ci, se traduisant par des représentations différenciées et contrastées vis-à-vis de l’alimentation ; la “meilleure” étant bien entendu, celle de “sa” région, dévoilant la profondeur du politique dans la façon d’instituer et de fabriquer la société (Mouffe, 2016). Ces stigmates n’étaient pas sans procurer des privilèges pour les uns, ceux du centre, et des refoulements à la marge pour les autres personnes extérieures à la ville, étant à la quête d’une “vie meilleure” promise sans cesse et de façon dogmatique par les différents responsables politiques depuis l’indépendance. “Selon l’idéologie dominante à El-Kaala supérieur, et même à l’école, il valait mieux être Tlemcénien à 100% que Nédromi à 25%”. 

La décision de partir au front pour un jeune adolescent pouvait aussi avoir des motivations basiques, ordinaires, liées au fonctionnement de l’institution familiale. Celle-ci, loin de s’enfermer dans les affects uniquement positifs donnant faussement à voir une “stabilité” familiale,  est aussi un espace conflictuel entre ses différents membres encore aujourd’hui (Cresson, Mebtoul, 2010). L’auteur le dit clairement : s’engager à partir à la guerre avait pour but explicite un impératif de rupture avec le père. “Partir à la guerre, c’est aussi le moyen de rompre avec le père absent, une mère souffrante laissée à elle-même. Il s’agissait plus d’une fugue que d’un acte militant, une façon de punir le paterfamilias”. 

Mohammed mobilise avec finesse une ethnographie historique qui lui permet de décrire les  lieux, qui ont aussi valeur d’histoire, souvent occultés ou enfouis définitivement comme des résidus sans importance pour tous ceux qui n’ont pas connu de l’intérieur les affres de la guerre de Libération au quotidien. Il évoque avec une précision d’orfèvre ces espaces étouffants et clandestins, laissant des traces sur les corps incrustés de poux.

Ils permettaient aux combattants de s’y refugier en attendant l’ordre d’accomplir d’autres missions. Ces espaces de survie ou plutôt de non-vie, nommés les caches, qu’il identifie de façon tragique aux tombes au Maghreb, avaient une histoire d’ailleurs : “Ces caches étaient appelées Bikhirou” de formation de l’espagnol “pajero” ou “khabia”. Elles étaient conçues sur le modèle utilisé par les combattants au Viêt-Minh de la guerre d’Indochine menée contre la France.  

Le tragique, la brutalité, l’indignité, l’inattendu et l’inédit traversent l’histoire d’en bas décrite merveilleusement par l’auteur. Chaque détail devient un évènement important. Le quotidien aléatoire, incertain, opaque, énigmatique par certains côtés, est producteur de sens pour ceux qui le vivent du dedans; à l’inverse d’une rhétorique politique dominante ignorante des enjeux précis du quotidien, élaborée souvent  dans la distanciation sociale qui est une forme de mépris institutionnalisé. Pour les différents pouvoirs, le silence et les non-dits sur les drames multiples au quotidien subis par les personnes anonymes, sans capital relationnel et financier, permettent confortablement d’occulter ce que Didier Fassin (2020) nomme “l’inégales valeurs des vies”. 

Contraint à la mendicité pour se procurer 200 anciens francs, devait lui permettre un déplacement en train pour intégrer le domicile familial, après avoir été renvoyé sans raison précise, de façon autoritaire et absolue par ses responsables de la zone, où il a été affecté en qualité de “khatib” chargé de rédiger les rapports destinés à la hiérarchie politique et militaire. Il décrit de façon dramatique l’humiliation subie face  à la lâcheté de personnes connues pourtant de son entourage familial, le renvoyant comme un malfrat par leur refus de le soutenir financièrement…

La déshumanisation aveugle et terrifiante à l’égard de la personne se poursuit au cours de la détention politique pratiquée par le colonisateur. Elle est contenue dans ce mot cinglant, annonciateur à la fois de bestialité et de peur : “Paddok” qui signifie “le lit de la torture”. 

L’inattendu peut surgir dans le quotidien pour sauver la personne de la mort. Au cours de l’interrogatoire avec un officier français, Mohammed lui rappelle fort à propos, se souvenant de ses lectures, que la résistance française a été aussi prégnante dans la lutte contre le fascisme allemand. Cette interaction inédite aura été suffisante pour opérer un retournement heureux de la situation, mettant fin à la condamnation à mort de Mohammed. 

L’ouvrage De mémoire d’homme. Une vie, deux combats, mériterait sans doute d’autres commentaires plus précis, notamment sur la deuxième partie de son histoire du présent, plus courte, se rapportant davantage au devenir des science sociales qui ne peuvent se suffire d’un volontarisme le plus puissant, soit-il, sans débats contradictoires dans la société, indissociables de la démocratie, nous dit l’auteur. Rêvons d’un autre livre du professeur Nadir Marouf, nous décrivant de façon aussi claire et saisissante toutes les péripéties au quotidien concernant la formation des étudiants et la recherche en sciences sociales menées à Oran à partir de l’année 1968.

Références bibliographiques
Agambien G., 1997,  Homosacer, le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil.
Arendt A., 1974, Vies politiques, Paris, Gallimard.
Cresson G., Mebtoul M., 2010, (sous la direction), Famille et Santé, Rennes,  Presses de l’EHESP.
Derrida J., 1999, Sur parole. Instantanés philosophiques, Paris, éditions de l’Aube.
FassinD. , 2020, La valeur des vies. Ethique de la crise sanitaire, revue Par ici la sortie, 4-10.
GodelierM., 2015, L’imaginé, l’imaginaire&le symbolique, Paris, CNRS, éditions.
Lefebvre H., 1968, La vie quotidienne dans le monde moderne, Paris, Gallimard.
Mouffe C., 2008, L’illusion du consensus, Paris, Albin-Michel.
Lazali K., 2018, Le trauma colonial. Enquête  sur les effets psychiques et politiques de l’offense coloniale en Algérie, Alger, Koukou.

  • Editorial Un air de "LIBERTÉ" s’en va

    Aujourd’hui, vous avez entre les mains le numéro 9050 de votre quotidien Liberté. C’est, malheureusement, le dernier. Après trente ans, Liberté disparaît du paysage médiatique algérien. Des milliers de foyers en seront privés, ainsi que les institutions dont les responsables avouent commencer la lecture par notre titre pour une simple raison ; c’est qu’il est différent des autres.

    • Placeholder

    Abrous OUTOUDERT Publié 14 Avril 2022 à 12:00

  • Chroniques DROIT DE REGARD Trajectoire d’un chroniqueur en… Liberté

    Pour cette édition de clôture, il m’a été demandé de revenir sur ma carrière de chroniqueur dans ce quotidien.

    • Placeholder

    Mustapha HAMMOUCHE Publié 14 Avril 2022 à 12:00