Culture Karim Ouaras, professeur de sociolinguistique À L’UNIVERSITÉ D’ORAN

“Les graffitis participent à documenter notre mémoire collective”

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Yasmine AZZOUZ Publié 26 Janvier 2022 à 09:06

© D.R
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Professeur de sociolinguistique et d’analyse du discours à l’université Oran 2, Karim Ouaras revient, dans cet entretien, sur la pratique du graffiti, à laquelle il consacre depuis une quinzaine d’années plusieurs publications, dont un numéro thématique de la revue Insaniyat qu’il a coordonné au Crasc en 2019. Omniprésents dans l’espace public, les graffitis, selon Ouaras, “renseignent sur les dynamiques sociales et les enjeux qui les sous-tendent”.

Liberté : Les graffitis sont votre sujet de recherche depuis plusieurs années. Cela avait commencé par votre mémoire de magistère suivi de nombreuses études publiées dans des revues académiques. Pourquoi cette pratique artistique “underground” vous interpelle-t-elle ? 

Karim Ouaras : Effectivement, mon intérêt pour les graffitis remonte à une quinzaine d’années. Cette pratique sociale m’a toujours interpellé par les langues et les signes qu’elle mobilise dans l’espace public et par la grammaire qu’elle imprime aux espaces habités en leur donnant une dimension hautement sémiotique et discursive. Elle nous renvoie aussi de précieuses indications sur la société algérienne et les dynamiques qui la traversent constamment, comme elle participe à documenter notre mémoire collective. La permanence et la résilience de cette pratique scripturale sont une source intarissable de questionnements.
Mes premiers pas dans ce domaine s’apparentaient à une réelle aventure scientifique dans le sens où il n’y avait pas suffisamment de travaux consacrés aux graffitis contemporains en contexte algérien, alors que le terrain était foisonnant en termes de données. C’est de cette lacune ou insuffisance qu’est né mon intérêt scientifique pour cette pratique sociale qui interpelle sans cesse nos regards et nos certitudes.
 
Pourquoi y a-t-il pénurie de connaissances dans ce domaine ? Pourquoi cette pratique langagière n’a pas suffisamment intéressé la recherche locale ?

C’est à la recherche locale de s’y intéresser, et non l’inverse. Les objets scientifiques ne s’offrent pas, ils se construisent. La présence intense des graffitis dans l’espace public, leur expressivité, leur plasticité et leurs discursivités sont censées être d’un intérêt particulier pour les sciences sociales et humaines dans la mesure où ils renvoient à un agglomérat de pratiques dont le traitement devient une urgence scientifique. Si cette pratique a fait couler beaucoup d’encore ailleurs, elle demeure incomprise chez nous. Elle a longtemps été considérée, et l’est encore hélas, comme une souillure ou un simple gribouillage, donc indigne d’intérêt. Autrement dit, c’est une pratique qui n’a pas de “légitimité scientifique”, ce qui est complètement faux. Prise entre le regard stigmatisant du sens commun qui n’en voit que gribouillage, vandalisme et paroles déviantes, et la sphère scientifique qui peine à l’approcher comme un objet scientifique à part entière, cette pratique constitue de ce fait l’un des impensés majeurs de la littérature scientifique locale, alors qu’elle opère comme l’une des expressions effectives des mutations linguistiques, culturelles, politiques et socio-spatiales de nos sociétés.

Dans votre étude publiée dans L’Année du Maghreb en 2015, vous dites que les graffitis sont une manière, pour leurs auteurs, de “signifier leur présence” dans l’espace public…

Effectivement, il y a un effort constant de “visibilisation” et de “théâtralisation” de l’acte langagier pour signifier une présence dans l’espace public. Par leur déploiement scriptural et graphique, les graffiteurs donnent une matérialité aux rapports qu’ils entretiennent avec les espaces habités et toutes les dynamiques qui les façonnent. Ils s’approprient les espaces et les supports pour en faire une tribune d’expression qui mette en valeur leurs discours en adoptant une démarche plurilingue (langues locales et étrangères) et plurigraphique (graphies arabe, latine et tifinagh). Ajouter à cela, leur pratique se révèle sous forme de représentations figuratives (dessins, caricatures, peintures, fresques, calligraphie et pochoirs).
Avec toutes ces caractéristiques, le graffiti s’impose comme l’un des modes d’expression socio-politique les plus répandus dans l’espace public. Son omniprésence dans l’espace public, qui très souvent apparaît comme une banalité chez nous, renseigne sur les dynamiques sociales et les enjeux qui les sous-tendent. Cette pratique donne corps à la libre expression des opinions et visualise les rapports de domination et de contrôle dans la société. L’anonymat qui la caractérise lui permet de dire la société, ses maux et ses malaises autrement. 

Se sentent-ils exister uniquement par des actes perçus comme étant à contre-courant des normes sociales ? 

Pas seulement, il y a aussi le côté performance artistique surtout pour les auteurs spécialisés dans le street art. Mais traditionnellement, le graffiti est synonyme de transgression. Il n’est pas fait pour plaire ! Son essence subversive, dissidente et transgressive est effectivement dérangeante pour les ordres normatifs qui régissent la société algérienne, d’où d’ailleurs les récurrentes campagnes d’effacement qui s’abattent sur elle pour la faire taire. C’est dans ce sens aussi que de nombreuses tentatives de récupération, de détournement et de “domestication”, sous différentes formes, guettent en permanence cette pratique pour la contenir et édulcorer ses discours “politiquement incorrect”, à défaut d’assujettir ses auteurs insaisissables. 
L’espace public est le lieu de pouvoir par excellence. La visibilité et l’omniprésence des graffitis dans ce lieu sont perçues comme une menace à l’ordre établi. Insaisissables et difficiles à contrôler, les graffitis servent d’instrument de contre-discours et de contre-pouvoir, mais ils peuvent aussi servir d’instrument de propagande pour contrer une dynamique contestataire ou révolutionnaire. 

Ce que les graffiteurs recherchent, serait-ce finalement cette interaction qu’ils suscitent chez les autres, et dont ils dessinent les contours en quelque sorte, puisqu’ils en sont les destinateurs ? 

Évidemment, en marquant artistiquement et discursivement l’espace public, les graffiteurs recherchent une certaine reconnaissance auprès des usagers et arpenteurs de la ville. L’interaction est inhérente à leur pratique, dans la mesure où celle-ci est destinée à être vue et commentée. Par exemple, les fresques murales réalisées dans plusieurs espaces désaffectés à Alger et ailleurs témoignent de cette envie d’aller vers l’autre en apportant des couleurs et des mots à son espace. Ainsi, la pratique de la marge embellit les espaces de la norme en leur redonnant la dimension sociale et symbolique qui est censée être la leur. Émergente, la tendance esthétisante de l’espace public, symboliquement réapproprié, génère des réactions tantôt positives, tantôt négatives. Tout dépend de l’angle de vue ! Il va sans dire que ces actions esthétisantes participent d’une tendance planétaire qui devient à beaucoup d’égards une attraction marchande. Nombreux sont les graffiteurs qui acceptent bon gré, mal gré de s’insérer dans ces circuits marchands de l’art urbain que mettent en place les politiques publiques, mais beaucoup d’autres qui se revendiquent du graffiti et du street art “Old School” s’en méfient et refusent de se soumettre aux promesses professionnalisantes que les politiques leur miroitent et à toutes les tentatives de contrôle qui les guettent. Ces derniers préfèrent la voie du militantisme artistique engagé et engageant, car ils considèrent que leur pratique scripturale va au-delà de la dimension artistique qui est la sienne pour se saisir de problématiques d’ordre socio-politique, idéologique, linguistique, culturel, identitaire et existentiel.
 
Pourquoi, selon vous, cet art urbain est encore mal vu, parfois même si le message derrière est anodin, à visée artistique ou même éducative ?

Les attitudes vis-à-vis des graffitis sont souvent négatives et cela est dû en grande partie au déterminisme des représentations sociales et aux œillères qu’elles nous imposent pour regarder le monde. On en voit que de l’incivisme et de la déviance. Ce regard est tronqué et trompeur, même si la pratique du graffiti peut parfois porter atteinte à bien des choses (monuments protégés, sites archéologiques et autres). 
Ce qui est valable pour les graffitis est valable pour toutes les autres pratiques et expressions sociales. Ceci étant dit, partout dans le monde, les graffitis sont perçus comme une dégradation des biens publics et privés, une déviation et/ou une pollution visuelle. Aujourd’hui, les choses ont bien sûr évolué. Il y a même des musées et des galeries d’art dédiées à cette pratique qui a des ramifications élitistes. Après avoir longtemps combattu, par l’effacement, cet art indésirable qui vient perturber ses rituels commerciaux, la communication publicitaire en fait aujourd’hui un allié commercial presque incontournable. Le secteur immobilier s’y intéresse de plus en plus, car les immeubles qui servent de support l’art urbain dans plusieurs métropoles occidentales prennent de la valeur et attirent des acquéreurs. Cet art permet aussi de revivifier les lieux désaffectés des villes pour en faire des espaces économiques alternatifs et créatifs. Les villes imprégnées d’art et de couleur deviennent une attractivité touristique générant d’énormes profits. 

Paradoxalement, même si elles sont marginalisées, les pratiques langagières urbaines sont celles qui représentent le mieux la diversité et la dynamique sociale sur les plans culturel, linguistique, identitaire, etc.

Tout à fait. Ces pratiques langagières opèrent comme un baromètre social qui rend compte de la diversité caractérisant la société algérienne sur le plan linguistique, culturel, identitaire, politico-idéologique et autre. En somme, nos graffitis nous ressemblent et disent crûment ce que nous sommes au point de bousculer les projections homogénéisantes de tous bords. Quand la diversité se dévoile et s’affiche, elle dérange. Les ordres normatifs font tout pour bâillonner ses expressions, mais les graffitis parviennent toujours à y échapper pour dire cette diversité autrement.

 

Entretien réalisé par : Yasmine Azzouz

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