Culture MIKAÏL CHEBEL, PRÉSIDENT DE LA FONDATION MALEK-CHEBEL

“Mon père et Arkoun ont ouvert la voie à l’excellence intellectuelle”

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Yasmine AZZOUZ Publié 29 Mai 2021 à 21:22

© D. R.
© D. R.

Le fils de l’islamologue, anthropologue et penseur  algérien est à  la  tête de la fondation portant le nom  de son  père, créée en  2017.  Dans  cet entretien, il revient  sur  les  fondements  de  la  pensée  de Malek  Chebel, notamment le concept d’islam des Lumières, la situation de l’islam en France, ainsi  que sur l’apport des travaux d’Arkoun et de Chebel, qui ont ouvert la voie à “la recherche académique et d’excellence intellectuelle”.

Liberté : La Fondation Malek-Chebel a organisé dernièrement une rencontre-débat autour de “l’islam des Lumières” sur la base des travaux de votre père qui en est l’un des principaux théoriciens. Dans quel contexte votre initiative intervient-elle ?
Mikaïl Chebel : Le contexte est très particulier. L’assassinat de Samuel Paty a profondément marqué les consciences, d’un côté pour la barbarie de l’acte en lui-même et, d’un autre côté, car symboliquement, ce sont l’école de la République et le modèle d’intégration, d’égalité des chances et d’universalisme à la française qui sont attaqués et meurtris. La force symbolique de cette attaque marque un tournant dans la perception de l’islam en France. 
D’après une récente étude de Dominique Reynié (politologue, NDLR), 62% des Français considèrent l’islam comme une menace… Le constat est le même chez plus de 50% des sympathisants de gauche, ce qui est d’autant plus étonnant pour un courant de pensée habituellement ouvert sur l’altérité et la diversité. En somme, la prégnance de la question islamique en France remet en cause l’universalisme et l’humanisme à la française. La question se pose : comment rester fidèle aux valeurs qui font la beauté de la France à l’heure où la société sent que son modèle et ses valeurs sont en péril. La réponse se fera par la pédagogie et l’éducation. Pédagogie pour expliquer d’une part ce qu’est l’islam, d’autre part ce qu’est la République et réaffirmer avec force que l’islam est soluble au sein du projet républicain. Éduquer aussi sur ce qui relève de l’islam et ce qui relève de tradition fossile incompatible avec la modernité. Il s’agit également de sensibiliser sur ce que sont les lumières de la civilisation islamique à travers l’histoire et sur la richesse que représente le dialogue des cultures dans des champs aussi divers que la pensée, la littérature ou les pratiques artistiques contemporaines. 

Justement, à la lumière du projet de loi contre le séparatisme, voté en avril dernier en France, quel regard portez-vous ce texte décrié par la communauté musulmane ?
La nation française est traumatisée par les attentats à répétition qui la frappent et qui l’endeuillent. Si la France doit se doter d’un arsenal juridique afin d’endiguer les violences et donner aux renseignements généraux les moyens de déjouer les prochaines attaques, alors il est normal de légiférer sur le sujet. On peut toutefois déplorer la teneur des débats qui ont accompagné les discussions autour du projet de loi : entendre la civilisation islamique ramenée à des histoires de certificats de virginité, d’excision et de polygamie est désagréable et surtout faux. Tout cela n’est pas l’islam que nous vivons au 21e siècle.
Plus globalement, la problématique tient dans la polarité qui tiraille la société : d’un côté, certains adeptes d’un ethno-nationalisme radical entretiennent la confusion entre les problématiques à la marge de l’islam et l’islam lui-même. De l’autre, les prêcheurs de haine fondamentalistes distillent leur idéologie radicale auprès de citoyens vivant dans un contexte socioéconomique difficile. Le discours de ces deux extrêmes convergent et s’alimentent même mutuellement au détriment de la cohésion nationale. Face à ces porteurs de division, il est primordial de tenir la ligne de crête et de proposer une éthique de fraternité et d’humanisme.

Votre initiative répond-elle donc à un besoin urgent de revenir à cet islam de tolérance et d’ouverture que promouvait Malek Chebel, et qui est méconnu en France et en Occident ?
Dire que l’islam est une religion de paix, de fraternité et de partage ne suffit plus. Un islam obscurantiste sévit, il faut le combattre. Le travail de contre-discours qu’a effectué Malek Chebel à travers des ouvrages comme L’islam et la raison ; Le combat des idées ou L’inconscient en l’islam constituent des outils absolument décisifs dans l’entreprise de pacification qui doit être réalisée. Malheureusement, les problématiques qui sont à la marge de l’islam contemporain – violence, islamisme radical et fondamentalisme – occupent pratiquement l’intégralité de son espace de représentation : dans les médias, dans les débats universitaires, dans la production littéraire. Tant et si bien qu’il ne reste que peu de latitude pour présenter les aspects positifs que portent la tradition et la civilisation islamiques. Une grande partie de la carrière intellectuelle de Malek Chebel célèbre justement les lumières de l’islam, qu’il est primordial de diffuser. On citera notamment L’Encyclopédie de l’amour en islam ; Traité du raffinement ; Sagesses d’islam ; L’imaginaire arabo-musulman ; Les grandes figures de l’islam ; Dictionnaire amoureux de l’islam. 

Selon vous, quels sont les fondements de l’islam des Lumières prôné par Chebel, mais aussi d’autres intellectuels ?
L’islam des Lumières trouve ses fondements dans la notion de “lumière” au sein de la tradition islamique, que de nombreux savants et intellectuels musulmans ont interprétée comme une incitation à la connaissance. Notamment dans le verset 35 de la sourate XXIV où l’on retrouve le célèbre aphorisme “Lumière sur lumière, Nur ‘ala Nur”, une expression coranique que le Prophète aurait expliquée à partir de l’idée “émanantiste” de l’effusion (faydh) en expliquant que “Dieu a créé le monde dans les ténèbres, puis il versa sur lui Sa lumière”.
Les incitations à la connaissance sont nombreuses dans les sources premières de l’islam. Les incitations aux changements et à l’évolution le sont également. On citera notamment le verset 11 de la sourate XIII : “Ainsi, Dieu ne change pas la condition des gens à moins qu’ils ne prennent eux-mêmes la décision de changer.” Les populations musulmanes ont ainsi de fortes aspirations au changement et au renouveau. Il s’agit de trouver de manière endogène à leur culture les conditions qui le permettent, sans s’interdire de s’inspirer des progrès que peuvent porter d’autres cultures environnantes. Ainsi, il est bon de s’approprier les formidables acquis de l’esprit du siècle des Lumières des pays européens, qui ont porté des avancées spectaculaires de la conscience humaine : primauté de l’esprit critique et approfondissement du savoir par l’élaboration d’une méthode ayant le goût de l’anticipation et de la controverse. L’ambition n’étant pas de calquer un modèle, il s’agit de prendre ce qu’il y a de meilleur dans la progression de la conscience humaine, à l’instar du mouvement Nahda. Ce courant de pensée progressiste et réformiste, au XVIIIe siècle dans les pays arabes, s’interrogeait déjà sur les éventuelles évolutions que l’islam fossile de l’époque devait connaître afin de répondre aux défis qui l’attendaient.

Chebel et Arkoun ont en commun cette vision d’un islam qui “s’appuie sur le travail de la raison et capable de s'insérer dans le monde d'aujourd'hui et de demain”. Pensez-vous qu’ils y sont arrivés ou qu’ils ont, du moins, ouvert le chemin à un travail qui sera concrétisé par les générations futures ?
Malek Chebel et Mohammed Arkoun sont de grands penseurs dont l’Algérie peut être fière. Ils ont ouvert une voie de recherche académique et d’excellence intellectuelle. L’islam des Lumières, l’islamologie appliquée, une lecture éclairée des textes sacrés : le legs de ces deux éminents intellectuels restera celui du questionnement scientifique, du juste usage du scepticisme et de l’exercice de l’esprit critique qui refuse d’accepter les choses sans les avoir passées au crible de la raison. C’est désormais collectivement qu’il nous incombe d’être des passeurs. Malek Chebel à travers sa carrière n’a eu de cesse d’explorer les points de tension, les zones d’ombre et “les nœuds gordiens” de l’histoire de la civilisation
islamique : l’esclavage en terre d’islam, la liberté individuelle, le raffinement, l’imaginaire, l’amour, la sexualité, le désir, la virginité, la circoncision… Ces thématiques, qui étaient auparavant des impensées et des tabous, ne sont désormais plus des domaines inexplorés. Laisser un vide intellectuel offre la possibilité aux idées obscurantistes de s’y développer. Aborder les sujets délicats revient à investir les angles morts par la connaissance et le savoir. 

Malek Chebel était le premier à aller au-delà de la théorie en proposant, avec son manifeste, vingt-sept propositions pour “réformer l’islam”…
Les 27 propositions du Manifeste pour un islam des Lumières visent à faire évoluer la pratique et la posture des musulmans face aux défis que pose la modernité, avec la préoccupation de voir l’islam et le monde musulman faire leur aggiornamento. 
La grande majorité des musulmans souhaite une meilleure intégration au monde. Mais comment dépasser la frilosité face à l’évolution qu’entretiennent certains hiérarques hostiles à une évolution des équilibres de pouvoir par instinct de préservation ?
Nul ne peut l’arrêter dès lors que les jeunes croient fermement à cette évolution, la vivent comme une réalité quotidienne et aspirent à la voir se généraliser au plus vite. Cela passera par une réévaluation du statut de la femme au sein de la société, l’autonomisation du pouvoir politique vis-à-vis du pouvoir religieux, l’émergence du sujet face au clan et à la famille, la liberté de conscience et la liberté de pensée. Les propositions formulées par Malek Chebel n’ont pas vocation à réformer l’islam sui generis, l’islam en tant que religion ou les fondements de la foi des croyants (al-imân), mais bien l’application de l’islam, et plus largement tout acte social du musulman, au sein de nos sociétés modernes. Plusieurs lignes de force se dégagent : 
1) marier foi et raison et rappeler que l’islam a toujours concilié croyance ancestrale avec éthique de progrès ; 
2) porter une éthique de l’intégrité et de la dignité au sein de la classe dirigeante comme au sein de la société civile.
3) une forte éthique de la paix représente sans aucun doute l’une des plus fortes aspirations des populations musulmanes. Il est urgent de faire émerger la voix du respect et la philosophie de la non-violence, en sachant que ces concepts ne sont nullement étrangers à l’imaginaire musulman. 

Malgré cela, Malek Chebel n’était pas très médiatisé ni invité dans son propre pays à participer aux débats autour de l’islam. Comment a-t-il vécu cette marginalisation ?
Malek Chebel est toujours resté très proche de son pays natal et de sa famille qu’il a toujours chérie. Il a célébré l’Algérie dans plusieurs ouvrages, notamment son Dictionnaire amoureux de l’Algérie. C’est aujourd’hui à la société civile et à la Fondation Malek-Chebel de porter la diffusion de sa pensée autour de la civilisation arabo-musulmane notamment par la traduction de ses ouvrages en langue arabe. Il était question d’initier avec le ministère de la Culture algérien un programme de traduction portant sur dix des quarante œuvres de Malek Chebel. L’objectif est de donner accès à tous les Algériens, aussi bien francophones qu’arabophones, à l’œuvre de leur compatriote et de contribuer au rayonnement de la pensée algérienne au sein du monde arabe. Il convient de poursuivre les efforts initiés dans ce sens. 

Votre  fondation, qui  porte  le  nom  de  votre père, a  pour  objectif de contribuer via un travail  universitaire  à “ la  promotion  d’une  vision éclairée de la société et du monde”…
Il  faut  sensibiliser  la  jeunesse  aux  humanités  aussi  bien  occidentales qu’arabes (adab), à l’art, à la musique, à la poésie, aux belles lettres, car c’est la meilleure manière d’immuniser les esprits contre les porteurs d’un discours de haine. Notre programme d’action se divise en deux objectifs très simples : encourager, par la connaissance académique, le développement d’une meilleure connaissance du fait islamique ; promouvoir une vision ouverte, tolérante et progressiste du culte des musulmans afin de déculpabiliser les consciences.

Plus pragmatiquement, nous initions un grand partenariat de réflexion avec l’université de Sherbrooke (Canada), son centre de recherche société, droit et religions (SoDRUS) et la chaire Unesco prévention de la radicalisation (Unesco-Prev). En même temps, le palais de la culture Malek-Chebel à Skikda (Algérie) et son directeur M. Boudmer nous accompagnent pour faire connaître l’œuvre de l’intellectuel et le parcours de l’homme. Je dois dire, à ce titre, qu’il fait un excellent travail. Nous nous réjouissons aussi de voir des initiatives naître un peu partout, notamment de jeunes chercheurs choisissant comme sujet de recherche l’approfondissement de thématiques issues de l’œuvre de Malek.
 

Propos recueillis par : YASMINE AZZOUZ

 

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