Culture Habib Tengour, écrivain

“Rachid Mimouni ou la quête du vrai”

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Yasmine AZZOUZ Publié 21 Février 2021 à 20:32

© D.R
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Écrivain du “désenchantement” comme il aimait à le dire, Rachid Mimouni était la figure de proue de la littérature contestataire algérienne des années 80/90. Son œuvre romanesque reste, 26 ans après sa mort, encore d’actualité politiquement, socialement et culturellement. Dans cet entretien, Habib Tengour, son ami et compagnon de longue date, revient sur son écriture, les soubassements de celle-ci, ainsi que sur la censure “non officielle” dont ses romans ont fait l’objet.

Liberté : Nous commémorons en ce mois de février le 26e anniversaire de la disparition de Rachid Mimouni. Qu’évoque pour vous, poète et ami de l’écrivain, cette figure de la littérature algérienne ?

Habib Tengour : Rachid Mimouni était un copain, un complice, un confrère et un grand écrivain, un romancier dont les textes résistent à l’usure du temps, je le sais pour avoir relu toute son œuvre il y a deux ans, à l’occasion du colloque qui lui était consacré à Boumerdès. Nous appartenons à la même génération d’écrivains des années 80, celle de Tahar Djaout, Rabah Belamri, Yamina Mechakra, Hamid Skif et d’autres. Je m’aperçois que je suis un des rares survivants. Rachid Mimouni a été, à juste titre, l’auteur le plus célébré tant en Algérie qu’à l’étranger. Aujourd’hui que d’autres noms monopolisent la scène médiatique, il est nécessaire de le lire (le relire pour certains) pour comprendre ce qu’il nous dévoile de nous-mêmes. Le temps, impitoyable pour nombre de gloires du moment, bonifie son œuvre.
 
L’œuvre de Rachid Mimouni est toujours d’actualité politiquement, socialement, culturellement… Comment expliquez-vous cette écriture qui arrive encore à nous parler, plus de 26 ans après la mort de l’écrivain ?

Si l’écriture de Rachid Mimouni arrive encore à nous parler, c’est que tout d’abord l’écrivain travaillait ses textes. L’écriture n’est jamais approximative ou relâchée. On peut relire ses textes en y prenant plaisir et y trouver encore matière à réflexion, tant sur la situation politique du pays que sur les enjeux de l’écriture elle-même. L’auteur n’a pas cédé aux séductions des médias. Il a poursuivi consciencieusement sa quête acharnée de vérité, cherchant à comprendre notre “drame national”, La Malédiction qui frappait le pays depuis l’indépendance.

Son triptyque (Le Fleuve détourné, Tombéza et L’Honneur de la tribu) est une critique acerbe du pouvoir. Pourtant, c’est au travers de la vie quotidienne des petites gens que s’opère cette confrontation entre l’intellectuel qu’il était et les sphères politiques…

Il faut replacer ces textes dans la conjoncture des années 80. Après l’indépendance du pays, l’objectif principal était de sortir du sous-développement promis à l’horizon 80. La plupart des intellectuels et artistes avaient adhéré à cet objectif. Or l’horizon 80 s’avéra un mirage. La langue de bois du régime ne pouvait plus cacher la réalité catastrophique : le pays s’enfonçait dans le sous-développement sous toutes ses formes. C’est alors que la critique du pouvoir se fit entendre de plus en plus, et Rachid Mimouni, par le souffle puissant de ses textes, a été celui qui porta haut cette critique. C’est ce qui lui a fait dire en 1991 : “Je crois que je fais partie, au niveau du Maghreb, de cette génération d’écrivains du désenchantement.”

Vous expliquiez, lors de votre intervention au colloque qui lui a été consacré en 2018, que Mimouni faisait passer ses messages au travers des exergues de ses romans, tels que Le Fleuve détourné et La Malédiction…

En effet, dans cette communication, je me suis intéressé aux exergues de Mimouni disant qu’un auteur les utilise pour plusieurs raisons, soit comme référence ou indication de lecture, soit comme hommage à des écrivains considérés, soit par simple coquetterie. Dans Le fleuve détourné paru chez Robert Laffont, à Paris en 1982, Rachid Mimouni mettait en exergue un propos de Abdelhamid Ben Badis : “Ce que nous voulons, c’est réveiller nos compatriotes de leur sommeil, leur apprendre à se méfier, à revendiquer leur part de vie en ce monde, afin que les suborneurs ne puissent plus exploiter l’ignorance des masses.” Ben Badis était à l’époque la caution culturelle et identitaire du pouvoir ; aussi le mettre en avant dans un roman subversif était peut-être une manœuvre tactique pour amadouer la censure de l’édition algérienne qui avait refusé le manuscrit. Mais c’était surtout affirmer que la critique des dérives du régime n’était pas une posture étrangère à la culture nationale. Se revendiquer de Ben Badis c’était poursuivre l’objectif de réformer la société algérienne malade des maux de la colonisation et de l’ignorance. En cela, c’était attaquer brillamment un pouvoir dans ses retranchements. Dans La Malédiction (Stock, 1993), la conjoncture politique n’est plus la même. Le texte est écrit dans la tourmente de la décennie noire, et Mimouni dédie le livre à Tahar Djaout qui venait d’être assassiné quelques mois plus tôt. La dédicace est suivie du verset 32 de la Sourate V Al-Ma’ïda fustigeant le meurtre. Mimouni affirmait ainsi son rejet de “la barbarie intégriste” et son adhésion à un islam tolérant et ouvert.

Dans Tombéza, les dernières heures la vie de son personnage sont l’occasion de revenir sur le passé de tout le pays depuis l’indépendance. Un style que les critiques ont fini par appeler le “va-et-vient”. Comment analyseriez-vous son rapport à ces deux temporalités ?

Chaque romancier se caractérise par un traitement particulier du temps qui n’est plus la linéarité du roman classique. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un “va-et-vient” mais d’une introspection où la temporalité se trouve chahutée. C’est la complexité et la subtilité de ce traitement du temps qui donne toute sa force au style de l’auteur. Kateb Yacine avait ouvert la voie avec Nedjma.

Sous sa plume, toutes les franges sociales, dominés et dominants, citadins et paysans, sont passées au crible. Est-ce cela finalement le rôle d’un vrai écrivain ? 

Une citation souvent reprise – “Je crois à la littérature comme cheval de Troie pour corroder de l’intérieur la citadelle des mystificateurs qui nous affirment que notre ciel est toujours bleu” – définit bien notre écrivain dont l’engagement ne fait aucun doute. L’époque l’obligeait à s’insurger contre les injustices qui n’ont fait que s’accroître depuis. Toutefois, dénoncer les tares de sa société, pour utile et salutaire que cela soit, ne suffit pas à faire un écrivain. C’est parce que les écrits de Rachid Mimouni vont au-delà de la simple dénonciation que nous avons affaire à un “vrai écrivain” comme vous dites. Il a un style qui lui est propre, un univers qui s’est construit au fur et à mesure des textes et qu’une mort précoce a interrompu.

Il disait d’ailleurs : “Voir l’écrivain comme quelqu’un qui donne à la société une image d’elle-même qu’elle assume ou qu’elle refuse”…

Le propos ne fait que corroborer l’engagement de l’auteur. L’écrivain est celui qui dit la vérité. Rachid Mimouni s’inscrivait tout entier dans cette quête du vrai.

Le Fleuve détourné et Tombéza ont été interdits pendant plusieurs années en Algérie. Pourtant, ce sont quelques-uns des romans phares de la littérature algérienne. Leur censure a-t-elle contribué à leur succès ? 

La censure, d’où qu’elle vienne, est toujours stupide. Rachid Mimouni en fait état dans un entretien : “Mes livres, surtout les premiers, ont provoqué des enquêtes des services de police, ils interrogeaient les gens de mon entourage, mes amis, l’institut où je travaillais. C’est très amusant de voir quel est le contenu de l’enquête, j’essaie de le montrer dans Une peine à vivre. Les gens du pouvoir n’ont aucune sensibilité à la culture.” Les censeurs sont les courtisans du régime qui ne veulent surtout pas que l’on dise publiquement “le roi est nu”. 

C’est ce que fait l’enfant et ce que fait l’écrivain en toute simplicité… Officiellement, il n’y avait pas de censure. Mais les livres n’étaient pas commercialisés dans le pays. Les éditions Laphomic à Alger ont publié ces deux livres quelques années plus tard. À vrai dire, malgré l’interdiction, les livres circulaient ; on les lisait et on en discutait entre nous. La censure a évidemment attiré l’attention sur les livres, mais leur succès est dû à leur qualité. C’était – et c’est toujours – des livres forts.

 

Propos recueillis par : Yasmine Azzouz

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