Culture il y a 59 ans, MOULOUD FERAOUN était ASSASSINÉ PAR L’OAS

Tizi Hibel se souvient du fils oublié de l’algérie

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Samir LESLOUS Publié 15 Mars 2021 à 09:18

© D. R.
© D. R.

Son nom a fini, certes, par être gravé en lettres d’or dans la littérature universelle en général, et algérienne en particulier, mais avant qu’on lui reconnaisse la noblesse de l’esprit, le génie et l’engagement de son œuvre, ailleurs déjà qualifiée “d’œuvre révolutionnaire majeure”, le travail a été des plus laborieux. Censuré sous le colonialisme qui a fini par le liquider physiquement, le 15 mars 1962, Mouloud Feraoun, puisque c’est de lui qu’il s’agit, a continué, longtemps après l’indépendance de l’Algérie, et donc après sa mort, à être l’objet de polémique et même de féroces campagnes de lynchage visant à le taxer, coûte que coûte, d’“assimilationniste”.

Son fils Ali et sa fille Fazia, qui étaient, cette semaine, les invités du forum “Si Tizi akin” de la radio Tizi Ouzou, sont longuement revenus sur l’œuvre monumentale du Fils du pauvre qui a été doublement victime plus d’un demi-siècle durant.  

“Le fils du pauvre n’a pas été publié en entier par les éditions du Seuil. Certaines parties ont été supprimées, notamment les parties de la fin, celles qui parlaient de la guerre et de la Seconde Guerre mondiale où on voit finalement que la France n’est pas un si glorieux pays puisqu’il se fait battre par l’Allemagne. C’est un tiers du livre qui a été supprimé, puis même dans la partie qui a été conservée il y a eu de petits passages qui ont été enlevés et ce qui est resté du Fils du pauvre c’est juste une petite histoire qui change son message”, a expliqué, d’emblée, Fazia Feraoun, la fille de l’auteur du Fils du pauvre et néanmoins sociologue à l’université d’Alger.

Selon elle, lorsque la grande édition du Seuil a proposé à Feraoun de rééditer son livre Le fils du pauvre, il aurait accepté d’apporter des modifications pour pouvoir entrer dans cette maison d’édition mais comme les maisons d’édition ne sont pas neutres, il y a eu des manipulations. “La raison : que le livre soit en format poche et pour ce faire, il fallait donc nécessairement enlever des pages et modifier certains chapitres sans nuire à l’histoire, mais en réalité des passages importants notamment ceux faisant passer le message de l’auteur ont été supprimés.

Tout cela n’était qu’un prétexte parce qu’il y a des luttes idéologiques discrètes”, a-t-elle soutenu.  Autrement dit, n’était cette censure, l’engagement de son père aux côtés des siens ne souffrait aucune équivoque. Pour preuve, elle rappelle  qu’en réalité dans Le fils du pauvre, un texte écrit en 1948, soit trois années après les massacres de 1945, Feraoun disait explicitement que cela fait trois ans qu’on essaye de nous tromper, qu’on ne nous écoute pas et qu’on nous prend pour des abeilles qui bourdonnent alors qu’il y a des massacres chez nous.

“Feraoun dit directement allons-nous rester comme ça et ne rien faire devant ces massacres ? Dans ce cas nous aurons une paix de charlatans et nous l’aurons bien mérité, ou bien nous ne nous laisserons pas faire et à force de lutter, de nous battre et de laisser de notre sang, ne verrons-nous pas luire le soleil dont parlent les poètes ? C’est là une littérature de combat. C’est certes un humaniste mais il voit qu’il faut combattre et mourir pour arracher notre liberté”, a souligné Fazia Feraoun.

Pour elle, il est, ainsi, clair que son père s’est prononcé dès qu’il a commencé à écrire son premier livre en 1948. “Et par la suite, Feraoun n’a pas eu de modification dans sa pensée qui était claire depuis le début”, a-t-elle ajouté. Un argument appuyé par l’écrivaine et universitaire, Lynda Chouiten qui a soutenu que si la littérature de Feraoun n’était pas une littérature de remise en cause, on n’aurait pas spolié son premier roman de 70 pages. “C’est bien la preuve qu’il était subversif. Sinon on n’aurait pas senti le besoin d’expurger son roman d’une bonne partie. Dans son Journal il est très explicite et il se positionne clairement du côté des Algériens”, a-t-elle affirmé.  

Promonitoire
Pour sa part, Ali Feraoun qui dirige la fondation portant le nom de son défunt père, Emmanuel Roblès, ce pied-noir d’Oran, d’origine espagnole, était pour beaucoup dans ce que Feraoun n’était pas. “Pendant 50 ans, Emmanuel Roblès, qui dirigeait les éditions du Seuil, donnait une image fausse de Feraoun.” “Cette conclusion est partagée par José Lenzini qui, lorsque je voulais faire un livre sur le centenaire de Feraoun en 2013, il a sonné à ma porte et m’a dit avoir connu Feraoun à travers Albert Camus sur qui il a écrit 6 ou 7 livres.

Lenzini m’a dit que tout le monde dit que Feraoun est l’ami de Camus et moi je vois que Feraoun est le contraire de Camus parce que Camus depuis sa naissance regardait l’Algérie française et Feraoun depuis qu’il existe regardait l’indépendance, puis encore que tout le monde dit qu’Emmanuel Roblès est l’ami de Feraoun et moi je dis que c’est lui qui a bloqué Feraoun et que l’ennemi de Feraoun c’était Roblès”, relate Ali Feraoun avant d’aborder certaines des raisons pour lesquelles Feraoun a continué à être attaqué même durant la période post-indépendance. 

Lorsque Le journal de Feraoun a été publié en septembre 62, post mortem, les dirigeants de l’époque étaient particulièrement consternés en découvrant des vérités qui dérangeaient comme lorsqu’il exprimait son inquiétude pour l’avenir du pays après l’indépendance. “Il disait, en recevant un exemplaire d’El Moudjahid, que si c’est là la crème du FLN, je ne me fais pas d’illusions, ils tireront les marrons du feu pour quelques gros bourgeois, quelques gros politiciens tapis mystérieusement dans leur courageux mutisme et qui attendent l’heure de la curée.

Pauvres montagnards, pauvres étudiants, pauvres jeunes gens, vos ennemis de demain seront pires que ceux d’aujourd’hui. Lorsqu’ils ont découvert cela, ils se sont dit que ce bonhomme il faut le saquer. Il y a eu des instructions qui ont été données pour le discréditer en disant que Feraoun n’a pas fait la Révolution, et c’est Lacheraf — qui avait déjà attaqué Mammeri — qui a encore commencé à attaquer Feraoun”, a expliqué Ali Feraoun soulignant qu’heureusement il y a eu les vrais moudjahidine qui l’ont toujours respecté puis encore une nouvelle génération de jeunes chercheurs qui réfléchissent.

Dans ce sillage, Fazia Feraoun rappelle qu’à partir de l’indépendance, il y a toujours eu des visées idéologiques et la lecture de Feraoun a été également habillée de politique. “Il ne faut pas oublier que depuis l’indépendance jusqu’aux années 70, le discours était fondamentalement politique. Tout était politique et on était bien loin de la littérature. Même les colloques étaient des espèces de tribunaux où l’on jugeait les gens”, a-t-elle analysé.

Pour l’écrivain, Youcef Merahi, il n’y a également pas l’ombre d’un doute concernant les objectifs des attaques contre Feraoun. “La critique qui a touché Feraoun, plus particulièrement celle qui vient des siens, a eu des visées politiques et idéologiques. Il n’y a même pas eu d’approche d’ordre esthétique ils l’ont attaqué comme ils l’ont fait avec Mammeri, Dib et tous les auteurs francophones de la première génération des écrivains de guerre qui n’ont pas été épargnés par une certaine pensée nationalo-nationaliste”, a-t-il noté.  

Selon Fazia Feraoun, il aura fallu attendre les années 2000 pour que son père fasse l’objet d’une vraie lecture littéraire et scientifique. “Depuis l’indépendance jusqu’aux années 2000, il y a eu plusieurs lectures de Mouloud Feraoun mais en 2001 il y a eu un livre très important qui fait la charnière et qui a été écrit par Martine Mathieu Job et Robert Elbaz qui disent que toutes les lectures qui ont été faites de Feraoun depuis l’indépendance jusqu’à aujourd’hui sont des lectures idéologiques, c'est-à-dire commandées et qui avaient un but politique.

Ce n’est donc qu’à partir de cette période qu’on a commencé à avoir une lecture scientifique et littéraire”, a-t-elle détaillé précisant que ces lectures scientifiques ont commencé à l’étranger, entre autres, aux USA ensuite au Japon par des personnes qui ne sont pas concernées, notamment avec le travail de James Lesueur qui a traduit en anglais Le journal de Mouloud Feraoun, paru au début des années 2000, en ajoutant 60 pages pour expliquer ce qu’était la guerre d’Algérie, puis la traduction de la version originale du Fils du pauvre, parue vers 2006, puis La terre et le sang par Lucy Mac Naïr qui qualifie ce livre d’œuvre révolutionnaire majeure. Feraoun a été, également, traduit au Japon, en Russie, en Allemagne et dans la plupart des pays de l’Europe de l’Est. 

Né le 8 mars 1913, Mouloud Feraoun a été assassiné par l’OAS, le 15 mars 1962, avec cinq de ses collègues, à Château-Royal, près de Ben Aknoun, à Alger, où il était inspecteur des centres sociaux, créés à l'initiative de Germaine Tillion. Ils étaient en réunion lorsqu’un commando de l’OAS fait irruption dans la salle et les exécute froidement. “Ils ont achevé les quatre blessés agonisant avec une balle dans la tête et ils ont dit à Feraoun qui a été touché par 12 balles mais qui n’avait pas encore rendu l’âme : ‘On te laisse vivre ta mort.’ Il a été ensuite évacué à l’hôpital où il meurt à son arrivée”, a affirmé Ali Feraoun, convaincu, dit-il, que “le pouvoir de De Gaulle était pour quelque chose dans sa mort”. Comme chaque année, le 15 mars, un hommage lui sera rendu, aujourd’hui lundi, dans son village natal, Tizi Hibel.  
 

Samir LESLOUS

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