Culture Mohamed Mbougar Sarr lauréat du Goncourt 2021

Une écriture à la manière de Garcia Marquez

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Benaouda LEBDAI Publié 08 Novembre 2021 à 19:58

© D. R.
© D. R.

La Chronique de  Benaouda Lebdai

J’ai rencontré Mohamed Mbougar Sarr, en 2017 à Dakar, lors des Ateliers de la pensée organisés par Felwine Sarr et Achille Mbembe. Le jeune romancier m’avait offert deux de ses romans : Terre ceinte et Silence du chœur, que j’ai lus avec intérêt tant l’écriture est précise. J’avais rencontré un jeune romancier d’une grande vivacité intellectuelle et d’une humilité remarquable.

Cette première semaine de novembre, il reçoit le prix le plus convoité de France, le Goncourt 2021, pour son dernier roman, La plus secrète mémoire des hommes, un texte éblouissant et tourbillonnant. Les 448 pages de ce texte sont difficiles à résumer, mais un fil conducteur donne sens à l’ensemble.

Ce fil rouge fonctionne comme une enquête  menée par le personnage principal, un écrivain de vingt-trois ans du nom de Diégane Latyr Faye, qui décide de retrouver un autre écrivain, T. C. Elimane, qui a disparu après avoir connu un grand succès pour son roman porté aux nues et récompensé en 1938.

Le romancier T. C. Elimane s’est évaporé dans la nature, disparu des radars car il a été descendu en flammes par cette même critique qui fut si dithyrambique envers lui. L’écrivain Diegane Latyr Faye, obsédé par T. C. Elimane commence alors son enquête à travers le monde, le sujet de La plus secrète mémoire des hommes, mais cette enquête va dans tous les sens car l’intrigue n’est pas construite sur une histoire linéaire.

Au-delà des faits qui ont inspiré Mohamed Mbougar Sarr, son roman est une véritable fiction, rédigé à la manière de Gabriel Garcia Marqués avec son célèbre roman Cent ans de solitude. Le style de Mohamed Mbougar Sarr relève du réalisme magique, rappelant aussi Jorge Luis Borgès qui avait réhabilité le roman d’enquête, qui est l’essence même de La plus secrète mémoire des hommes, qui pose des questions et apporte quelques réponses. 

Le point de départ qui a inspiré Mohamed Mbougar Sarr, âgé de trente et un ans, repose sur une histoire littéraire qui a existé, en l’occurrence celle du romancier malien Yambo Ouologuem, qui avait reçu le Renaudot en 1968 pour Le devoir de violence, mais qui fut quelque temps après accusé de plagiat des romans d’André Schwarz Bart et de Guy de Maupassant, voire de Graham Green. Suite à cette accusation injuste, Yambo Ouologuem s’est retiré dans son village natal, Savaré, au Mali, et a refusé toutes les interviews, tout contact avec le monde, jusqu’à sa mort en 2017.

Ce fait politico-littéraire a bouleversé le jeune Mohamed Mbougar Sarr et c’est ce qui l’a inspiré. Son roman est une quête sur le sens à donner à la littérature, sur l’importance ou pas des médailles et des récompenses littéraires. Ces questionnement reviennent en boucle et structurent le récit.

L’enquête mène Diegane Latyr Faye — un auteur fictif qui est en fait le double du romancier, une sorte de mise en abyme de Mohamed Mbougar Sarr — de Dakar vers Paris, de l’Europe vers le continent américain à Buenos Aires, ensuite Berlin, Amsterdam et retour à la clôture du roman à Dakar, comme Yambo Ouologuem avec cette décision qu’il a prise, “il faut s’éloigner de la littérature”.

Le lecteur rentre dans un monde polyphonique, dans une exploration spatio-temporelle qui le guide vers diverses révolutions, des foyers de tension, des lieux de guerre, les Première et Deuxième Guerres mondiales, car le personnage Diegane Latyr Faye explore les dégâts du colonialisme, analyse les poussées du nazisme et ses conséquences tragiques, les manifestations des jeunes en Afrique et en particulier à Dakar, ceux qui demandent plus de liberté et de démocratie et du travail face au chômage. 

L’enquête diligentée se fait à travers les émotions ; l’enquête questionne la situation des intellectuels africains en exil, la situation des Noirs en France ; la question des migrants est posée, les questions fusent sur le panafricanisme, sur l’histoire tragique des peuples africains avec son lot de malheurs comme la traite des esclaves, l’occupation des terres et l’exploitation des hommes et des femmes africains. 

Le personnage, écrivain-enquêteur, s’interroge constamment sur le rôle de la littérature et de ceux qui en débattent, comme le montre cet extrait : “Je me suis dit qu’un monde où on pouvait encore débattre ainsi d’un livre, jusque très tard, n’était pas si perdu.” Diegane Latyr Faye ajoute avec prudence : “J’avais bien conscience de ce que les personnes discutant de littérature toute une soirée avaient quelque chose de profondément comique, vain, ridicule, peut-être même irresponsable.”

C’est précisément à travers cette citation que l’on constate toute l’ironie que Mohamed Mbougar Sarr insuffle à son personnage-double car, comme il le clame, il est habité par la littérature. Il affirme que son seul pays est la littérature, même si dans le roman, il n’hésite pas à bousculer certaines certitudes et à remettre en cause certains intellectuels africains qui devisent durant de longues soirées arrosées mais n’agissent jamais ou que très peu. 

Un autre aspect qui me semble significatif dans la réussite d’un tel roman, c’est la diversité des styles qu’utilise le romancier, qui passe du style narratif classique au style journalistique, du style inspiré de l’oralité au style policier genre Whodonit, sans négliger les styles poétique, humoristique, voire sarcastique. La richesse lexicale de ce roman est également impressionnante. 

Ce qui forme la force de cette fiction réside dans cet agrégat de styles et d’histoires qui se bousculent et s’entrechoquent dans l’espace et le temps. Cette manière d’écrire peut rebuter au début plus d’un, mais le texte prend néanmoins le lecteur et devient ce qu’on appelle un “page turner”. In fine, c’est la vie et l’art qui prennent le dessus, nous dit Mohamed Mbougar Sarr, au-delà de la confrontation Occident/Afrique.

Ce que ce superbe texte dit, c’est l’importance de la littérature dans ce monde perturbant, qui peut influer sur les gens. La littérature possède cette liberté de tout dire, et Mohamed Mbougar Sarr surligne les choses essentielles. L’année 2021 est une belle année pour les lettres africaines. 

En effet, l’équivalent du Goncourt en Angleterre, le Booker Prize 2021, vient d’être décerné au Sud-africain Damon Calgut pour son roman The Promise. Il ne faut pas oublier le Prix Nobel de littérature 2021 décerné au Tanzanien Abdulrazak Gurnah pour l’ensemble de son œuvre. L’Afrique littéraire est sans aucun doute en mouvement grâce à notre jeune romancier sénégalais ; alors, à quand un prix international prestigieux pour un jeune romancier ou une jeune romancière d’Algérie ?
 

Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoires des hommes, Paris, Philippe Rey, 2021 et Dakar, Jimsaan, 2021. 
(Maison d’édition de Felwine Sarr)

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