Reportage LE FEU A RAVAGÉ PLUS DE 2 600 HECTARES EN QUELQUES JOURS SEULEMENT

Dans le brasier de Khenchela

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Faouzi SENOUSSAOUI Publié 10 Juillet 2021 à 21:02

© Sofiane Zitari/Liberté
© Sofiane Zitari/Liberté

C’est un décor de désolation qui s’affiche après le passage du feu qui a tout consumé sur  son  passage.  Un  précieux  couvert végétal composé d’arbres centenaires, de maquis et de broussailles est parti en fumée. Notre journaliste qui s'est rendu sur les lieux décrit des scènes apocalyptiques, mais aussi la vaillance des populations qui, à mains nues, affrontaient les flammes.

Vendredi, 9 juillet, 2021. Il est un peu plus de 7h lorsque nous arrivons à Béni Ousafane dans la région de Béni Mimoune relevant des communes de Chelia, Tamza et Bouhammam, dans les Aurès, à l’est de la wilaya de Khenchela où le feu ravage depuis dimanche dernier des centaines d’hectares d’arbres forestiers, de vergers, et a même touché certains habitations et baraques dans la forêt. Tout au long de la route, des véhicules de la Gendarmerie nationale et de la police sécurisent l’arrivée imminente des deux ministres, à savoir celui de l’Intérieur, des Collectivités locales et de l’Aménagement du territoire et son homologue de l’Agriculture et du Développement rural, dépêchés par le président Abdelmadjid Tebboune pour s’enquérir de la situation qui prévaut dans la région et constater l’ampleur des dégâts occasionnés par les incendies qui se sont déclarés dans plusieurs massifs forestiers de la région. Dès notre arrivée, un gendarme nous oriente pour garer la voiture à l’intérieur de l’enceinte de la mosquée Tariq-Ibn Ziad (Béni Ousafane) dont une petite pièce située à l’extérieur de la salle de prière fait office de poste de commandement. Gendarmes, officiers supérieurs de l’Armée nationale populaire et de la Protection civile face à un tableau noir, nous saluent et se remettent vite au travail. Sur le tableau noir, des informations et données sont portées au fur et mesure qu’elles parviennent de la zone de lutte contre l’avancée des feux. Après quelques minutes, plusieurs responsables sortent. Un officier de la Protection civile nous salue une deuxième fois. Fatigué, les yeux cernés, le manque de sommeil et la fatigue sont apparents, mais très zen et concentré. Il se présente. C’est le chef de service de la prévention à la Direction de la Protection civile de la wilaya de Khenchela, le capitaine Fayçal Benghellab. Il nous offre une bouteille d’eau minérale fraîche, puis commence à parler. “Nous sommes ici depuis dimanche. Dieu merci, nous avons maîtrisé bon nombre de foyers où le feu a réussi à parcourir des centaines d’hectares et où des cultures et des arbres d’une grande importance ont été ravagés par les flammes. Actuellement, il nous reste quatre grands foyers dont Hammam Djir, dans la commune de Bouhamamii et Aïn Rebib, Issoumer et Soumâate dans la commune de Tamza. Nos éléments, ainsi que ceux de l’Armée nationale populaire (ANP) et des volontaires qui nous ont prêté main forte sont sur place. Nous ne pouvons pas crier victoire, mais nous pouvons dire que la situation est maîtrisée. La vigilance reste, cependant, de mise, car nous devons rester aux aguets pour éviter toute surprise”, dira calmement le capitaine Fayçal Benghellab. De son côté, avant de nous orienter vers son supérieur, un officier de la Conservation des forêts parle avec amertume des arbres dévorés par les flammes : “Nous avons des arbres d’une importance inestimable dont le pin d’Alep qui est un arbre qui a la réputation d’être très inflammable, le cèdre de l’Atlas, le genévrier Oxycedrus, le chêne vert, le romarin et le genévrier de Phénicie globulaire.” Bachir Bahri, le chef de service de gestion du patrimoine à la Conservation des forêts de la wilaya de Khenchela, laisse entendre que l’acte criminel n’est pas à écarter. Très actif, il est difficile d’avoir une discussion de plus de cinq minutes avec lui. Fort connu par les habitants de la région et connaissant bien les lieux, il est très sollicité. Lors de notre entretien avec lui, il est accosté par plusieurs personnes dont ses collègues, des éléments de la Protection civile, de l’ANP et des habitants. Notre interlocuteur parle avec fierté de l’élan de solidarité des habitants de la région et même des régions avoisinantes. “Chaque jour que Dieu fait, nous avons la visite de dizaines de jeunes qui rallient les soldats du feu. Ils demandent à rejoindre la montagne pour aider à circonscrire le feu et sauver ce qui peut encore l’être. Leur challenge est de sauver le maximum d’arbres.”

UNE SOLIDARITÉ SANS FAILLE…
À 9h30min, assis sur une borne kilométrique, il parle avec deux jeunes venus du chef-lieu de la wilaya. Bien habillés, les deux nouveaux volontaires sont des employés de la société de distribution de l’électricité et du gaz. Il s’agit de Bouzidi Hachem et de Faleh Nassim venus tous les deux prêter main forte aux intervenants. “Durant toute la semaine, nous avons travaillé et nous avions hâte de rejoindre les volontaires pour aider les différents corps qui luttent contre le feu depuis cinq jours. Nous avons décidé de sacrifier notre week-end pour lutter contre le feu”, nous diront ces deux personnes âgées d’une quarantaine d’années. L’officier des forêts les oriente. Ils prennent leur voiture pour rejoindre l’un des quatre grands foyers restants. “Lorsque vous arriverez, garez la voiture près du poste de commandement et les éléments présents sur place vont vous indiquer là où ils ont besoin d’aide. Bon courage et merci”, leur dira-t-il.
Un peu plus tard, vers 10h, une dizaine de jeunes, dont certains torse nu, casquettes et armés de pelles, guettent l’arrivée d’un moyen de transport pour rallier la forêt où le feu n’est pas encore maîtrisé. Nous les accostons pendant une dizaine de minutes. Dès qu’ils ont su que nous étions du journal Liberté et que nous sommes venus spécialement pour eux, ils s’empressent de se confier à nous. “Je suis chômeur ! Nous vivons dans cette région qui est très pauvre. Cette zone d’ombre est délaissée. Nous n’avons ni électricité ni routes. Ne  parlons pas de gaz naturel et d’autres commodités. Nous demandons aux autorités de se pencher sur les besoins de notre région car nous souffrons énormément”, nous dira Marir Marouane, un jeune de la région. De leur côté, d’autres jeunes munis de bouteilles d’eau congelée, dont Aouaiadj Zohir, Bouandi Gourmat, Benghalab Salah, Benghaleb Kamel et Zohir Cherguia, voient le véhicule d’un de leur ami. Ils sont fiers d’avoir participé à cette opération et ont hâte de rejoindre leurs amis et les éléments des différents corps réquisitionnés pour la lutte contre le feu. En s’apprêtant à monter dans le pick-up, ils nous saluent tout en nous demandant de mentionner leurs noms et prénoms dans notre article. Chose promise, chose due ! Le dernier à monter a du mal à se frayer une place dans le véhicule. “Nous sommes nombreux, certes, mais ce véhicule pourra nous transporter tous. Vous pouvez monter avec nous si vous le voulez”, nous dira le dernier jeune à monter dans le véhicule.
Un  agent  de  la  Protection civile  nous  indique  que  des citoyens, outre la participation  à  l’extinction  du feu, n’ont  pas  manqué de leur offrir de l’eau fraîche, à manger, du café et du thé. Ce sont de belles images et de beaux gestes de solidarité qui nous font oublier les difficultés, la fumée et les dégâts occasionnés. En les saluant, le véhicule s’éloigne sur la route quasi  déserte.

© Liberté

DES RÉGIONS RURALES PAR EXCELLENCE RÉDUITES À NÉAN
Les dégâts ne sont pas encore recensés, les soldats du feu sont toujours sur place, mais l’on peut faire une première estimation provisoire des dégâts. Selon les connaisseurs, pas moins de 2 600 hectares de terres du massif forestier qui faisait la fierté de la région ont été ravagés par le feu. Des arbres centenaires ont été réduits en cendres. Il s’agit notamment du pin d’Alep qui a la réputation d’être très inflammable et du cèdre de l’Atlas dont la longévité est importante (500 à 600 ans, parfois beaucoup plus dans des conditions propices).

À 10h30, El-Mahmel, un septuagénaire habitant la région de Tamza, précisément au lieudit Frenkevel, éloigné du poste de commandement de quatre kilomètres, se propose de nous servir de guide. La situation ici est très précaire et les moindres commodités sont inexistantes. En effet, ni eau ni électricité, et parler de gaz naturel est une chimère. Pis encore, même le chemin menant vers les habitations de fortune est dans un état lamentable. “Nous payons de nos poches pour revêtir le chemin qui mène au village. Périodiquement nous achetons le tout-venant de la carrière de la société qui est située à quelques kilomètres d’ici. Nous payons le chargement entre 2 000 et 3 000 DA. C’est vraiment trop cher !”, dira, d’emblée, El-Mahmel. Le chauffeur du véhicule qui nous transporte, Fayçal, un trentenaire, n’est autre que le neveu de notre accompagnateur. “Ici, il faut avoir un véhicule comme celui-là sinon (une Peugeot 505, ndlr), il est impossible de rallier les lieux où habitent mes parents et mes cousins. En dépit des difficultés qu’ils rencontrent et de la vie précaire, ils ne veulent pas quitter le village. Nous les jeunes, nous avons choisi de vivre ailleurs où la vie est moins pénible”, dira-t-il. Arrivés sur place après avoir parcouru trois kilomètres de pistes sinueuses, nous arrivons à bon port. Tout au long de la route, nous ne voyons que du noir et notre interlocuteur ne broie que du noir. Des arbres réduits en cendres. “Ici, j’ai enterré mes trente chèvres décimées par le feu. Dieu merci, une quarantaine ont été sauvées in extremis. C’est tout ce qu’il me reste. Le feu a failli toucher la maison. C’est apocalyptique !”, dira El-Mahmel qui est allé chercher une galette chaude et qu’il nous offre. Même dans les moments les plus difficiles, ces gens sont généreux. Dans cette région où les conditions de vie sont très difficiles, les habitants ont subi les affres du terrorisme durant les années 1990. Ici, c’est l’isolement et le chômage. Notre interlocuteur ne mâche pas ses mots pour dire que la région relève des zones d’ombre. “Nous n’avons demandé que l’électricité pour pouvoir travailler et vivre dans des conditions décentes. Je pense que nous n’avons pas demandé la lune”, dira le septuagénaire.
Fayçal se rappelle, quant à lui, l’incendie qui s’est déclaré dans la région en 2012, mais qui n’a pas fait autant de dégâts que cette fois-ci. Son grand-père Belgacem, 82 ans, malentendant, parle avec amertume des arbres qui partent en fumée. “Je suis né ici, je peux vous affirmer que les arbres ont 200 ans ou plus. Il est inadmissible de les voir brûler et de ne rien pouvoir faire”, dira-t-il. Et de renchérir : “Les conditions ne sont pas favorables pour nous fixer ici. D’ailleurs mes enfants sont tous partis car je ne pouvais plus les retenir. Ils sont attachés à leur terre, mais ils ne veulent pas vivre ici. J’ai beaucoup attendu le jour où les conditions s’amélioreront pour les voir revenir, mais je pense que je ne serai plus là.” 

© Sofiane Zitari/Liberté

LES DÉGÂTS DANS LES CULTURES SONT INCOMMENSURABLES
Non loin de Frenkevel, nous rencontrons des agriculteurs qui ont perdu leurs cultures. Les flammes ont ravagé des vergers entiers. Des pommiers et des cerisiers ont été entièrement calcinés dans la région de Lehdada Bouhnane et d’Ouled Bouziane. Le reproche est fait aux autorités qui n’ont jamais créé un poste de garde dans la région, de nouveaux chemins et réhabilité les puits. “Nous avons peu d’animaux qui ont été décimés, cependant, les dégâts dans les cultures sont incommensurables et se chiffrent à coups de milliards. Ce sont des milliards qui sont partis en fumée”, nous dira un habitant d’Ouled Bouziane. Selon d’autres habitants de la région, les agriculteurs n’assurent pas leurs biens car ils n’ont pas les documents nécessaires justifiant en être les propriétaires, car les terrains sont situés dans des zones forestières. Khaled El-Mahmel constate aussi que les agriculteurs de la région ne peuvent pas bénéficier des aides de l’État pour le soutien à l’agriculture, pourtant, leur contribution est grande. De son côté, un jeune de la région, N. Cherguia, nous indique : “À quarante kilomètres d’ici, dans la région d’Ouled Yagoub et d’Oulaoune (les cœurs), des vergers sont brûlés, des cerisiers, des abricotiers et des pommiers sont partis en fumée. Je ne peux pas compter ni vous donner un chiffre car c’est énorme.” Nous retournons à Béni Ousfane, laissant derrière nous le poumon vert des Aurès qui, en cinq jours, a été réduit en cendres. Même si la situation est, selon les responsables, maîtrisée, les dégâts sont importants et auront des répercussions sur la vie et l’économie de la région. 

© Sofiane Zitari/Liberté

LES PROFESSIONNELS DE LA SANTÉ SUR LES LIEUX
Présents au poste de commandement, les médecins, des infirmiers et des psychologues relevant de l’EPSP de Khenchela nous ont indiqué que les blessés parmi les intervenants et les habitants sont pris en charge au poste de commandement secteur. En effet, selon le directeur de l’EPSP du chef-lieu de la wilaya de Khenchela, M. Senoussi, une cinquantaine de personnes, dont des éléments des différents corps constitués, notamment de la Protection civile, de la Conservation foncière et des citoyens volontaires, ont été secourues. Il s’agit de secours pour des diabétiques, des asthmatiques et de blessures dont des traumatismes. “Nous avons secouru des agents de la Protection civile en leur nettoyant les yeux avec du sérum salé, mais aucun cas grave n’est enregistré”, nous dira notre interlocuteur.

Vers 14h, nous quittons la région tout en pensant à toutes ces familles qui, en dépit des difficultés, sont restées sur place, défendant bec et ongles leur région. Pleins d’espoir, ils attendent un geste fort des autorités. En route, nous avons appris que la délégation ministérielle, tant attendue par la population de Béni Ousfane, n’est pas venue. En attendant des jours meilleurs, les rêves des habitants, qui doivent aussi prendre leur mal en patience avant de voir le couvert végétal se reconstituer, se sont évanouis. Tout au long de notre trajet, nous avons en tête cette phrase de Khaled El-Mahmel (32 ans), qui nous disait : “Je ne pense pas assister à la naissance d’arbres comme ceux que nous avons perdus.”
 

De notre envoyé spécial : FAOUZI SENOUSSAOUI  

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