Reportage CENTRE MYTHIQUE DE LA VILLE DE JIJEL

Témoin d’une époque en voie de disparition

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Amor ZOUIKRI Publié 05 Octobre 2021 à 10:05

© D.R
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Tout ce centre mythique de la ville de Jijel perd de sa sève et de son charme. L’espace est mal entretenu, sinon livré à son triste sort, alors qu’il retrace l’histoire de toute une ville.

Au centre-ville de Jijel, plus rien n’est comme avant. Du moins pour les nostalgiques de la belle et rayonnante époque des années fastes d’après indépendance. Une époque, hélas, révolue. Témoin de cette époque, Hamid, cet homme plein de vie, refuse pourtant cette fatalité. “Non, je revois cette époque, elle est là, elle peut encore être réincarnée dans une autre étape, une autre époque, une autre vie à travers les œuvres de générations futures qui pourront prendre exemple sur les erreurs et les échecs de la nôtre”, clame-t-il. Rencontré au kiosque des sports qui a fait le bonheur et la vie de toute une génération à Jijel, Hamid refuse que la vie ne soit pas qu’une déception. Le lieu de la rencontre évoque une histoire. Celle d’une ville que ses enfants refusent sa mort. 

Dans son refus de cette fatalité, comme il le dit lui-même, il évoque la sagesse de Dieu dans ses orientations de la vie. “Nous sommes victimes des germes de l’injustice que nous a fait subir le colonialisme français. Cette injustice qui se manifeste par notre réaction de révolte et de colère est enfouie dans notre subconscient, elle se transmet d’une génération à une autre et se manifeste à chaque fois qu’il y a provocation. Maîtrisons-nous et maîtrisons nos nerfs, et on verra. Cela s’apprend dans le sport, dans l’esprit de l’olympisme”, réclame Hamid. Au-delà de ces propos, émanant de l’esprit de sagesse de cet homme, sportif de son état, enfant de cette ville, de surcroît, c’est de la belle époque dont il est question qui a meublé la discussion de cette rencontre fortuite. De prime abord, c’est au mythique kiosque des Messaoui, en plein cœur de la ville de Jijel, baptisé Kiosque des sports, à la place Abane-Ramdane (ex-Georges-Clémenceau), qu’une partie de l’histoire de cette ville s’est façonnée. Une histoire qui interpelle de par les richesses des événements qu’elle a vécus. 

L’endroit était d’abord un lieu de façonnement du nationalisme algérien à l’époque coloniale. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est l’éveil de ce nationalisme qui a été au cœur de ces événements. Les massacres du 8 Mai 1945 l’avaient davantage éveillé, sinon définitivement façonné. “C’était pour ça, pour travailler ce nationalisme, que ce kiosque a été créé”, témoigne Mourad, neveu de Dda Messsaoud, l’homme du plus célèbre des kiosques de toute la ville de Jijel, voire même l’un des plus légendaires à l’échelle nationale.

Acquis à la fin des années 1940 en récompense à la participation de Moussaoui Messaoud à la Seconde Guerre mondiale, enrôlé à l’instar des milliers d’autres Algériens sous les drapeaux français pour faire face au nazisme tentaculaire, ce kiosque n’avait pas tardé à entrer dans l’histoire de la ville de Jijel. Issu d’une famille de sportifs, Dda Messaoud n’est autre que l’une des figures du mouvement sportif jijelien et fondateurs de la non moins célèbre JSD, “Ennemra”, pour les intimes. “Il l’avait organisé à sa manière, il avait son propre savoir-faire pour le monter tel qu’il l’avait fait, mon oncle était un homme très branché, il avait l’art de bien faire”, confie Mourad. Les rencontres entre sportifs dans ce kiosque n’étaient, en fait, qu’une manière de titiller le nationalisme algérien, de l’éveiller, de le travailler en profondeur. Dans le décor sportif du kiosque, les autorités coloniales ne pouvaient guère soupçonner cet activisme et l’attachement de Dda Messaoud aux valeurs patriotiques de son pays. 

C’est dans ce kiosque que la renaissance de ces valeurs a pris forme par l’éveil de la conscience nationaliste algérienne. Après l’indépendance, ce kiosque a occupé une autre place dans l’écriture d’une autre page de l’histoire de la ville de Jijel. Cette fois-ci, c’est autour du sport et de la belle vie de l’époque postcoloniale que cette page s’est écrite. Le savoir-faire de Dda Messaoud a très vite réussi à faire de son kiosque le point de chute de toute une génération de sportifs, d’intellectuels et de simples citoyens de cette ville. C’est dans ce kiosque que tout ce beau monde se réunissait pour débattre des événements, surtout d’ordre sportif, du jour. Dda Messaoud avait pris le soin de montrer des tableaux sur lesquels il rapportait ces événements, faisant l’actualité nationale et internationale. Les résultats sportifs qu’il rapportait grâce à sa belle écriture à la craie sur son tableau étaient l’élément central de l’actualité. Et les prouesses footballistiques de la JSD n’en faisaient certainement pas défaut. C’est dans ce kiosque que tous les résultats se commentaient et l’échange était amical entre les sportifs et les fans d’Ennemra. Ennemra (la tigresse) faisait alors le bonheur de son public par ses résultats qui l’avaient portée dans les divisions supérieures. Le déclin de cette équipe, reléguée, entre-temps, dans les divisions inférieures, semble avoir été fatalement lié à la disparition de Dda Messaoud, décédé le 25 octobre 1991. 

“Le cœur battant de la ville a cessé de battre à cette date. C’est une légende qui a disparu, et avec elle, c’est toute une page de l’histoire de la ville Jijel qui s’est tournée”, résume Mourad. Avec cette disparition, c’est le kiosque des sports qui, tel un chant du cygne, a entamé doucement, mais fatalement son déclin. Il a cessé de survivre à la disparition de son patron quelques années plus tard en dépit des tentatives de le ressusciter, non sans laisser un immense héritage retraçant la vie d’un homme qui s’est voué au nationalisme de son pays et à l’histoire postcoloniale de la ville qui l’a vu naître. “Il y avait tout dans ce kiosque, de la crème au chocolat pour le goûter, des journaux, des souvenirs, des cartes postales, bref, tout ce qui faisait les belles choses de cette époque”, précise encore Mourad. Plus fatalement encore, cette disparition a été suivie par la décrépitude de ce lieu où est implanté ce kiosque. La place Abane-Ramdane,  tombée en décrépitude, a été réduite à un espace quelconque. Car non loin du kiosque des Moussaoui, c’est une église qui a été rasée. Sous la furie islamiste du FIS, elle a été démolie peu de temps après la disparition de Dda Messaoud. De cette placette, il ne reste qu’un espace sans charme. Tout a disparu. Par négligence, par vengeance ou pour ignorance, tout a été emporté. Qu’on en juge par le cinéma le Glacier qui a cessé de projeter ses films avant d’être totalement fermé à toute activité cinématographique depuis de longues années déjà. C’est tout un pan de l’histoire architecturale et urbanistique de la ville qui a disparu. 

“J’étais encore enfant, âgé d’une dizaine d’années, lorsque j’ai assisté une scène où un camion avait arraché une statue de son socle”, se remémore, avec regret, un habitant du centre-ville. Tant d’années après cette destruction, et en homme mûr qu’il est aujourd’hui, ce dernier s’en rappelle tel un enfant qui ne comprend pas pourquoi on s’attaque à une statue. Il s’agit probablement de la statue de la naïade du bassin et son jet d’eau de l’ex-place Georges-Clémenceau (actuelle place Abane-Ramdane). Bien après, cet espace du centre-ville a été éventré par les travaux de réalisation d’une mosquée, baptisée Al-Ansar, qui n’a jamais vu le jour, et qui devait être érigée à la place de l’église rasée. Durant plusieurs années, c’est un marais d’eau stagnante, pollué par les déchets du marché, qui a rendu les lieux infréquentables avant que le site ne soit transformé en un jardin public. Le comble est que ce jardin est aujourd’hui loin d’être entretenu. Pis encore, il est livré à une négligence qui a impacté la qualité de son gazon et de ses plantes, manquant d’arrosage.  Autre temps, autres mœurs, car dans cet espace, plus rien n’est comme avant. 

“Il ne reste que deux palmiers faisant face à l’église et un magnolia à fleur blanche”, note encore cet habitant du centre-ville. L’ancien marché continue, toutefois, d’exister dans un centre-ville qui a perdu sa splendeur d’antan. “Il est vrai que certains des symboles disparus représentent une époque coloniale, mais ils appartiennent aussi à la ville, ils devaient être intégrés à son patrimoine et à son histoire”, fait-on remarquer dans le sillage de la discussion improvisée au Kiosque des sports. Dda Messaoud n’a pas assisté à la décrépitude de cette placette, cœur vivace du centre-ville, et de son symbole, le kiosque. “Ce sont la douceur et la positivité que dégagent ces chats que je nourris qui m’assurent la sérénité et la force dont j’ai besoin”, confie-t-il, pendant que le kiosque autour duquel la discussion a été improvisée n’est plus que l’ombre de son patron. 

À l’image de cette placette placette, c’est tout ce centre mythique de la ville de Jijel qui perd de sa sève et de son charme. L’espace est mal entretenu, sinon livré à son triste sort, alors qu’il retrace l’histoire de toute une ville. Des nostalgiques du coin, retraités de leur état, se rassemblent, toutefois, pour s’adonner à des parties de dames ou de dominos dans une ambiance bon enfant dans cet espace tombé en décrépitude, mais jadis coloré et plein de vie.

 

 

Par : Amor Zouikri 

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