Reportage BOUDJIMA

UNE BELLE PAGE D’UN LIVRE À ÉCRIRE

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Kouceila TIGHILT Publié 26 Mai 2021 à 22:36

© D. R.
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Lorsqu’ils l’ont lancé, il y a quelques années, les initiateurs du salon du livre de Boudjima ne savaient pas que leur projet allait s’écrire en belles lettres dans le paysage culturel en jachère. Il est devenu, au fil des éditions, un rendez-vous incontournable pour les amoureux du livre.

Dans la cour de la bibliothèque communale qui porte sur son fronton le nom du célèbre dramaturge Abdellah Mohia, il y a foule en cette matinée du 20 mai. Une foule visiblement joyeuse, mais surtout impatiente de voir enfin le Salon du livre de Boudjima ouvrir ses portes. L’événement a acquis, au fil de ses différentes éditions, une telle notoriété qu’ils sont nombreux à emprunter les sinueux chemins traversant les vastes terrains dorés sous l’effet du soleil et de la chaleur de cette fin mai pour venir célébrer, trois jours durant, le livre et le débat. 
Après une rupture de deux années, causée par l’insurrection populaire en 2019 et par la crise sanitaire en 2020, le train du livre de Boudjima peut enfin redémarrer avec, à son bord, des auteurs, des maisons d’édition et de nombreux lecteurs et visiteurs venus des quatre coins du pays. 
Il est 10h, et le maire de cette commune, située à 21 km au nord-est de la ville de Tizi Ouzou, donne enfin le coup d’envoi de cette sixième édition, qui restitue à cette commune rurale de Kabylie son titre de “capitale du livre”. 
Les chapiteaux utilisés comme points de vente de livres par des maisons d’édition sont aussitôt envahis. Des bénévoles en gilet jaune, portant des badges, étaient là pour gérer le stationnement des voitures à l’extérieur et le flux humain à l’intérieur. Avant d’accéder à la bibliothèque, il faut passer par le point d’accueil planté à l’entrée, où des membres du Croissant-Rouge algérien local, en gilet rouge et blanc, distribuent des masques et servent du gel hydroalcoolique. 
“Le port de la bavette est obligatoire”, lit-on sur une affichette placardée juste à l’entrée. C’est dire que la prévention contre la Covid-19 était une priorité pour les organisateurs, qui font preuve de vigilance face à cette pandémie qui a réduit le monde culturel au point mort. Une fois conformé au protocole sanitaire, on peut enfin accéder à l’intérieur de la bâtisse, où des stands d’exposition sont installés ici et là, sur les deux étages entiers que compte la bibliothèque. Devant chaque auteur, une petite pancarte indique son nom. Au deuxième étage, à gauche, une grande salle a été réservée pour les rencontres-débats et les conférences prévues pendant tout le salon. Dans la salle, des compositions artistiques signées par l’artiste Slim Ray-Amazigh ont été accrochées sur les murs. Ces œuvres d’art sont venues rajouter une couche artistique à l’événement. Composés avec du papier journal, on pouvait lire sur ces tableaux des citations qui revoient à l’actualité. “L’essence de la justice est de ne pas nuire à personne et de veiller à l’utilité publique”, “Je ne conçois pas la République là où la liberté de la presse n’existe point”, ou encore “Le repos et la liberté me paraissent incompatibles. Il faut opter”, est-il écrit sur ces tableaux. 
“Ce salon a vu le jour dans des conditions difficiles, car au tout début, c’était juste une petite initiative qui voulait casser la léthargie dans laquelle se débâtait cette petite commune de la Kabylie maritime mais, au fil du temps, l’événement a grandi pour avoir la notoriété qu’il a aujourd’hui”, nous explique l’un des organisateurs, Brahim Boubchir. Pour notre interlocuteur, cette sixième édition du salon du livre de Boudjima devait avoir lieu en 2019, puis elle a été reportée à 2020, mais à cause du mouvement populaire et de la pandémie, la rencontre a été encore décalée. 
“On ne pouvait pas l’organiser dans un contexte politique aussi complexe. Par la suite, il y a eu encore l’apparition de la pandémie mais, cette année, et pour ne pas briser cet élan, nous avons décidé de reprendre nos activités suivant un protocole sanitaire strict”, a ajouté M. Boubchir, tout en précisant que pas moins de 110 auteurs et plus de 40 maisons d’édition ont pris part à l’événement. 
Pour ce qui est du thème du salon qui est “La citoyenneté active”, notre interlocuteur a expliqué que ce thème concorde avec la situation poxlitique et sociale que nous vivons. “Tout ce que nous faisons, tous les bons actes, les bons gestes et les bonnes initiatives font partie de la citoyenneté active”, a-t-il poursuivi. Dans le même sillage, le P/APC de Boudjima, Smaïl Boukheroub, a évoqué un événement qui sort sa commune du marasme quotidien. L’édile de Boudjima a commencé par alerter sur le phénomène de la “harga” qui touche sa commune. “Nous avons beaucoup de jeunes qui partent en haraga ces dernier temps. Ma commune se vide de sa jeunesse, ce qui est malheureux. Malgré cela, on essaye de créer de l’espoir”, a-t-il affirmé. Pour ce qui est du salon, celui-ci, a-t-il expliqué, est né avec l’inauguration de la bibliothèque communale en 2013. “Après son ouverture, nous avons voulu lui donner une vie avec des activités culturelles en organisant notamment ce salon”, a expliqué Smaïl Boukheroub. “Nous avons commencé avec les moyens du bord, et dès le départ le salon a eu un bon écho. À l’époque, nous avons convaincu de grandes éditions de venir à Boudjima. C’était du militantisme. Depuis, le salon est devenu une tradition”, a raconté Boukheroub, en précisant qu’actuellement la bibliothèque de Boudjima compte 1 500 adhérents et plus de 12 000 ouvrages, pour la plupart des dons de l’association Un livre, une vie, établie en France, présidée par Assia Yacine, une citoyenne native de la région de Tigzirt. Le Salon du livre de Boudjima est aussi un point de rencontre des fervents du livre et de l’action culturelle. Parmi eux, Hacène Matref, membre de l’organisation de ce salon et encore l’un des fondateurs du tout récent Salon du livre d’Ath Yenni et du célèbre festival Racont’art. En véritable maquisard de la culture, Matref était sur le terrain à Boudjima. Il veillait au bon fonctionnement. 
“On est en train de faire le travail que l’école ne fait pas : promouvoir le livre”, a-t-il affirmé. “J’espère que cet élan va aussi donner à réfléchir au secteur de l’éducation, qui doit redonner sa place à la lecture dans les programmes scolaires”, a-t-il ajouté. Pour Matref, en plus d’avoir un salon du livre qui est énorme, le Sila, les pouvoirs publics doivent aussi encourager les salons organisés dans les localités. “Le Salon du livre de Boudjima est aussi un rendez-vous sérieux qu’on doit encourager”, a insisté Matref, qui espère voir ces occasions pousser partout en Algérie car, a-t-il dit, ce sont aussi des espaces de débat et de liberté. 

Une bouffée d’oxygène pour les éditeurs
En plus d’être un espace consacré au livre, le Salon du livre de Boudjima est encore une occasion pour les éditeurs de parler de la santé du livre en Algérie. À ce sujet, le directeur des éditions Tafat, Tarik Djerroud, est resté sceptique. Tout en saluant les organisateurs du Salon du livre de Boudjima pour cet espace d’échange entre éditeurs, Djerroud a estimé qu’il faut redonner au livre sa place et redonner la parole aux écrivains et aux intellectuels qui ont beaucoup de choses à dire sur la société, sur l’individu et sur le monde de l’art en général. “Le salon du livre de Boudjima est une occasion de parler du livre, de l’absence du lectorat et de l’inexistence de l’aide étatique pour le livre et la culture. On est là parce que c’est un devoir de garder le contact avec les lecteurs et parce qu’on aime le livre”, a déclaré Tarik Djerroud, pour qui on ne gagne pas forcément de l’argent en participant à ces salons mais, par passion, on est là, prêt à faire face aux défis de notre époque. “Le secteur du livre est à genoux car, à mon sens, il y a une gestion politique hypocrite qui ne soutient pas les acteurs du livre”, a-t-il encore relevé, estimant qu’il n’y a pas une politique culturelle claire et un soutien par des lois institutionnelles claires et applicables, ce qui a fait du monde de l’édition un secteur sinistré. “Actuellement, c’est l’asphyxie, mais il faut résister. Ce n’est pas parce qu’on est face à une difficulté qu’on doit baisser les bras”, a-t-il conclu. 
À ce propos, le responsable des éditions Koukou, Arezki Aït Larbi, a évoqué une reprise salutaire du salon de Boudjima. “La tenue de ce salon que je considère comme le deuxième salon le plus important après le Sila est plutôt positive”, a-t-il dit. “Cependant, on constate que les gens achètent moins de livres à cause de la crise économique, d’où d’ailleurs notre décision de réduire le prix de nos livres de 20% à 50% afin de proposer des prix adaptés à la crise actuelle”, a-t-il précisé. Pour Arezki Aït Larbi, le secteur de la culture reste le plus touché par la crise sanitaire. “Je ne sais pas ce que les autorités vont faire dans ce sens là, mais j’espère qu’ils ne vont pas continuer à injecter de l’argent dans des maisons d’édition amies, alors que le secteur du livre est une filière qui va de l’auteur jusqu’au libraire, en passant par l’éditeur et le distributeur”, a expliqué notre interlocuteur, tout en préconisant la subvention du livre dans le cadre d’une politique globale. “Jusqu’à maintenant, il n’y a pas de politique du livre, car il n’y a pas de politique de la culture”, a-t-il déploré. 



Un rendez-vous des auteurs et des lecteurs
Le salon de Boudjima est le lieu incontournable des écrivains venus des quatre coins du pays. Une occasion de présenter leurs ouvrages et aussi de rencontrer leurs lecteurs. Après avoir participé au lancement du tout premier salon, l’écrivain Nadjib Stambouli est revenu à Boudjima pour présenter ses ouvrages. “C’est vraiment une initiative louable et à saluer du profond du cœur”, a déclaré Nadjib Stambouli à l’ouverture du salon, tout ravi de retrouver le chemin de cette localité qui n’est pas, a-t-il dit, au centre des activités économiques, sociales et culturelles mais qui a su relever le défi d’organiser ce salon. “Le fait de maintenir cet événement vivant est une prouesse pour les organisateurs”, a-t-il affirmé. “On voit le bonheur des lecteurs qui sont là autour de nous. C’est réellement une manifestation merveilleuse”, a-t-il noté. “Le salon de Boudjima permet aux gens de découvrir ce qui est publié comme livres dans tous les domaines et permet aussi aux auteurs de se voir en ces temps difficiles de la Covid-19”, a souligné de son côté l’auteur du livre Inig, voyage dans l’œuvre poétique de Lounis Aït Menguellet, Amar Abba, présent à Boudjima, au deuxième jour du salon, pour dédicacer son livre. “C’est une excellente initiative parce que, malheureusement, la culture est souvent la dernière roue de la charrette dans la préoccupation des gens et cela permet de rapprocher les lecteurs de leurs auteurs et de découvrir ce qui a été fait récemment dans ce domaine”, a-t-il déclaré. C’est aussi l’avis de la romancière Lynda Chouitène, lauréate du grand concours Assia Djebar, venue dédicacer ces deux livres Pôv’cheveux et Une valse. 

“Il y a une influence considérable. Les gens ne prennent pas forcément de livre à cause, apparemment, de la crise, mais il y a un débat autour du livre, de la thématique de la laïcité, du Hirak et de la citoyenneté active, ce qui est déjà bien”, a-t-elle relevé. Juste à côté d’elle, Dr Mouloud Ounnoughène, venu lui aussi dédicacer son dernier livre Dialogue des cultures musicales. Dr Ounnoughène a évoqué un événement qui nourrit l’esprit. “En plus du livre, c’est aussi un moment pour parler de musique et de l’art en général. On ne vend pas systématiquement de livres mais on rencontre nos lecteurs, nos amis écrivains et des éditeurs”, a-t-il souligné. À ce salon, les gens aussi viennent en famille pour acheter des livres. C’est le cas de Malek, un père de famille venu avec ses deux enfants. “Je suis là avec mes enfants pour acheter des livres et pour rencontrer des écrivains”, nous-a-t-il indiqué. 
“Initier les enfants aux livres et à la lecture passe aussi par la découverte du monde littéraire. Une manière également de détacher les enfants du monde virtuel qu’offre le web”, a ajouté ce père pour qui la technologie c’est bien mais le livre c’est encore mieux !  Plus qu’un salon pour vente de livres, ce rendez-vous culturel annuel se veut aussi un espace de débat par excellence. “Boudjima est une île de liberté et un havre de paix”, s’est enorgueilli fièrement le maire de Boudjima. 
Bien entendu, à juste titre. En effet, durant les trois jours du salon, la salle de conférence n’avait pas désempli. Elle était devenue un véritable espace d’échange d’idées, de débats et de réflexion où plusieurs thèmes d’actualité ont été abordés.  Il était notamment question de laïcité par l’écrivain Tarik Djerroud qui avait parlé de la laïcité comme la clé de voûte de la modernité, du vivre-ensemble, de l’égalité et d’une société fraternelle. “C’est une question
taboue qu’il faut oser lancer dans la société”, avait-il souligné. Younès Adli, Mohamed Metboul, Ramdane Lasheb ont traité respectivement durant leur intervention du “Village Kabyle et cité grecque : citoyenneté active en question”, “Enjeux politiques de la citoyenneté” et “Le patrimoine culturel et citoyenneté”. 
Les auteurs et journalistes Jugurtha Abbou, Mustapha Benfodil et Lazhari Labter avaient parlé du Hirak qui, ont-ils affirmé, marque le renouveau de la citoyenneté en Algérie. “Un mouvement qui est aussi un véritable laboratoire citoyen qui n’en finit pas de nous étonner”, avait noté Mustapha Benfodil, alors que Lazhari Labter a évoqué le mouvement d’un peuple qui a fait irruption dans l’histoire pour reprendre le flambeau de novembre, de la Soummam et pour remettre dans son lit le fleuve détourné. 
Durant ces débats, il était encore question du journalisme en temps du Hirak. Animée par les journalistes et écrivain Kamel Daoud et Adlène Meddi, la rencontre, tenue au dernier jour du salon, avait donné lieu à un riche débat.
À ce sujet, Kamel Daoud s’est dit pratiquer un journalisme de proposition, de solution et de pousser à une réflexion. “J’essaye de concevoir la chronique comme une réflexion prospective sur nos erreurs et nos faiblesses”, a-t-il
expliqué, avant de céder la parole à Adlène Meddi qui avait parlé de l’impact de la crise politique, économique et sociale sur le métier de journaliste. 

Rendez-vous déjà pris pour la 7e édition
“Je vous promets de revenir encore et encore dans d'autres occasions pour maintenir en vie cet espace de liberté que nous offrons à tous ceux qui n'ont pas la parole ailleurs.” C’est en ces termes que le P/APC de Boudjima, Smaïl Boukheroub, avait salué les participants à la clôture du salon. “Nous allons encore perfectionner ce qu’on fait. Je suis un gestionnaire est un militant politique, mais j’essaye de passer la culture avant la démocratie. C’est bien de faire de la politique mais il faut aussi développer la culture. La démocratie ne peut pas réussir dans une société qui n’est pas cultivée”, a-t-il conclu, avant de donner rendez-vous pour la 7e édition.  Le Salon du livre de Boudjima s'est terminé aujourd'hui. On range les livres, les cartons et en route pour d'autres événements ! “Nous l'espérons”, a réagi de son côté Arezki Aït Larbi. “Avec l'arrêt des activités culturelles, le chamboulement de notre quotidien, ce salon a été une sorte de renaissance, un retour à la vie !”, a-t-il ajouté. “Je ne crois plus à la vertu des grands mouvements s’ils ne sont pas accompagner d’un travail de proximité. C’est comme ça, avec de tels événements, qu’on peut gagner et transformer ce pays”, a déclaré pour sa part l’écrivain Kamel Daoud. “Je suis venu d’Oran, tôt le matin, car ce genre d’événements m’enrichissent moi-même et me permettent de corriger ma façon de voir les choses”, a-t-il poursuivi.  La 6e édition du salon du livre Boudjima a été clôturée par un chant libre venu du cœur du Djurdjura par l’artiste interprète natif de Aïn El-Hammam, Azal Belkadi. Sa voix, qui renvoie aux chants traditionnels anciens, achewik et ahiha, a fait vibrer la salle de conférence. Boudjima est un beau moment de partage, d’échange, d’enrichissement et de gaîté.
 

Reportagé réalisé par : K. TIGHILT

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