L’Actualité Hosni Kitouni, Chercheur en histoire

"L’heure est venue d’écouter la voix de la raison et du patriotisme"

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Karim BENAMAR Publié 19 Mai 2021 à 10:02

© D.R
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Fin observateur de la scène politique et sociale algérienne, le chercheur en histoire, Hosni Kitouni, soutient que le mouvement insurrectionnel du 22 Février a élargi le champ d’expression et d’action politiques et culturelles.

Liberté : Vous avez été arrêté puis relâché par les services de sécurité, lors de la dernière marche hebdomadaire du Hirak, à Constantine. Quels ont été vos premiers sentiments après cette interpellation ? 
Hosni Kitouni :
Une étrange sensation. Je n’ai jamais imaginé que dans ma ville, dans mon pays, il puisse m’arriver une chose pareille, alors que je n’ai absolument rien fait de répréhensible. Je marchais simplement dans la rue. 
Une rue située exactement à 100 mètres de celle qui porte le nom de mon père : avenue Kitouni Abdelmalek, là où enfant, j’ai été témoin des rafles et des exactions de l’armée française, où j’ai vu comment on jetait nos frères dans les fourgons cellulaires. Et voilà que soixante années après l’indépendance, je suis raflé par la police de mon pays, sans motif, sur simple présomption de délit d’attroupement. Même si les policiers ont été d’une extrême correction à mon égard, cependant, rien ne peut justifier cette arrestation, d’autant plus qu’elle n’est fondée sur aucun motif légal. Voir, en outre, deux fillettes de 10 et 14 ans être raflées avec leur mère pour avoir eu le tort de se trouver sur les lieux présumés de la manifestation, cela m’a été insupportable et je ne pouvais rien faire pour m’y opposer.  

On a souvent critiqué la démission de l’élite dans l’accompagnement de ce qui se passe dans le pays. Quelle est la part de vérité ? 
Le terme élite est soit trop galvaudé au point de ne signifier plus rien, soit trop restrictif au point de ne pas embrasser des acteurs véritablement élitaires, mais qui échappent à la définition que nous donnons habituellement à ce terme. Il y a là un travail de clarification nécessaire, car l’élite n’est pas forcément synonyme de catégorie positivement utile au changement et au progrès.  Si par votre question, vous faites allusion aux acteurs politiques et culturels qui, par leur production de l’esprit, par leur action, leurs discours, ont une influence déterminante sur la conscience collective et la conduite des citoyens, qui contribuent à l’élaboration du savoir et nourrissent les débats de société par leurs contributions et leurs idées, cette élite-là n’est jamais homogène, elle se décompose selon les différences sociales et idéologiques qui traversent la société. On devrait donc parler des élites au pluriel plutôt que d’une élite. En outre, je crois que le Hirak a provoqué une grande décantation au sein des élites, ce qui a contraint  des intellectuels, des universitaires, des politiques à se rallier massivement au pouvoir en place et aux classes dominantes. Ce ralliement s’est fait en deux temps, dès le 22 Février 2019 et après la reprise du Hirak en 2021. Le cercle des ennemis du Hirak s’est élargi jusque et y compris parmi des “intellectuels progressistes” réputés pour leurs discours anti-impérialistes, modernistes, etc. Comme quoi, nul n’est prophète en son pays. Mais cette décantation a provoqué aussi des ralliements en sens inverse, puisqu’une partie des élites s’est retrouvée corps et biens au sein du Hirak. Des universitaires de renom, des écrivains, des journalistes, des avocats connus sont des hirakistes engagés. 
À ceux-là, il faut ajouter ceux que le Hirak a fait émerger et rendu visibles. Enfin, je pense que le Hirak a élargi le champ d’expression et d’action politiques et culturelles en faisant connaître des acteurs nouveaux, de jeunes créateurs, artistes, poètes, écrivains, journalistes, photographes, youtubeurs, influenceurs qui sont venus donner un souffle, des couleurs , des rythmes, de la poésie et une visibilité extraordinaires au Hirak. 
Ces acteurs font aussi partie des élites qui comptent et qui participent à ouvrir des chemins vers l’avenir. Ils s’expriment dans les trois langues de notre paysage culturel, n’ont  aucun complexe et surtout aucun fardeau du passé à porter.

Quel devrait être son rôle, selon vous ? 
Le Hirak a fait émerger, selon moi, une élite nouvelle par ses idées, par son comportement, par son éthique et par son engagement. Cette élite-là est parfaitement ancrée dans la société  et refuse obstinément de s’en détacher au risque de perdre son âme. Une sorte d’“intellectuels organiques” en formation qui accompagnent le mouvement citoyen et s’attachent à lui donner des perspectives théoriques, programmatiques, éthiques, etc. 
Or, cela ne peut se faire que dans un va-et-vient de la pensée, car toute pensée fondatrice est forcément sociale. Malheureusement, les espaces, les supports de communication, les médias dominants sont squattés par le pouvoir et ses élites. C’est terrible, mais c’est ainsi. La belle poésie, les bons débats, les belles œuvres sont condamnés à s’exprimer à travers les réseaux parallèles. 

La répression des manifestants a connu une escalade le week-end dernier, ciblant diverses catégories sociales. À quoi obéit, selon vous, cette logique à quelques jours des élections ?
La répression n’a pas connu une escalade, mais un changement de paradigme. Les techniques mises en œuvre le 14 mai relèvent d’une logique propre à l’État d’exception, quand la Constitution et les lois cessent d’être en vigueur pour laisser place à l’arbitraire absolu. Ceux qui ont décidé du mode opératoire de ce 14 mai  l’ont fait dans l’intention de briser le Hirak quel qu’en soit le prix. Ils ne s’embarrassent plus du formalisme juridique. De quoi s’agit-il ? On est passé de la répression des délits de rassemblement à la répression de la présomption de délit de rassemblement. 
Ce qui implique que tout individu se trouvant sur le lieu présumé de la manifestation, quel que soit le motif de sa présence, est présumé coupable et, par conséquent, arrêté ou violenté s’il résiste. De la sorte, on a cherché à étouffer dans l’œuf les manifestations en raflant très largement les potentiels manifestants et cela de manière précoce et sur une large échelle. Cette méthode répressive n’est applicable que sous un régime totalitaire (arrêter des gens sur une présomption de culpabilité). 
En outre, elle est désastreuse politiquement et catastrophique pour l’image du pouvoir. D’où, l’hypothèse qu’elle a été utilisée précisément pour parer à l’urgence de mettre fin précipitamment aux manifestations en vue des élections qui approchent. Toute la question est de savoir quelle réponse le génie populaire va-t-il lui apporter dans les semaines qui suivent ? 

Qu’est-ce qui empêche les autorités de prendre des mesures d’apaisement et d’amorcer un éventuel dialogue ?
Il faut souligner, pour répondre à votre question de manière succincte, que nous assistons pour la première fois depuis l’indépendance à une situation politique inhabituelle. Les forces en charge de la décision n’ont pas de scénario consensuel de sortie de crise dans un contexte marqué par l’absence d’une force arbitrale faisant l’unanimité autour d’elle. 
Cette fragilité au sommet de l’État est accentuée par un délitement général et une perte d’expertise qui rendent les choses encore plus complexes à dénouer. L’instabilité du personnel politique est à cet égard un révélateur de cette incapacité du pouvoir à trouver des solutions, et faute de se remettre en cause, il sacrifie les pseudo-responsables de ses échecs. Tout cela bien sûr dans l’opacité la plus totale. Voilà pourquoi le pouvoir n’a rien à offrir comme alternative, parce qu’il n’en a pas, et celle qu’il met en œuvre s’apparente à une fuite en avant. 
Cela ne dédouane guère le Hirak de la nécessité de proposer ses propres solutions dans l’espoir que les rapports de force vont bouger, et ils bougeront certainement si ceux qui ont en main le pouvoir de décision comprennent que l’heure est venue d’écouter la voix de la raison et du patriotisme.  

Comment voyez-vous l’évolution de la situation à la lumière des développements en cours ? 
J’ai l’impression que les gens qui nous gouvernent sont aveugles devant ce qui se passe depuis deux ans : le Hirak n’est pas une fièvre passagère ni une lubie d’enfants gâtés. C’est un mouvement qui exprime une crise profonde, multiforme et réelle qui vient de loin. Une crise qui résume parfaitement le mal profond de notre société : un régime politique en totale contradiction avec les besoins et les aspirations de notre société. 
La souveraineté du peuple, telle que portée par les hommes et les femmes de Novembre, demeure un but non atteint. Nul ne peut s’opposer à sa nécessaire réalisation, sinon par les moyens d’un autre âge, soit la répression bête et méchante. Or, l’expérience de notre peuple l’a précisément instruit, à travers les péripéties de son histoire, à toujours trouver les moyens pour s’opposer à ses oppresseurs et à les vaincre.

Entretien réalisé par : Karim Benamar

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