L’Actualité Safar-Zitoun Madani, Professeur de Sociologie à l’université de Bouzaréah

“La politique d’attribution arrange les filières de prédation”

  • Placeholder

Badreddine KHRIS Publié 18 Avril 2021 à 00:44

© D.R.
© D.R.

Dans cet entretien, le P r Safar-Zitoun Madani explique les raisons à l’origine des émeutes dites du logement. Il évoque ainsi la peur chez les citoyens de voir se tarir cette procédure d’attribution avec l’avènement de la crise financière qui a réduit les capacités d’offre de l’État.

Liberté : On assiste ces dernières années à une amplification de la protestation sociale liée à la distribution de logements sociaux à travers le pays qui vire parfois à la violence. Comment expliquez-vous l’éruption d’un tel phénomène ?
Safar-Zitoun Madani :
Ce que l’on appelle communément les “émeutes du logement” ne sont pas des formes nouvelles de violence urbaine. Ces dernières sont en quelque sorte structurelles, elles s’inscrivent dans la logique du fonctionnement rentier de l’ensemble de la société. Comme le disait un responsable, “chaque citoyen veut avoir à travers le logement sa part, qu’il considère légitime, de rente pétrolière”. 
Ce qui est nouveau, ce sont les diverses formes de violence, d’incivilités à l’intérieur des quartiers qui traduisent des situations de cohabitation explosives entre les différentes composantes des nouveaux grands ensembles d'habitat, c’est-à-dire la difficulté que vivent les nouveaux habitants de parvenir à un modus vivendi, à un vivre-ensemble harmonieux. Les expériences internationales montrent bien que ce phénomène n’est pas spécifique au pays. Chez nous, il trouve ses racines dans les modalités même de remplissage, de peuplement des quartiers qui rassemblent souvent des groupes hétérogènes du point de vue de leurs histoires et de leurs identités symboliques. 

Quelles sont, selon vous, les raisons qui ont favorisé la naissance de ce type de mouvements sociaux à travers tout le territoire national ? 
Parmi les causes de la recrudescence du phénomène, si recrudescence il y a, existe probablement la peur chez les citoyens de voir se tarir cette procédure de logement avec l’avènement de la crise financière qui a réduit les capacités d’offre de l’État. 
Il ne faut pas oublier que les populations mal logées ont structuré leurs attentes, leurs stratégies et leurs comportements par rapport à cette donne structurelle. Les populations mal logées, du moins celles qui sont considérées comme éligibles au logement et au relogement selon les termes mêmes de la doctrine de l’État, ne veulent pas être les victimes d’un “changement de cap”, d’un changement de politique en ce sens, qui risque de remettre en cause cet acquis social. 

Ériger une baraque de fortune pour espérer obtenir un logement social a été exploité de longues années durant comme moyen de pression exercée par les citoyens sur les responsables locaux. Ce qui a permis l’émergence de bidonvilles. Comment l’État peut-il résorber cette problématique ?   
Le remède est difficile à trouver dans les conditions actuelles de fonctionnement du système mis en place depuis des décennies. L’Algérie a, en effet, raté le tournant, la réforme de sa politique d’habitat quand elle avait les moyens financiers en mettant en place une politique d’aide non pas “à la pierre” comme on dit dans le jargon spécialisé, mais “d’aide à la personne”. 
Le fait de ne pas modifier les critères et les procédures d’accès à des aides personnalisées et directes, et le maintien du monopole de l’État comme constructeur et distributeur monopolistique de logements quasi gratuits n’ont fait qu’entretenir ce phénomène. Il ne faut pas oublier, en effet, que devant la lourdeur et la lenteur des procédures d’accès au logement par le biais de l’inscription sur les listes de demandeurs “normaux”, la filière “accès par la construction d’une baraque” s’avère la plus rapide, la plus efficace en termes d’investissement social. 
Il faut ajouter également qu’au sein même de l’État, le maintien de la politique de distribution de logements finis, vendables sur le marché après leur acquisition, arrange les filières de prédation de logements qui fonctionnent au sein de l’administration.

Le logement social est souvent utilisé par les pouvoirs publics comme un instrument électoraliste. Cela cache bien des enjeux à la fois politiques, sociaux et économiques. Partagez-vous cet avis ?
Les stratégies mises en œuvre dans le secteur de l’habitat ont toujours été inspirées par des raisonnements de type politique. L’accès à la propriété a été considéré pratiquement dans tous les pays du monde comme un levier de gouvernement et comme un enjeu électoraliste, mais aussi comme un moyen de “calmer les aigreurs et les revendications sociales”. Cependant, dans les autres pays, les bénéficiaires des largesses de l’État en ce sens sont embarqués dans des contraintes de remboursement de prêts bancaires et autres dépenses qui “individualisent” leurs comportements et réduisent de manière drastique, en quelque sorte, leurs capacités de “nuisance politique” collectives. Dans les conditions politiques que nous avons vécues ces dernières années et que nous vivons actuellement, il n’est pas certain qu’il y ait une relation de causalité entre bénéfice d’un logement et “sagesse” électorale. Il faut peut-être se méfier des raccourcis et des raisonnements faciles. Les choses sont beaucoup plus compliquées, dans la mesure où, une fois le logement distribué, les autorités ne “tiennent” plus les bénéficiaires en otage politique.

Le maintien d’un fort taux de non-recouvrement des loyers des logements distribués par l’État depuis plus de cinquante années s’inscrit-il, selon vous, dans cette même logique ?
L’évasion locative, le faible taux de recouvrement des loyers n’est pas quelque chose de nouveau. C’est une tare structurelle des politiques d’habitat qui se sont succédé depuis l’indépendance du pays. 
C’est l’une des rares constantes historiques dans notre pays, que l’on ne peut comprendre que si on interroge le pacte “patrimonial de la décolonisation” sur lequel a été construit le système rentier, le système de l’État providence à l’algérienne.

L’on a constaté un retour en force de l’État constructeur et distributeur de logements ces cinq dernières années. Quels sont, d’après vous, les motifs qui ont poussé les pouvoirs publics à maintenir une telle option ad vitam aeternam ?
Parce que tout simplement, l’option de changement de la politique de l’habitat et de distribution de logements nécessite des réformes douloureuses et politiquement difficiles à engager dans les conditions actuelles. Cette politique dispendieuse et très “populiste” est tellement ancrée dans les mentalités, les stratégies et habitus des Algériens, qu’il serait très risqué politiquement de la remettre en cause dans l’immédiat. 

Ne serait-il pas plus judicieux de soulager l’État de ce lourd fardeau qui engendre souvent des inégalités et des injustices dans la distribution de tous ces programmes de logements ?
En effet, on peut considérer que le pays, et non seulement les pouvoirs publics, doit “revoir sa copie” dans ce domaine. Mais ce ne sera pas une mince affaire. Il faudra réfléchir dans les années à venir à introduire plus de souplesse dans les procédures d’accès au logement. Cela peut commencer par le délestage progressif de l’État comme constructeur et distributeur dominant de logements, mais surtout par l’introduction de dispositifs qui permettront à de larges pans de la société, les jeunes ménages des catégories sociales moyennes et cultivées, qui ne sont pas bien servies dans ce système, et qui sont en situation de demande de décohabitation par rapport à leurs familles, d’accéder au logement locatif aidé, subventionné. 
Je pense qu’il ne faut pas avoir peur d’engager une révision radicale de la politique actuelle, en mettant tous les acteurs du système autour d’une table et orientant beaucoup plus résolument l’action de l’État vers le financement à la personne et non pas à la pierre.

Au lieu d’une répartition et d’une distribution équitable, c’est-à-dire attribuer le logement au plus méritant, les responsables locaux s’adonnent plutôt à des pratiques de détournement et au clientélisme provoquant ainsi l’ire des demandeurs qui vire de manière systématique vers la violence… 
Là aussi, faute de données et d’études précises et irréfutables sur ces questions de prédation, il faut se méfier des raisonnements faciles. Certes, tout le monde sait comment se passent les choses au niveau de la confection des listes d’attribution, mais on ne peut pas dire que la plupart des logements n’arrivent pas à leurs destinataires. Il existe certes des “glissements” préjudiciables à la réputation de transparence des dispositifs en place, mais peut-être à un degré moindre ces dernières années.

Ne serait-il pas temps pour que les décideurs revoient les dispositifs et autres mécanismes mis en place pour la distribution de ce bien immobilier qui ne concerne en plus qu’une couche sociale, à savoir la plus défavorisée ?
Effectivement, comme je le disais plus haut, il faut revoir complètement la copie. Si on veut que les couches de la population les plus dynamiques, les plus diplômées et les plus porteuses d’avenir, c’est-à-dire les jeunes ménages d’Algériens qui sortent de l’université et qui éprouvent énormément de difficultés à s’installer en famille indépendante s’engagent dans le nouveau processus de reconstruction de l’économie et de la société, il faut se donner les moyens d’une politique d’habitat courageuse, c’est-à-dire inclusive et moderne. 
On ne peut demander à de jeunes ménages de s’impliquer activement dans la construction d’un nouveau projet politique si on ne produit pas les conditions de leur affranchissement par rapport à la promiscuité résidentielle, par rapport donc à la tutelle et au contrôle tatillon de leurs parents. Le logement doit devenir un instrument de libération des énergies et non pas un élément de blocage du projet de vie et de peur de l’avenir.

Quelles sont, selon vous, les possibilités de sortie de crise et du cercle vicieux des émeutes récurrentes que le pays vit depuis plusieurs années ?
Comme la crise de l’habitat est une crise structurelle, qui articule des dimensions non seulement économiques et politiques, mais encore de lourdes pesanteurs sociales et symboliques, le chantier qu’il faudra ouvrir dans les années à venir ne pourra être parcellaire, sectoriel, au risque de passer à “côté de la plaque”. Il faudra trouver, et ce ne sera pas chose facile, un juste équilibre entre les attentes des populations, dans la diversité de leurs ressources et de leur poids dans la société et les moyens financiers chiches et comptés dont disposera le pays dans les années à venir.
Diversifier l’offre, mieux la calibrer, la rendre plus transparente, plus accessible et mieux cibler la demande sociale, et la traiter de manière dynamique et participative, tels sont les défis à résoudre à court et à moyen termes.

Entretien réalisé par : Badreddine KHRIS

 

  • Editorial Un air de "LIBERTÉ" s’en va

    Aujourd’hui, vous avez entre les mains le numéro 9050 de votre quotidien Liberté. C’est, malheureusement, le dernier. Après trente ans, Liberté disparaît du paysage médiatique algérien. Des milliers de foyers en seront privés, ainsi que les institutions dont les responsables avouent commencer la lecture par notre titre pour une simple raison ; c’est qu’il est différent des autres.

    • Placeholder

    Abrous OUTOUDERT Publié 14 Avril 2022 à 12:00

  • Chroniques DROIT DE REGARD Trajectoire d’un chroniqueur en… Liberté

    Pour cette édition de clôture, il m’a été demandé de revenir sur ma carrière de chroniqueur dans ce quotidien.

    • Placeholder

    Mustapha HAMMOUCHE Publié 14 Avril 2022 à 12:00