
L’Agence nationale pour la conservation de la nature est devenue, au fil des ans, un nid de corruption, de passe-droits et de népotisme, comme le note un rapport détaillé établi en 2019 par la Cour des comptes.
Près de 30 ans après sa création, l’Agence nationale pour la conservation de la nature (ANN) n’a pas dépassé le stade de sigle. Des responsables sont désignés pour la diriger, de l’argent est dépensé, mais les résultats restent pour le moins mitigés. Cet organisme, qui dépend du ministère de l’Agriculture, est devenu, au fil des ans, un nid de corruption, de passe-droits et de népotisme, comme le note un rapport détaillé établi en 2019 par la Cour des comptes.
Malgré la clarté de ce rapport, les responsables continuent de gérer quasiment de la même manière. Au bout de près d’une année d’enquête, au cours de laquelle des juges et conseillers de la Cour des comptes ont fait une immersion dans les locaux centenaires de l’ANN situés au sein du Jardin d’Essai du Hamma, les enquêteurs ont fait des découvertes étonnantes : une institution qui fonctionne sans directeur nommé depuis 2013, des détournements de fonds chiffrés en millions de dinars, des salariés qui travaillent avec de faux diplômes et un organigramme jamais mis en place.
Le rapport, remis aux autorités en novembre 2019 et dont nous détenons une copie , reste pour l’instant lettre morte. Créé en 1991 dans le but de “protéger la nature” à travers des programmes ciblant des espèces végétales et animales endémiques, cet établissement, qui a changé plusieurs fois de statut, pour devenir “établissement public à caractère scientifique”, ne dispose toujours pas d’organigramme.
Des postes de cadres supérieurs, de scientifiques et de chercheurs ne sont toujours pas pourvus. Cela est du ressort de sa tutelle, le ministère de l’Agriculture. Mais le pire est que, selon la Cour des comptes, l’ANN ne dispose pas de directeur général nommé, donc jouissant des avantages du poste, depuis 2013. Durant 7 ans, l’établissement est géré par des intérimaires, des cadres de l’administration qu’on désigne comme ordonnateur.
Puis, L. Azzi, seul directeur nommé de 2010 à 2013, a continué “à bénéficier du salaire et des avantages” du poste “jusqu’à 2017”, malgré sa mise à la retraite. C’est cette situation de vacance permanente qui explique, en partie, l’absence d’un directeur de plein exercice durant cette période.
Ce vide dans la direction a permis des dépassements inimaginables. Durant cette longue période, la direction de l’établissement ne tenait ni comptabilité ni ne semblait être regardante sur la dépense. L’organisme pataugeait dans un écrin de non-droit. Pour preuve, le magasin où devait être entreposé le matériel de l’entreprise était ouvert aux quatre vents.
Le rapport de la Cour des comptes raconte une situation chaotique des lieux : pas de registre d’inventaire ni de traçabilité des biens censés se trouver dans les entrepôts. Le document décrit le magasinier comme “incompétent”, un “ouvrier professionnel de première catégorie”. Cela n’a pas empêché son maintien à ce poste durant de longues années.
Des bons d’essence à profusion et un magasin sans inventaire
Toujours dans le registre des biens, le rapport de la Cour des comptes pointe l’absence de onze véhicules de l’entreprise, “abandonnés dans une fourrière”. Plus grave, deux véhicules de l’établissement, une Lada Niva et une Toyota 4x4, ont tout simplement disparu. La trace de la première voiture n’existe plus et la seconde a été “donnée à une entité extérieure”.
Puis, de 2010 à 2018, l’administration de l’établissement ne tenait pas de registre de bons d’essence. Durant toutes ces années au moins, personne ne pouvait savoir qui pouvait bénéficier des bons d’essence. Bizarrement, tous les responsables interrogés par les enquêteurs se rejettent la balle et concluent que ce sont les directeurs intérimaires qui s’occupaient des bons de carburant.
Des salariés nous ont raconté que la tâche de distribuer ces bons était dévolue à une assistante du DG. Ces dépassements s’étendent à la réparation des véhicules, puisque cette opération n’est pas documentée non plus. Si les pertes causées par ces dépassements ne sont pas quantifiées, la Cour des comptes a réussi à chiffrer les pertes de certaines transactions totalement illégales. Certaines opérations d’achat de matériel fictif sont énumérées dans le document. Ainsi, rien que durant l’exercice 2010 et 2011, plusieurs opérations d’achat totalisant un montant de 4,2 millions de dinars ont été enregistrées.
Commandé étrangement chez le même fournisseur (qui aurait des liens avec des responsables), ce matériel, essentiellement des équipements informatiques et électroniques, n’a jamais été réceptionné. Cela n’a pas empêché les responsables de l’établissement d’établir des ordres de virement au profit de la société. Sur la facture globale, un montant de 3 049 374 DA a été décaissé. Des procès-verbaux portant sur l’acquisition de matériel fictif ont été établis en 2014. Mais rien n’a été fait et les trois responsables censés apposer leurs signatures n’ont subi que la mise à la retraite. L’argent public est parti en fumée.
Fausses factures, faux diplômes…
Outre l’acquisition du matériel fictif, le rapport de la Cour des comptes a mis le doigt sur un autre moyen de dépenser de l’argent de manière fictive. En décembre 2017, l’ordonnateur de l’ANN a signé un contrat avec une école privée de formation professionnelle pour des séances de perfectionnement au profit du personnel. Une facture d’un montant de près de 400 000 DA a été rapidement débloquée par le gérant de cette époque, Mohamed Hamzaoui, au profit de l’opérateur. Mais la formation, qui devait toucher 20 employés durant un mois, n’a jamais eu lieu.
Dans les faits, un seul procès-verbal portant sur 6 employés a été rédigé pour une séance qui devait se dérouler en juillet 2018. Pis encore, la Cour des comptes a révélé qu’en réalité, seuls 17 salariés (sur 20 initialement) ont été inscrits, dont certains étaient en congé. Ils n’étaient donc même pas au courant de la formation !
D’autres dépassements, liés par exemple à des fournitures en équipements disponibles à Alger et acquis en dehors de la capitale — le nom d’un fournisseur revient avec insistance —, sont signalés. Mais d’autres anomalies sont difficiles à expliquer : c’est le cas de ce contrat portant sur la fourniture d’extincteurs avec un entrepreneur dont ce n’est pas l’activité ! Cette facture a coûté plus de 200 000 DA à l’établissement.
Elle s’ajoute à d’autres dépenses abusives liées, notamment, à des études mal faites, des frais de mission indus, des frais d’avocats et même des frais de mission à des personnes étrangères à l’organisme.
Si l’Agence nationale pour la préservation de la nature n’est toujours pas dotée de cadres supérieurs, certains parmi ceux qui font la pluie et le beau temps dans son administration travaillent avec de faux diplômes. Les enquêteurs ont épluché les dossiers de quatre d’entre eux. Ils ont découvert qu’ils travaillent avec de faux diplômes.
Cela concerne même un ancien directeur dont le dossier s’est égaré ! Alors que la loi est claire : ces fonctionnaires indélicats doivent être traduits devant la commission de discipline et licenciés, avec possibilité de les poursuivre en justice pour “faux et usage de faux”, la direction a décidé de regarder ailleurs. Cette mesure a commencé à être appliquée. Mais étrangement, elle a été stoppée net.
Mise sous pression, l’administration du ministère de l’Agriculture, représentée par le secrétaire général, a voulu mettre de l’ordre. Mais à la surprise générale, elle a décidé de remplacer l’ancienne directrice par l’ancien directeur de l’administration.
C’est ce dernier, Khaled Osmane, installé au début du mois de janvier, qui a répondu à nos questions. Entouré de trois directeurs et de deux représentants syndicaux, l’homme nous a ouvert les locaux de l’ANN. “Ce qui s’est passé ne m’intéresse pas. Je préfère regarder vers l’avenir”, une façon d’éluder les accusations contenues dans le rapport de la Cour des comptes.
Il admet une situation anormale “dans le passé”, mais préfère “faire confiance à la justice” qui serait en train d’enquêter, a-t-il indiqué. Devant notre insistance sur des faits aussi graves que l’emploi de personnes ayant introduit de faux diplômes, le directeur, qui dit avoir 20 ans dans la boîte, s’est montré expéditif. “Tout cela est réglé”, a-t-il indiqué, avec un sourire gêné. “Nous avons répondu à tous les points dans un courrier adressé à la Cour des comptes”, se défend-il.
Pourtant, la réalité dit le contraire. Deux des fausses techniciennes, dont les noms sont cités dans le rapport de la Cour des comptes, ont été réhabilitées, avec tous leurs droits, à leurs postes d’origine ! Pis encore, dans un article de presse, l’une d’elles a menacé de déposer plainte pour “diffamation”, arguant le fait que des pièces manquaient dans son dossier.
En attendant d’avoir un “vrai directeur” nommé en tant que tel, l’Agence nationale pour la protection de la nature a bénéficié, pour la première fois, d’un “vrai projet”. Il s’agit de celui portant protection de la gazelle, installé à Bérézina, à El-Bayadh. “Le projet va débuter en mars”, promet Khaled Osmane. En attendant, il peut compter sur une nouvelle dotation de 230 millions de dinars comme budget de fonctionnement pour l’année en cours.
Par : ALI BOUKHLEF