L’Actualité Karim KHALED, sociologue de l’Éducation et de la migration

“Plus 25% des étudiants désirent émigrer”

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Karim BENAMAR Publié 03 Novembre 2021 à 11:12

© Archives Liberté
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“Symboliquement, vouloir poursuivre leurs études ailleurs est un acte d’épanouissement personnel et socioprofessionnel, pour reproduire ou renforcer le capital symbolique des familles en pleine concurrence sociale.”

Liberté : Certains parmi les meilleurs bacheliers de cette année ont fait le choix de poursuivre leurs études à l’étranger. Quel commentaire cela vous inspire-t-il ?

Karim Khaled : Vouloir faire des parcours scolaires à l’étranger n’est pas nouveau en Algérie. Il s’agit des stratégies d’investissement scolaire bien réfléchies par les familles algériennes. C’est une vieille tradition qui alimente les prédispositions migratoires des Algériens. Ce désir de faire des études à l’étranger est rendu visible par son ampleur ces dernières années. Certaines personnes ont agi de la même façon quant à cette question, puisqu’elles ont déjà investi ce créneau depuis longtemps. Symboliquement, vouloir poursuivre leurs études ailleurs pour ces trois bacheliers est un acte d’épanouissement personnel et socioprofessionnel, pour reproduire ou renforcer le capital symbolique (prestiges, capital économique, culturel…) des familles en pleine concurrence sociale. Ainsi, des inégalités et des fractures sociales aiguës naissent pour générer des frustrations profondes chez d’autres catégories de jeunes issus de milieux défavorisés qui, eux-aussi, ont seulement les voies de la harga, après avoir supporté une dose de hogra, cette violence symbolique interne qui ne peut être surpassée, dans les représentations de ces jeunes, que par une confirmation de soi en prenant le risque, comme rituel de passage à l’âge adulte, par des traversées de la mort. Du coup, l’émigration des jeunes doit être prise dans sa complexité. Il s’agit d’un phénomène social total.

Pourquoi partent-ils ? 

Vous avez des facteurs endogènes et exogènes liés systémiquement, car on ne peut comprendre le phénomène de cette migration estudiantine sans comprendre, à la fois, les conditions d’émigration et d’immigration. Actuellement, le marché international des compétences, qui est au profit des puissances économiques et politiques, profite de la faiblesse et même de la marginalisation caractérisée de la matière grise dans des pays du Sud qui n’ont pas encore réglé politiquement la construction de l’État de droit. Durant cette attente politique, de nombreux problèmes naissent et se juxtaposent, dont les déséquilibres entre les outputs du système de formation (université, formation professionnelle…) et le marché du travail. En apparence, comme le souhaitent vivement les reproducteurs des savoirs sur commande et les doxosophes, cette relation n’explique pas la complexité du phénomène. Il s'agit d’un mouvement social qui a comme essence et substance la recherche de l’épanouissement personnel et social. Ce mouvement a pris corps dans la société sous forme de mémoires migratoires transgénérationnelles. Des mémoires peu élaborées, restées à leur “état naturel”, causées, entre autres, par la marginalisation pathologique, et dans d’autres situations, bien réfléchies, des sciences sociales qui sont censées produire de la haute connaissance et du sens dans une société comme la nôtre.

Le phénomène de migration des étudiants se massifie. Pourquoi l’Algérie peine-t-elle à retenir sa matière grise ?

Une récente étude sur des jeunes Algériens nous montre que plus de 25% des étudiants désirent émigrer. Ce qui n’est pas étonnant ! Cette situation ne peut que confirmer ce que je qualifie d’habitus migratoires, c’est-à-dire avoir des prédispositions socialement acquises pour l’émigration, qui structurent toujours ce que j’appelle les foyers migratoires dormants. Dans l’état actuel des choses, notamment avec les mutations sociales dans les familles algériennes, la crise anomique du système d’enseignement et l’absence de perspectives et d’alternatives fiables, largement inclusives et citoyennes donnant espoir aux jeunes, la structure de ces foyers migratoires dormants ne peut que malheureusement s’élargir.  

Quel est le coût de cet exode ?

Je pense qu’il faut nuancer entre deux types de coût ; premièrement, celui qui est apparent, les budgets alloués à l’éducation et à l’enseignement supérieur, et à la formation professionnelle. Des budgets colossaux investis tout au cours des parcours scolaires, qui se terminent globalement par des pertes sèches, puisque des milliers de ces jeunes partent. Récemment, un collègue du Cread nous a donné le pourcentage de 40% de psychiatres qui s’installent en France. Peut-on imaginer le coût de cette formation depuis sa scolarisation au primaire ? Deuxièmement, il s’agit des coûts sociaux qui ont coûté très cher à l’Algérie ; la crise de la reproduction/production de la matière grise qui a mis l’Algérie dans une posture de ruptures générationnelles où la transmission des savoirs était impossible, donc, une dépendance épistémique et technologique aiguë. Juste l’exemple des années 90, dont des milliers d’intellectuels universitaires, avocats, cadres, dramaturges, écrivains, journalistes, médecins… ont été mis dans une dualité infernale : l’exil ou la mort. Cette époque que j’ai qualifiée de ruptures inachevées, d’où le phonème de l’émigration intellectuelle qui a pris un caractère structurel. C’est ce deuxième coût, invisible à la mesure, qui a transformé l’émigration algérienne en un syndrome transgénérationnel.

 

Propos recueillis par :  Karim Benamar

 

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